Dominique Quélen : "Quand j’écris, la matérialité des choses et leur réalité dans le langage ne sont jamais séparées, l’une entraînant l’autre"
- Emmanuèle Jawad
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Après Enoncés-types, Basses contraintes, Avers, Revers et près d’une trentaine de livres de poésie dont plus récemment Poésie des familles et Fiction tombeau / Ma phrase, Dominique Quélen fait paraître Matière (Flammarion).
A l’occasion de cette parution, entretien avec Dominique Quélen.
Matière se compose de 8 sections et s’agence régulièrement sur la page en deux parties de prose donnant ainsi un aspect symétrique à l’agencement du texte poétique. La troisième section du volume se fonde seule sur une autre structure formelle. Cette répartition régulière du texte sur la page en deux énoncés distincts, selon un format identique, apparait déjà dans des volumes précédents (Enoncés-types, Revers…). Ce dernier volume participe-t-il d’un cycle d’écriture ? Comment se structure précisément Matière ? Quels rapports entretient le travail d’écriture avec les contraintes ?
Par une incapacité que j’ai peut-être à les finir, ou une difficulté, mes livres forment souvent des cycles. Parfois ceux-ci dérivent, évoluent, soit que le projet se prolonge au cours de sa réalisation (Basses contraintes ne devait pas être continué par Avers et Revers, mais les deux séries de cent poèmes en sont devenues six), ou à l’inverse qu’il s’abrège ou soit détourné, comme pour Matière qui reprend Une quantité discrète et devait être suivi d’un troisième volume que n’est pas Fiction tombeau puisqu’il a entre-temps été apparié à Ma phrase. Le dispositif perd de son sens, une déviation permette de relancer autrement les dés. Il se produit une sorte de clinamen. La 3ème partie de Matière, où les textes « débordent », en est un – mais qui trouve sa propre régularité en parallèle avec la 3ème d’Une quantité discrète dont les textes disposés deux à deux occupent à peu près complètement l’espace des pages.
Depuis Petites formes, en 2003, qui a été mon premier livre pensé comme tel, j’ai souvent lié l’unité du volume à une certaine uniformité des poèmes, qui comporte cependant toujours quelques défauts, quelques entailles. Dans Matière, cinq des huit parties sont constituées de textes de 555 signes, à quoi peuvent s’ajouter quelques contraintes annexes, comme pour les poèmes en une phrase de « Frère à l’épaule » par exemple. À la 3ème partie la contrainte est dans les titres : des dodécasyllabes. La 6ème lui répond par symétrie : « Deux fois douze douzains de dodécasyllabes, mis en prose ». Dans la 7ème ce sont des triples sizains d’octosyllabes, forme proche des doubles sizains de Fiction tombeau.
Le livre est structuré en miroir, comme Une quantité discrète. Dans celui-ci, à la première partie, « Sonnets faciles », répond la dernière, « Chant équarri », qui en réécrit les sonnets à partir de leur évidement. Écho sans doute, sans que j’y aie pensé alors, à ces mots de Claude Royet-Journoud : « quand je vois là-bas l’équarrisseur travailler sa bête et la massacrer [...] je pense qu’au fond je fais un travail qui est à peu près équivalent […]. Il y a un peu de ce massacre dans le passage de la prose au vers » (« Conversation du 8 février 1982 », in Emmanuel Hocquard, Un privé à Tanger).
À la première partie de Matière, « Écrire petit » et son double sens, répond la dernière : l’exergue en est tiré de Douze petits écrits, premiers poèmes de Ponge publiés en volume. L’effet de boucle se redouble de ce que la transparente paronymie de son titre, « Le langeage », est un emboîtement de mots comme le poème « Dans le fleuve... » de la première, par un jeu enfantin, en présente toute une série.
Quant aux contraintes, si elles me sont nécessaires c’est en amont. Elles sont assez réduites en nombre, rarement complexes dans leur application. Et il se peut très bien que j’oublie ensuite avoir employé telle ou telle. J’efface tout, par exemple en mettant en prose ce qui a été écrit en vers, comme on retire l’échafaudage à la fin d’un chantier. Il s’agit en fait moins de contraintes que de cadres et de règles délimitant un langage à l’intérieur du langage, en même temps que l’espace d’un langage dans l’espace commun. Quelque chose comme un lieu propre se trouve ainsi créé par le biais d’un détail, d’un petit réglage technique.
