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Photo du rédacteurJohan Faerber

Emma Marsantes : « Combien de temps faut-il pour pouvoir dire 'je' ? Et surtout : combien de décès ? »


Emma Marsantes (c) éditions Verdier

Indubitablement, avec Les Fous sont des joueurs de flûte, Emma Marsantes offre l’un des plus forts récits de cette rentrée d’hiver. Après le remarquable Une mère éphémère, son premier roman paru l’an passé, Marsantes poursuit, par ce nouveau récit d’une rare puissance, son intransigeante exploration de la violence masculine au contact de la sphère intime et familiale. Après avoir été éprouvée par une adolescence marquée par l’inceste, et bientôt le suicide maternel, Mia entre, décomposée, dans une vie d’épouse dominée par l’aliénation puis le risque du féminicide. Au-delà du fil biographique, Les Fous sont des joueurs de flûte offre une enquête, patiente et terrible, sur les mécanismes sociaux et politiques qui peuvent parfois faire d’une épouse une victime. Dans une langue entre syncope et fluidité inouïe, Marsantes s’impose, sous l’égide de Sylvia Plath et Virginia Woolf, comme l’une des figures majeures du matrimoine contemporain. Autant de raisons pour Collateral de partir à la rencontre de la romancière le temps d’un grand entretien autour de ce récit magnétique.


Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre si puissant nouveau roman, Les Fous sont des joueurs de flûte qui vient de paraître aux éditions Verdier. Comment est né le souhait de poursuivre, après votre remarquable premier roman, Une mère éphémère, le récit terrible de la jeune Mia devenue épouse et mère qui, d’emblée, ici énonce qu’« Il faut deux hommes pour tuer une femme » ? A plusieurs reprises, vous avez pu déclarer que ce deuxième roman racontant l’aliénation d’une femme presque détruite par une vie « muette, attentive, vie de ronde, vie de ritournelle » était le deuxième volet d’une trilogie : comment l’aviez-vous conçue ? Pourquoi lui aviez-vous donné pour titre premier Hautes tensions avant de nommer ainsi l’un des chapitres du présent livre ? Enfin, votre récit est escorté par un exergue du Colosse de Sylvia Plath : « Je n’arriverai jamais à te faire tenir tout entier / Rapiécé, recollé, correctement rafistolé. / Un mule qui braie, un porc qui grogne, un rire obscène / Sortent de tes lèvres gigantesques / Pire qu’une basse-cour. » : en quoi s’agit-il de proposer, à la lisière du récit, un véritable programme d’écriture : celui d’affronter le colosse ?

 

Les fous sont des joueurs de flûte est en effet le second volet d’une trilogie qui interroge les mécanismes d’emprise, la violence familiale et la folie faite aux femmes. Ce n’est cependant pas une suite, une progression, comme dans les romans d’apprentissage, mais plutôt une variation sur ces thèmes, un récit de la répétition et du retour du même. Labyrinthe, spirale ou carrousel, les personnages ne parviennent pas à s’extraire d’un système inconscient, d’une éducation à la soumission, à un héritage du pire. Ainsi Mia qui a vu sa mère basculer dans la maladie mentale auprès d’un mari tyrannique se laisse à son tour enfermer dans des relations qui l’étouffent, dans l’oubli d’elle-même et se soumet à une relation amoureuse d’hyper violence. C’est cette dimension cyclique qui explique que l’expression Hautes tensions qui pouvait désigner son enfance revient comme titre d’un chapitre dans Les fous sont des joueurs de flûte. 

 

