top of page
  • Photo du rédacteurSimona Crippa

Duras, notre contemporaine




110 ans de la naissance de Marguerite Duras. Un siècle et des poussières. Et plusieurs générations d’écrivain.es côtoyé.es, touché.es et/ou influencé.es. De son vivant, la notoriété de la romancière, dramaturge, scénariste, cinéaste, journaliste n’a fait que croitre. Si bien que fétichisée par certains lecteurs, elle en a découragé d’autres pour qui l’œuvre restait obscure, trop intellectuelle ou emplie de tics de langages, souvent tournés en dérision avec une hostilité farouche masquant un masculinisme qui ne disait pas son nom.

Duras adulée mais aucunement consensuelle, elle déclenche encore aujourd’hui les mêmes attitudes rebutantes. Sur le plateau de « La Grande Librairie » du 25 mai 2017, alors présentée par François Busnel, Philippe Besson défend le livre qui a suscité son désir d’écriture : L’Amant. Il en parle avec enthousiasme mais doit montrer un certain irrespect pour être écouté, Duras devient « MagDu ». On rit. La dernière page du récit est parodiée par la lecture qu’en fait Busnel, le bêtisier de Desproges revient. On rit. Une détractrice, Cécile Coulon, se rebiffe : « quel ennui ! », « autant lire Nabokov ! » ; on renvoie à un « Bouillon de Culture » où Fabrice Luchini met en scène son mépris ringard. On rit… Besson tient bon, Michel Quint et Philippe Delerm vont dans son sens. On finit tout de même par sauver « MagDu ». On lit enfin avec sérieux la dernière page de L’Amant.

Sauvée parce que : Duras toujours et encore. Surtout et avant tout parce que la musique de ses phrases résonne tant aujourd’hui, les titres de ses livres et de ses articles reviennent telles des ritournelles : « Sublime, forcément sublime », « Tu me tues, tu me fais du bien », « India Song », « Hiroshima mon amour » « Moderato cantabile »… Parce qu’il existe indéniablement un effet Duras qui est l’effet de réel de la littérature contemporaine où l’on retrouve des faits stylistiques typiquement durassiens, comme les présentatifs lus d’abord dans son œuvre : « C’est Cholen. C’est à l’opposé des boulevards » (L’Amant, p. 46), « C’est l’Italie. C’est Rome. C’est un hall d’hôtel. C’est le soir. » (Écrire, p. 85) ; comme l’utilisation des verbes de locution devenus paradigme chez elle, comme l’emploi de la parataxe, comme l’autofiction devenue légion. Parce que Duras a inventé une prose poétique rythmée d’hyperboles, d’insistances, de ressassements, d’ellipses et de silences qui ont creusé le lit du langage poétique actuel. Sa musica refusant de se plier à la rhétorique du vouloir bien dire a su créer une nouvelle langue qu’elle nommera dans les années 1980 « écriture courante », une écriture qui « court sur la crête des mots » (L’Inconnue de la rue Catinat, p. 92), une écriture-mer qui dit la vague impétueuse et traduit l’impatience de s’exprimer, langue faite d’intention orale, de pensée et d’imagination créatrices.

Rêve d’oubli, la langue de Duras rumine le « mot-trou » qui manque à Lol V. Stein pour signifier l’impouvoir du langage et l’échec du verbe. Si Alissa appelle formellement à la destruction de la parole : « Détruire, dit-elle », nombre de ses personnages s’interrogent sur la vacance des mots : le vice-consul, Anne Marie Stretter, Emily L., Ernesto, la reine de la Samarie. Car place est faite au vide et au silence puisque, même dans un livre qui porte un titre évoquant l’absolu, L’Amour, « le voyageur » ne sait pas ce qu’amour veut dire : « L’immobilité́ éclate, la bouche s’ouvre, aucun son ne sort, il fait encore l’effort de parler, n’y arrive pas. » (L’Amour, p. 67).

Interroger sans cesse l’écriture, voilà la folie de Duras qui a su créer le mythe de l’écrit en réinvestissant la voix d’Orphée charmant dieux, animaux, fleuves et rochers complice pourtant d’arrêt de mort. On s’accorde souvent à déceler de la magie dans son œuvre qui suscite des émotions profondes, empreinte d’hybris tragique et de carmen prélittéraire : qui n’a pas lu La Mort du jeune aviateur anglais ou Césarée comme des épitaphes funéraires ? La force de cette parole tient en effet à la capacité de l’autrice à effacer les frontières, explorer ainsi l’écrit par tous les moyens de dire et de faire de la littérature. Extension infinie du langage qui se nourrit de la mémoire du réel et de la fiction.  Créer et remémorer, comme l’infatigable aède, première voix des temps qui rapporte l’Histoire. C’est ainsi d’ailleurs que l’autrice traverse les époques. De la sienne elle en rapporte les bouleversements et les scandales de la guerre, des camps d’exterminations, de la colonisation, de la destruction atomique. De son vécu, elle en a fait la matière de ses livres « Ma vie est écrite… Ma vie écrit » confi-t-elle lors d’un entretien sur France Inter en 1991. 

Elle n’est pas Nouvelle Romancière mais romancière du nouveau. Toujours et volontairement provocatrice, c’est en confiant la parole à une femme banale, sans identité certaine, passagère d’un camion, qu’elle popularise le langage le livrant à tout le monde. Duras, la première des transfuges, offre à la collectivité de ceux qu’elle nomme les « déclassés » (« Un acte contre tour pouvoir, p. 48-58), tels les incomptés rancériens, la possibilité de s’exprimer. Ses lecteurs les ont déjà entendus parler : ce sont les deux ders des ders du Square, la bonne et le voyageur du commerce rêvant à une réalité autre que la leur, faite de riens ; ce sont la concierge et le balayeur qui dans Madame Dodin tournent en dérision le langage si bourgeois des intellectuels marxistes insensibles dans les faits à leur condition prolétaire ; c’est la mendiante qui livre son chant de souffrance dans un pays colonisé et livré aux blancs ; c’est Ernesto, enfant d’immigrés de La Pluie d’été, qui accède à un nouveau savoir sans passer par l’école, proche du divin, si proche du savoir des invisibles, ouvert sur une aurore possible.

Rarement écrivain aura su donner aux gens du peuple une place aussi importante, peignant avec la même intensité la Reine de la Samarie et la femme du peuple. Forces tragiques et démocratiques se croisent sans cesse chez elle. Toujours à l’œuvre dans notre époque. Duras, épique, oserai-je écrire. « Duras comme personne », réitère si justement Mireille Calle-Gruber.

Duras, notre contemporaine, est le titre du dossier qui ouvre la nouvelle semaine de Collateral. La part belle est faite aux témoignages d’écrivaines et écrivains qui, nombreux.ses et genereux.ses, nous diront si Duras peut encore s’inscrire dans le discours de notre présent.  

 

 

Posts similaires

Voir tout
bottom of page