Frère à l’épaule est le titre de la seconde section du livre. Le texte poétique se déploie avec la figure du frère disparu, dans une réflexivité du poème, « comme son propre frère dans le langage », y associant étroitement les « opérations de langage » et le réel. « Ce qui est perdu dans le réel est perdu dans la langue » (p.51). Le corps traverse dans sa segmentation les plis et replis de la phrase. Des processus, dans le travail d’écriture, sont remarquablement mis en œuvre qui semblent à la fois lier éléments de langue, aspects réflexifs, parties du corps. « Tous les embranchements du corps se ressemblent et sont faits d’une même matière » (p.57) La matière poétique se rapporte-t-elle indissociablement à cette question du corps ?
Ce frère à l’épaule est une figure ambivalente. Elle contient l’idée d’assistance et de soutien, mais elle provient aussi, dans la représentation que je m’en fais, de celle du Dicôlon, ce personnage du théâtre populaire grec repris par Yannis Kiourtsakis, qui porte à jamais sur son dos le corps de son frère. Peut-être même est-ce une tournure inachevée à laquelle manquerait un adjectif. Le frère à l’épaule, avec cette syntaxe économe, c’est aussi le signe du corps déréglé, dysfonctionnant, asymétrique, incomplet, qui est ou n’est pas le mien, ou, ici, celui de mon frère : lequel des deux est à l’épaule de l’autre ? La langue venant à manquer ou étant empêchée, le corps – ou sa désignation dans la langue – devient par défaut le principal accès au monde. Philippe Rahmy écrit dans Demeure le corps, pour les raisons hélas que l’on sait : « le corps est l’orifice naturel du malheur ». Il y a dans ce naturel quelque chose de frappant, qui ajoute encore au malheur.
Ce n’est pas seulement que tout est lié : les choses sont les unes dans les autres (j’aime cette idée d’emboîtement, d’objets gigognes (que manifestent aussi les parenthèses emboîtées de Fiction tombeau (elles ne sont pas seulement une référence à Raymond Roussel))). Sans doute en résulte-t-il de l’obscurité là où ce n’est pas nécessaire. Mais s’il n’est pas rare qu’on dise de mon écriture qu’elle est obscure (et c’est une critique à peine ou pas du tout voilée), elle ne l’est jamais par volonté de l’être, et même, il me semble qu’elle ne l’est pas, qu’il ne s’agit que d’un défaut momentané d’accommodation dans la lecture, comme je peux en éprouver d’équivalents dans l’écriture. Mais je me trompe peut-être.
Le corps incomplet que j’évoquais, c’est aussi celui du livre qui s’écrit. Le triptyque que devaient constituer Une quantité discrète, Matière et un dernier volume finalement non écrit, aurait comporté vingt-quatre (trois fois huit) séries de vingt-quatre poèmes chacune. Que j’aie préféré ne pas mener ce projet à son terme n’est pas gênant. Une vie, même interrompue prématurément, est par la force des choses la totalité d’une vie vécue, tout comme une ruine demeure une construction, peut être à un moment la totalité de la construction existante, constituer par elle-même cette totalité, avec ses « symétries imparfaites à divers degrés d’achèvement » (5ème partie). Matière clôt un diptyque au lieu d’être le volet central d’un triptyque. Pour citer Lévi-Strauss, les « moyens du bord » avec lesquels est censé faire le bricoleur sont par définition finis mais incomplets. Je bricole. J’aurai bricolé.
Une des sections du livre reprend dans son titre ses éléments formels. Ainsi Deux fois douze douzains de dodécasyllabes, mis en prose, pour la section 6. Quelle est la démarche de façon générale dans ce passage du vers à la prose ?
Dans Poésie des familles je cite brièvement une anecdote à propos de Cendrars que rapporte Adrienne Monnier dans Rue de l’Odéon : « Revenant de la guerre, sans le sou, il avait été porter au Mercure un poème qu’on avait accepté. Il demanda qu’on lui fît une petite avance. Mais, lui répondit-on, les poèmes ne sont jamais payés au Mercure. Eh bien, répondit-il, foutez-le en prose et donnez-moi cent sous. » Outre l’énergie de sa réponse et la désinvolture avec laquelle il paraît traiter sa poésie, j’y vois présenté sous un jour nouveau le rapport entre prose et vers – question débattue depuis une paire de siècles. Si l’on met en prose, littéralement, sans rien y ôter ni ajouter, un poème écrit en vers avec les contraintes du vers, quelles qu’elles soient, on commet un acte de vandalisme qui abîme ou dénature l’objet premier, mais ce faisant on transporte de cet objet dans celui qu’on obtient des caractères qui, venant se heurter à une forme nouvelle comme lorsqu’on fait entre un carré dans un rond, y créent par endroits une boiterie qui est précisément ce que je recherche. C’est aussi une forme de désaffublage.