Une mère éphémère commence par une citation de Ted Hugues, presque prémonitoire de  ce que sera son existence sous l’égide glaciale d’une morte. Je voulais placer en miroir pour ce second roman un poème de Sylvia Plath qui lui réponde ou le réfléchisse. Le couple de Sylvia Plath et Ted Hugues, leur génie, leur autodestruction et la violence sidérante qui emporte Sylvia, puis Assia et la petite Alexandra, sont des légendes d’amour et de haine terrifiantes. La famille est le haut lieu de la fatalité, de la démence et du désespoir. Le poème Le Colosse, comme le poème Daddy, expriment l’impuissance de la narratrice à échapper à la mémoire colossale et persécutrice de son père, qu’elle a perdu très jeune. Ecrit alors que son mari Ted Hugues l’a abandonnée, le texte affronte la mise à terre des idoles, qui nous écrasent autant qu’elles nous subjuguent. L’écriture autofictionnelle ne se propose-t-elle pas essentiellement de reconstituer le Colosse, c’est-à-dire de nommer les traces éparpillées, nos passions, les défunts qui nous dominent, les pulsions qui nous terrorisent, et pourraient nous détruire ? Le colosse, c’est la puissance ancestrale de ce qui nous veut du mal, l’ambivalence et la multiplicité de ces éclats en nous. L’écriture cherche à maîtriser l’altérité terrifiante du moi, sa folie, les pulsions paradoxales, et la trivialité ou la dangerosité du désir.

 


Pour en venir au cœur des Fous sont des joueurs de flûte, il convient d’évoquer sans attendre combien, d’emblée, le récit pose, au-delà du simple fil biographique, une loi d’aliénation, de terreur et de féminicide que la narration entendra brosser, à savoir qu’« Il faut deux hommes pour tuer une femme ». A ce titre, votre roman s’articule en deux temps majeurs car s’élaborant autour de deux figures masculines qui, chacune, tour à tour, vont précipiter l’héroïne au bord de la folie : « Folle, je le deviens et je ne le deviens pas », finira-t-elle ainsi par clamer. La première de ces figures est celle du mari de Mia, le beau et magnétique Lucas, gendre modèle, « candidat idéal », dit encore Mia, qui séduit le père de Mia aussi bien que la jeune femme. Cependant, très vite, celui qui deviendra le père de ses quatre enfants enferme progressivement l’héroïne dans un quotidien névrotique, fait d’habitudes et de répétitions, où l’époux et l’épouse se dérobent conjointement : l’époux apparaît de plus en plus fuyant, dissimulateur, « bifide » et à « double fond » ; quant à Mia, elle en vient à déclarer : « Je m’en suis en allée ». En quoi ce mariage malheureux participe-t-il de ce que d’emblée vous désignez comme un « féminoïde » ? En quoi cette vie maritale et domestique, faites de fausses apparences et d’images trompeuses, s’impose-t-elle comme une manière de néantisation ?

 

La phrase « Il faut deux hommes pour tuer une femme » résume le destin amoureux  de Mia et peut évoquer la mémoire de Sylvia Plath. Le premier mari de Mia, Lucas, a les traits du prince charmant, et coche toutes les cases du gendre idéal, grandes écoles, bonne éducation, solides ambitions. Mais Mia, sous ses allures d’héritière policée, a grandi en subissant des viols, et vient de perdre sa mère qui s’est suicidée. Elle est en état de choc. L’homme conventionnel qu’elle épouse tient le passé traumatique de Mia pour un non sujet. Cela n’existe pas. Il bâtit une famille, une carrière, un quotidien autocentré sans entrer en contact avec ce qui fait la matière même de son épouse. Le principe du silence et du faire semblant bat son plein dans ce simulacre de couple. Mia n’existe pas. Elle se décompose tandis que se construit pierre à pierre, barreaux à barreaux, la cage, son foyer. C’est une première forme de violence conjugale qui n’est ni verbale ni physique. Dans cette union conformiste, douceâtre et bien organisée, l’indifférence viscérale de son mari à sa personne fait office de poison. Le processus de destruction qui a commencé pour Mia par le silence et les tabous semble destiné à se poursuivre sans qu’elle y prenne garde, réagisse ni parvienne à s’en extirper.

 

La seconde figure masculine majeure des Fous sont des joueurs de flûte est celle du compagnon violent, de l’homme de la violence verbale, morale et physique. C’est l’homme de la tyrannie conjugale, qui, après la cellule du mariage, enferme de nouveau Mia dans un piège sans retour : la figure du fou, à la fois charmeur et malfaisant, dont Mia comprend, trop tard, qu’il est « Incestuel », « échappeur » ou encore l’homme des « Violuptés ». Cependant, ce qui frappe sans attendre, c’est qu’au contraire de Lucas, cet homme du « Full Contact » ne porte ni nom ni prénom : il est juste désigné comme un « Vous ». En quoi cette désignation du « Vous » autorise votre récit à dépasser le simple biographique ? S’agit-il ainsi pour vous de hisser votre roman à une manière d’universalité d’une situation qui, loin d’être individuelle, renvoie à un comportement plus général voire systémique ?

