Lettres à Anne d’Alice Faure : « Pas de deux »
- Delphine Edy
- 18 juil.
- 5 min de lecture

En 2016, paraissait Lettres à Anne (Gallimard), vingt ans après la mort de François Mitterrand. Dans les plis de ces 1218 lettres, on découvrait un autoportrait étonnant de l’ancien Président de la République et, en creux, celui d’Anne Pingeot, la femme tant aimée pendant plus de trente ans, restée dans l’ombre, invisible, souvent perçue comme une figure du renoncement. Entre la première lettre du 19 octobre 1962 et la dernière du 22 septembre 1995, se déploie une histoire d’amour hors-norme : celle entre un homme d’État sous les feux de la rampe du pouvoir, capable pourtant de garder secrète l’histoire d’amour d’une vie, et une femme de vingt-sept ans sa cadette, restée par choix à l’écart de la vie publique, toute en discrétion et en pudeur. Elle choisira d’ailleurs de ne pas publier ses propres lettres.
La lecture de cette correspondance a donné envie à Céline Roux, devenue magistrate judiciaire – elle a occupé des fonctions très importantes au ministère de la Justice, au Conseil d’État, aux côtés de la Défenseure des droits… – de faire théâtre de ces lettres et de revenir ainsi à ses amours de jeunesse, lorsqu’elle se formait en tant que comédienne au Studio Alain de Bock et au conservatoire Hector Berlioz (Paris). Ce désir est moins lié au désir de mettre en lumière les mots de François que de faire apparaître ceux – pourtant tus – d’Anne et, ainsi, de dessiner le portrait d’une femme libre, pleine de désirs, capable de choix forts et mue par une vraie forme d’agentivité. Plus encore, il s’agit pour Céline Roux de donner vie et chair à la complexité d’une relation amoureuse souvent ramenée à la seule forme d’emprise entre un homme dominant parce que mûr et puissant, et une femme dominée parce que jeune et amoureuse.
Tenter de faire la lumière sur cette femme – à la fois secrète et longtemps inconnue du grand public, mais aussi radicale et exigeante –, tel est le projet que Céline Roux soumet à la metteuse en scène Alice Faure qui l’accepte avec enthousiasme. Sans rien modifier aux textes originaux, les deux femmes se sont livrées à un travail dramaturgique de grande ampleur : sélectionner les lettres, et donc couper puis monter – au sens cinématographique du terme – pour donner vie à Anne à travers les lettres de François et suggérer son parcours, son histoire, ses expériences et émotions.
Qu’il y ait eu une forme d’emprise au début de cette histoire d’amour, le début du spectacle le suggère. Dans une boîte noire à la scénographie épurée, un fauteuil et une méridienne dans les tons beiges dessinent une diagonale, une tension entre deux espace-temps, ceux qu’ils habitent quand ils ne sont pas ensemble : c’est là si souvent leur quotidien. Les comédiens se tiennent droit, l’une à côté de la méridienne, la main délicatement posée sur le dossier, l’autre derrière le fauteuil, à l’instar de statues antiques, comme le souligne la lumière chaude qui les éclaire : le soleil grec semble les envelopper. Alors que se lance la musique, composée par Niki Demiller (qui s’appuie sur celles mentionnées dans les lettres, mais les déborde pour s’ancrer dans le présent de la scène), tous deux esquissent quelques pas, en avant, puis en arrière, ils hésitent. Placés en diagonale, dos à dos, ils attendent, ils se cherchent. Ce n’est que très lentement qu’ils finissent par se rencontrer au centre du plateau. Juste un bref instant. Puis chacun rejoint son espace, lui son fauteuil, elle sa méridienne.
Comment raconter « l’histoire qui n’a pas de nom et dont nous sommes les acteurs » interroge Anne ? En scandant lieux et dates de leurs rencontres – de la première à la dernière. Les presque statues se mettent alors en mouvement, elles se frôlent, échangent des regards ; elles se font fantômes, présentes et absentes à la fois ; puis s’humanisent à mesure que les mots déferlent sur le plateau. Les passages les plus intimes des lettres ne sont pas dits, ils apparaissent en filigrane dans une lumière rouge suggérant la rencontre de deux corps brûlants de désir.

Dans cette première partie du spectacle, la trajectoire de cette histoire singulière s’inscrit à même les corps, à même les mots, dans un dispositif scénique où l’alternance, le va-et-vient, le passage de l’un à l’autre se veut dynamique de l’ensemble : alternance de lumières chaudes et froides, alternance de moments choisis où « secret », « liberté » et « solitude » succèdent aux verbes « aimer », « trembler » et « perdre », alternance de proximité et d’éloignement… jusqu’à un point d’orgue où s’opère une bascule lorsqu’Anne s’adresse à François pour lui dire son impossibilité de poursuivre, son sentiment d’être esclave de l’amour, de l’absence : « je n’arrive plus à penser sans toi », « laisse-moi partir ». Cette lettre ne fut jamais envoyée…
Un changement modal s’opère : l’écriture – même restée secrète – semble permettre la libération d’Anne. La langue des amants se transforme subtilement : après ce qui aurait pu être des monologues enchaînés et adressés, elle se fait dialogue ; la correspondance se dramatise, ce sont presque des vers de Racine qui semblent nous parvenir, ceux qui disent la passion, la grandeur, la folie d’aimer. Dans cette deuxième partie, le principe d’alternance se mue en contrepoint, cette forme musicale, très proche de l’harmonie, qui fait de la superposition de lignes mélodiques le cœur de sa structure. Alors il est possible de poursuivre, d’accélérer, de faire le récit des années à venir, la conception improbable de Mazarine, sa naissance heureuse, les deux élections présidentielles, les déménagements, la maladie, la fin qui se devine… Céline Roux et Samuel Churin avancent côte à côte, mais aussi ensemble, le rapport de forces ne s’inverse pas complètement mais la tension disparaît pour laisser place, entre eux, à une forme de plénitude. La partition d’acteur.ices est sensible, délicate. Les mots sont ciselés, offerts, s’incarnent, se vivent à deux.
Loin de vouloir retracer toute l’histoire et de dépeindre l’époque (les dates exceptées, l’histoire politique est absente du spectacle), Lettres à Anne d’Alice Faure cherche un chemin esthétique pour s’approcher au plus près d’une des histoires d’amour les plus commentées du 20ème siècle. Ce faisant, elle fait du public le co-auteur de ce spectacle, tant il est appelé à mener lui-même l’enquête : en cherchant à (re)trouver la trace de cette femme restée secrète et silencieuse, en percevant au fil du spectacle les points de contact, les résonances avec sa propre histoire, ses propres histoires d’amour, les spectateur.ices voient s’ouvrir un autre espace-temps, capable de leur offrir une véritable expérience existentielle. Au-delà d’un témoignage vivant, ce spectacle propose un geste singulier, transformant un récit épistolaire à sens unique en une tragédie moderne à deux voix, capable, pour finir de faire entendre un seul chant d’amour : « Tu as été ma chance de vie ».