J’obtiens par là une sorte de fausse prose en ceci qu’elle découle, dans sa forme, de son régime d’écriture. Écrire en vers, ou plutôt en pseudo-vers, par exemple des dodécasyllabes et non des alexandrins, m’oblige à un rythme qui n’aurait pas été le même si j’avais écrit directement en prose. Je dois m’arrêter, rompre et interrompre ; ne pas faire non plus coïncider syntaxe et métrique. Cela n’a rien en soi d’intéressant ni d’original, la disjonction entre les deux remonte comme on sait à la dislocation du grand niais d’alexandrin, puis au travail des horribles travailleurs de la 2nde moitié du XIXème siècle. Mais la question s’est récemment déplacée avec les récits et romans en vers qui en viennent à former un véritable genre. À l’inverse, la mise en prose se retrouve aussi chez de jeunes poètes : dans Space, Gabriel Gauthier a déversifié des poèmes demeurés inédits sous leur première forme, pour en faire des paragraphes. P(o)rosité de l’un vers l’autre…
Écrivant ceci, je tombe, dans Les temps qui restent, sur un récent article de Pierre Vinclair où il explique avoir, avec certains poèmes d’Œuvres liquides, cherché à « taquiner la prose : la longueur de ces vers ne dépend pas du nombre de syllabes (comme dans la prosodie classique) mais d’une marge invisible, arbitrairement placée, de sorte que l’on ne puisse pas savoir si l’on a affaire à des vers ou à une prose justifiée à gauche ». Cet espace indécidable m’intéresse pour l’indécidabilité qu’il contient.
Peut-on parler d’une matière poétique réflexive ?
Sans doute, mais sans que pour moi ce caractère réflexif ou autotélique devenu courant soit distinct des autres effets de sens du poème. Il participe de son élaboration, il s’inscrit dans sa trame mais n’est pas une fin en soi, faute de quoi il le thématiserait et je me mettrais à écrire des poèmes sur, alors qu’ils me semblent toujours être sous, ou à côté, ou partant dans (ou venant de) plusieurs directions à la fois. Du moins c’est ce à quoi je tends. Ainsi la dernière partie de Matière vient après « Ta matière » mais ses poèmes ne comportent ni je ni tu, comme s’ils revêtaient un caractère plus général, celui qu’annonce son titre. En même temps, la paronymie, « le langeage », nous fait reculer vers un temps antérieur en langage, celui du petit enfant. C’est en un seul mot, par un effet proche de l’énantiosémie, le langage et son absence.
Le texte poétique en prose se déploie dans une continuité donnant paradoxalement certains aspects d’une discontinuité. Ainsi plis et replis des propositions, d’un monde organique tourné à la fois vers l’intériorité et l’extériorité, dans l’entremêlement des mondes et des passages (d’un corps vers un autre, d’un objet à l’autre, par des « opérations de langage »). Comment s’effectue le travail d’écriture dans ces rapports singuliers à cette discontinuité formelle ? De quelle façon s’imbriquent-ils avec cette réversibilité des passages, vers l’intérieur / l’extérieur ?
Quand j’écris, la matérialité des choses et leur réalité dans le langage ne sont jamais séparées, l’une entraînant l’autre. Dans la première partie, « le vocabulaire attendait de profiter dans ta bouche » fait ainsi référence à l’accession au langage, à la sortie progressive de l’enfance, tout autant qu’au corps physique, la bouche est à la fois la cavité à quoi est liée la vie dans son principe et sa fragilité, et le lieu de la parole – d’où la citation de Pascale Petit : « Apprenez à économiser votre air, à maîtriser votre souffle. Si vous respirez en ouvrant la bouche, dites quelque chose. » Je songe aux derniers mots de Spicer : « c’est mon vocabulaire qui m’a fait ça ». Les « opérations de langage » agissent autant sur le vivant que le ferait une opération médicale, et sur l’espace du poème une opération mathématique. C’est ensemble que, dans un poème de la 7ème partie, « les règles de la langue et du vivant » peuvent être enfreintes, sans désir particulier d’invention.