 

En effet l’amant, second topos de l’homme providentiel, est un personnage trouble, alcoolique, colérique, brutal voire sadique. Il n’a pas de prénom, il n’est pas nommé, il se résume à ce pronom « Vous », celui qu’elle vouvoie dans son récit comme pour le maintenir à distance et pouvoir le décrire, celui auquel elle se voue, celui qui fait revivre toutes les figures traumatiques de son enfance. Il est en ce sens à la fois lui et les autres, aussi bien son père que son frère. Ce « vous » générique lui donne aussi une dimension universelle, et le prive de tout caractère romantique, héroïque. C’est un monstre parmi tant d’autres. Sa cruauté, sa perversion sont inhumaines et il est innommé parce qu’il est l’innommable.

 

 

S’agissant de cet homme accusé d’être « Violeur ? Violent ? Escroc ? », Les Fous sont des joueurs de flûte déjoue les pièges, au-delà du biographique, du voyeurisme et de l’impudeur en offrant au récit le cadre d’une analyse d’un processus masculiniste : celui d’un compagnon violent à l’égard de sa compagne. Ainsi les titres des chapitres permettent-ils de dresser une cartographie analytique sinon un arraisonnement intellectuel d’un comportement qui, longtemps, a échappé à la narratrice : « Inverser la charge de la preuve » ou bien encore « L’effort pour rendre l’autre fou ». En quoi s’agit-il, par la saisie de cette technique, de montrer que l’intime est désormais devenu un territoire sur lequel il convient d’agir politiquement : que l’intime est politique ? Est-ce ici que l’on mesure la puissance politique de #MeToo dans votre écriture ? Est-ce une manière d’empêcher les autres de regarder ailleurs, d’éviter le déni ?

 

Les titres de chapitres sont les marches de l’escalier que Mia descend comme autant d’étapes qu’invente son compagnon pour la détruire. Le modus operandi des hommes violents est, comme vous l’écrivez, un processus bien documenté. La victime suit un parcours stéréotypé, une anti Carte du Tendre où chaque attaque la fragilise un peu plus. Le psychiatre Peter Searles a décrit les modalités des pièges pervers, et notamment l’inversion des torts qui fait du bourreau la victime, le double bind ou « injonctions contradictoires » qui créent le brouillard mental, et la projection de la folie de l’individu malade sur l’individu sain qui en devient le dépositaire. On peut y ajouter le discrédit de la parole, le mensonge, la négation des besoins de l’autre, l’isolement, la cruauté mentale, les humiliations, et autres manipulations psychiques qui sont autant d’efforts pour rendre l’autre fou. Le suicide est un dénouement très classique de ces relations d’emprise. L’intime est la matrice des relations sociétales et étatiques. On retrouve les mêmes techniques coercitives dans les systèmes totalitaires pour se débarrasser de leurs ennemis politiques.

Je décris ce système bien rôdé en nommant ce qui fait l’intimité de ce couple sans pudeur, et parfois de manière très crue, parce que je veux entrer dans le psychisme de Mia, ce que l’on appelle le flux intérieur, sa pensée, et écrire les mots qu’elle entend, les gestes qu’elle subit. Choquer, c’est peut-être en effet essayer de fracasser le déni. La suggestion ne suffit pas quand la société se bouche les oreilles. Le vocabulaire ordurier, la grossièreté, les remarques sexistes, la présence goguenarde et humiliante de son amant précèdent et promettent ses passages à l’acte, les coups, et le mise à mort.

Le déni est tout d’abord celui de la victime. En matière de violence conjugale, les victimes sont leur pire ennemi. La violence venant de l’homme aimé sidère. Elle met en état de choc. La victime n’a pas accès à le compréhension de ce qui lui arrive. Comment penser que celui qui lui fait l’amour est en train de la tuer ? A ce déni de la victime s’ajoute en cercles concentriques celui de l’entourage, de la famille, et de la société qui voit sans voir.

