Désir(s) de théâtre : de la famille aux tréteaux (La Lettre de Milo Rau)
- Delphine Edy
- 22 juil.
- 5 min de lecture

Alors que l’on grimpe une allée sinueuse et qu’on découvre au fil de nos pas le magnifique château d’Aramon où est donné ce 11 juillet 2025 le spectacle de Milo Rau, on se prend à repenser à ce que fut le théâtre il y a longtemps, un théâtre de forains qui dressait ses tréteaux sur les places des villes et des villages. On y donnait des farces, avant que Molière ne s’empare du genre et lui donne ses lettres de noblesses… Lorsqu’on s’installe dans la cour du château, où environ 200 chaises ont été alignées, le podium en bois, monté au flanc des murs, confirme la sensation initiale : le théâtre de ce soir est un théâtre de tréteaux. C’est le projet de la pièce itinérante voulue par le Festival d’Avignon depuis plus de dix ans : proposer des pièces aux dispositifs techniques légers capables de rompre l’isolement des publics n’ayant que peu ou pas accès à la culture.
Que Tiago Rodrigues ait proposé à Milo Rau, directeur des Festwochen de Vienne de s’en emparer, n’est pas anecdotique : Milo Rau produit des spectacles en partant du réel. Son travail artistique, reconnu comme subversif et radical, vise à rejouer l’histoire (que ce soit l’Histoire avec un grand H ou celle des faits divers), à l’écrire, et à la mettre en mouvement, en acte. Sa méthode, le reenactment, interroge notre rapport au réel en le recréant : Milo Rau réfute l’idée de documentaire et cherche à « créer une disposition à l’imaginaire collectif par le détour du réel » (1). C’est ce qu’il met en œuvre dans cette Lettre itinérante qu’il désire accessible à toutes et tous.
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Dans ce théâtre rudimentaire en bois, trois drapeaux pliés dans un mat sont fichés en fond de scène. On en distingue les couleurs : bleu, blanc, rouge. Une allusion à nos couleurs nationales ? Deux chaises, un petit bureau et une enceinte posée sur un trépied complètent le sobre décor de cet espace sinon vide. Arne de Tremerie et Olga Mouak, visiblement très complices, l’ont déjà investi et semblent nous attendre. Celles et ceux qui ont assisté, dans les jours précédents, au Brel de Anne Teresa de Keersmaeker dans la Carrière de Boulbon (à quelques kilomètres à peine), s’étonneront peut-être d’entendre en sourdine quelques notes jouées au piano de « Ne me quitte pas ». Comme si elles arrivaient d’un autre temps, sans début, ni fin, comme si elles étaient diffusées en boucle.
Puis, un silence s’installe, Arne de Tremerie s’assied au bureau, décachète une lettre et la lit à voix haute. Il se fait le porte-parole de la voix de son arrière-grand-mère : nous sommes en 1949 et elle annonce à sa fille : « je pars ». En quelques mots, qui dévoilent son petit accent néerlandais, il pose le contexte autobiographique : après avoir décliné sa propre identité, il parle de Nina de Tremerie, sa grand-mère, qui voulait devenir actrice et jouer le rôle de Nina dans La Mouette (nous revient alors en mémoire l’oiseau empaillé déposé délicatement à l’entrée de la cour du château), mais n’est restée qu’une actrice amatrice, comme le personnage de Tchekhov. En revanche, elle est devenue une vraie star de la radio, grâce à son émission « Café Culture ».
Olga Mouak, dont le prénom rappelle l’aînée des trois sœurs de Tchekhov, est, elle, originaire d’Orléans, mais sa grand-mère camerounaise, dont l’histoire la hante, est liée à la figure la plus célèbre d’Orléans, par son décès : comme Jeanne d’Arc elle est morte brulée vive, dans l’incendie de sa maison. Cette grand-mère n’a pas pu avoir de sépulture, impossible donc, comme l’impose la coutume, de retourner sur la tombe de son ancêtre pour la saluer lorsqu’elle retourne au Cameroun.
Les deux comédiens se sont rencontrés à Paris, lors d’une audition pour une nouvelle mise en scène de La Mouette : Arne auditionnait pour le rôle de Constantin, Olga pour celui de Nina, mais cela ne s’est pas fait. Qu’à cela ne tienne, c’est dans le cadre de cette « pièce commune » voulue par Milo Rau qu’ils vont tisser leurs destins et tenter de (re)jouer leurs deux histoires en parallèle, à moins que ce ne soient celles de leurs deux grand-mères (ou les quatre ?). Et puisqu’il y a bien plus de personnages que ces deux seules figures, les artifices du théâtre seront leurs alliés : non seulement, ils accueillent les voix pré-enregistrées d’autres figures féminines (celles d’Anne Alvaro, Isabelle Huppert, Jocelyne Monier et Marijke Pinoy, via le dispositif de l’enceinte), mais ils sollicitent aussi le public et distribuent rôles et accessoires : le docteur Dorn, l’instituteur Medvedenko et l’intellectuel Trigorine, ainsi qu’une personne qui, telle une « ring girl » dans le monde de la boxe, défilera le long du plateau en tenant une pancarte pour annoncer, non le numéro, mais le titre du round suivant.

À partir de là, les tableaux s’enchaînent en articulant fiction et non-fiction, récits et témoignages, voix enregistrées et voix live, documents et moments performatifs. Ils tissent ensemble les deux fils dramaturgiques, celui de Nina et celui de Jeanne : « Critique du théâtre bourgeois », « La révélation de Jeanne d’Arc », « Le procès de Jeanne d’Arc » … Le théâtre de Milo Rau part d’histoires bien réelles – ici du désir de théâtre de ces deux comédiens en lien avec leurs histoires familiales – pour imaginer un dispositif capable de dire quelque chose de juste du monde d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas seulement d’un simple théâtre de tréteaux, il s’agit aussi d’un théâtre de proximité mettant en relief les ressorts théâtraux du jeu : il n’est pas seulement question de raconter, mais de donner à voir et à entendre, sans souci de réalisme, des histoires réelles réactivées par le théâtre, compris comme le lieu où se déploient des histoires fictionnelles et un art de la mise en scène, avec une volonté immersive et participative.
Dans une mécanique où le théâtre est roi (on se tire dessus, mais on se relève ; on se scarifie, mais le sang ne coule pas…), les deux comédiens déploient un imaginaire capable de faire entendre la violence du monde – la montée du RN, les dérives politiques en lien avec la figure de la Pucelle… – et de créer un dialogue avec le public qui se voit régulièrement sollicité. Comme dans le théâtre forain médiéval, les corps en scène cherchent le contact et la meilleure manière de créer du commun le temps d’une représentation éphémère. Ce faisant, Milo Rau continue à montrer qu’il est capable de penser ce que peut être un théâtre populaire aujourd’hui, en ouvrant des possibles et des interrogations au sein du public : à quoi peut servir le théâtre en 2025 ? Le théâtre de répertoire est-il dépassé ? Quels liens existent-ils entre le théâtre, l’Histoire, nos vies ? Quels sont nos rêves de théâtre ? … En choisissant de travailler avec ces deux jeunes comédiens formidables, des maillons élastiques entre le plateau et les spectateur.ices, Milo Rau propose un théâtre brut mais solide, en bois mais bien vivant, léger et profond, un théâtre du réel capable de s’adresser à toutes et tous.
Note :
(1) Milo Rau, Vers un réalisme global, trad. par Sophie Andrée Fusek, Paris, L’Arche, 2021, p. 22-23.