« Quelqu’un où je suis met tes mots dans ma bouche une fois nettoyée des miens » (6ème partie) : avec Matière je parle pour quelqu’un mais l’opération est plus ambiguë qu’un relais par-delà la mort puisque je m’adresse à en même temps que je parle pour. Qui parle est à la fois le lieu où il parle (« quelqu’un où »), Je ressens fortement, en écrivant mais aussi « dans la vie », cette présence de la bouche en même temps que son infirmité dès qu’un mot est en formation, comme on le dit d’un trou, et dans le jeu des fluides corporels la salive, ce qui cherche à sortir du corps et en est l’expression (Poésie des familles commence ainsi : « Abcéder (ou dégénérer en abcès), se cracher à la figure, être là, sont autant de façons d’apprendre à écrire. »). Les différents états de la matière coexistent, dehors et dedans s’inversent, de l’eau forme un étui, etc. Tout a un équivalent ou en est un plutôt que la chose même. Les réalités sont poreuses les unes aux autres comme le sont vers et prose. De même, le passage d’un temps grammatical à un autre au sein d’un poème n’est pas régi par les strictes lois de la grammaire ou de la logique, ni, pour la raison énoncée plus haut, le passage d’un pronom personnel à un autre. Comme si, par ces énallages, le poème était, le temps de son écriture, un paquet de linge où seraient mêlés le sale et le propre et où doit s’établir un équilibre selon le régime duquel les choses sont pour ainsi dire à demi.
Les temporalités singulières mises en œuvre dans Matière semblent participer de cette discontinuité évoquée précédemment. « On ne sait pas ce que c’est, puis on le sait, les faits sont contemporains des souvenirs, ils peuvent se dérouler à nouveau » (p.65). Comment les éléments des poèmes dans Matière intègrent-ils ces différentes temporalités ?
L’espace et le temps sont compressés, et une certaine logique avec eux. Cela tient peut-être à la relative brièveté des poèmes et à leur caractère ramassé, mais aussi à la teinture sinon à la tonalité élégiaque de certains, qui tient elle-même, évidemment, à ce que la figure de mon frère y occupe une place centrale. Ce n’est pourtant pas une tentative biographique, ou alors celle-ci ne peut être qu’un point de départ, n’ayant de sens et d’intérêt que si l’on s’en abstrait. Il s’agit plutôt de dire, comme l’écrit Perec dans La Vie mode d’emploi, “ce qui reste quand il ne reste rien”.
Je devais partir de « l’étrange chose que c’est d’avoir un âge » (Cécile Mainardi, que je cite), de ne pouvoir être sans être ce qu’on est au moment où on l’est, faisant du présent non le temps dans lequel on vit constamment, mais quelque chose qui nous colle et se rappelle sans cesse à nous, transformant ce que nous avons – un âge – en ce que nous sommes. Lorsque cet âge se trouve avoir été fixé à jamais, ne serait-ce que par la mort, au détriment de tout autre ultérieur, tout finit par s’y résumer, c’est-à-dire que le poème tourne autour de son objet (au sens de sujet, mais aussi de l’objet qu’il forme lui-même) d’une façon cyclique qui diffère de la temporalité rectiligne par laquelle nous appréhendons d’habitude le passage du temps. Ou bien encore c’est la notion même de temps qui disparaît. Il me semble que ces blocs de prose – qu’elle soit « naturelle » ou contrainte par son origine versifiée – sont chacun, plus qu’un temps qui se déroule, un espace qui s’élabore. Ils présentent des états du langage et du corps plus que des épisodes, des anecdotes ou des accidents, lesquels ne sont d’ailleurs pas tirés tels quels de la réalité mais modifiés, simplifiés, réduits à des motifs comme on en trouve communément dans les rêves ou les contes. Pour cette raison, je peux ne pas les avoir écrits linéairement mais en en ayant placé et déplacé les éléments comme les organes et les parties d’un corps, ou, pour reprendre l’image de la peinture, des formes et des couleurs sur une toile, jusqu’à obtenir là aussi un équilibre qui, dans les deux sens du terme, se mesure à sa viabilité. Au moment où je dis cela me vient à l’esprit ce qu’écrit Michelle Grangaud dans ses Poèmes fondus : « Dans un poème, comme dans un organisme vivant, chaque élément communique avec tous les autres, quelles que soient les positions respectives. » On pourrait dire que chaque poème forme à lui tout seul un livre, voire un cycle, en réduction.

Dominique Quélen, Matière, éditions Flammarion, collection "Poésie", octobre 2025, 134 pages, 18 euros