En 1929, Virginia Woolf résume dans Une chambre à soi la longue nuit du patriarcat où les femmes sont définies par la science comme « inférieures intellectuellement, moralement et physiquement » et ont comme existence légale de pouvoir être « traînées par les cheveux » aussi bien que battues, enfermées ou assassinées par leur mari, leur frère ou leur père. La violence historique qui s’est exercée contre les femmes reste active dans l’inconscient collectif actuel. Faut-il rappeler qu’en France, en 2024, tous les trois jours, une femme est tuée par son compagnon, ou qu’un viol a lieu toutes les trois heures ? Etonnant non ?

#Meetoo a traité le mal par le mal en stupéfiant à son tour la société par la multiplication des témoignages. Dans toutes les institutions, dans tous les métiers, dans tous les foyers du monde, quel que soit le régime au pouvoir et la soi-disant égalité des sexes, les femmes sont des proies. Elles sont chassées, elles sont utilisées, elles sont tuées comme n’importe quel gibier. Même les démocraties traitent les « féministes » comme des opposantes qui menaceraient le pouvoir et l’ordre établi. Elles sont nommées et matraquées comme des « militantes », c’est-à-dire des soldates en guerre. Emettre l’opinion que le viol et l’assassinat conjugal sont des crimes, est-ce donc cela s’opposer à l’Etat ? 

 


Ce qui ne manque également pas de frapper à la lecture des Fous sont des joueurs de flûte, c’est combien votre récit renverse avec force la ligne biographique du récit de formation. En lieu et place, d’emblée, votre texte se donne comme un récit de conformation, de la supériorité du social sur la conscience individuelle puisque vous présentez en ouverture les fous comme ceux qui « installent des formes et nous nous conformons. Nous sommes leurs obligés. Passant droit, ils tracent les lignes, dessinent les portées. » Ecrire un texte comme Les Fous sont des joueurs de flûte revient-ils donc à inventer un récit hors des lignes, à transgresser les agresseurs en quelque sorte ? Pourquoi la culpabilité est-elle encore, en dépit de tout, du côté de celles qui écrivent ? En ce sens, l’écriture chez vous paraît revêtir une dimension ontologique puissante comme expérience de conquête de soi : « Comment se sentir enfin vivante ? » Comment « Me devenir humaine » : s’agit-il de conjurer, par l’écriture, l’image dégradée de soi, celle qui ne cesse d’être rabaissée par un lexique animal : « chèvre » mais aussi « Moi le bovin de Camargue » ou encore « petit lièvre » ?

 

Mia désigne son amant comme un sociopathe. Elle décrit un modus operandi d’enfermement progressif, un piège qui la contraint de plus en plus et a pour finalité de la tuer. Son amant l’envoûte comme le joueur de flûte de Hamelin, et elle le suit dans un état hypnotique, elle ne se défend pas.  Dans sa famille, elle n’a pas été élevée comme un sujet mais comme un objet,  et notamment parce qu’il lui a été interdit de parler.  Elle s’est construite dans l’omerta. Chez elle, le langage est une bulle vide, elle n’a pas pu s’y définir. Son identité reste floue. Personnifiée comme « fille », elle a un statut symbolique d’animal domestique, elle est à la fois vivante et non humaine, au sens où elle n’a pas la parole. Elle n’a pas plus voix au chapitre quand elle devient épouse et mère. Transgresser pour elle, ce sera donc parler. Dès que Mia parvient à raconter ce qui se passe en huis clos, elle peut s’échapper. Le récit la recrée. Mia le conclut par une de ses allégories animalières en se désignant comme « Salamandre ». Elle y exprime ses métamorphoses, sa renaissance, une forme d’invincibilité.

Le chemin de la narratrice met en abyme la libération qu’offre tout accès au discours. Venant d’une écrivaine qui a commencé à publier à soixante ans, la question de la culpabilité, de l’interdit et du conformisme, ou de la « conformation » se pose forcément. Combien de temps faut-il pour pouvoir dire « je » ? Et j’ai envie d’ajouter : combien de décès ? Pour ma part, j’ai occupé une grande partie de ma vie à éviter d’écrire, je me suis tenue à l’écart des claviers, par peur de manipuler des matières inflammables. Ecrire dans mon cas c’était inévitablement détruire. La culpabilité est dans la trahison des siens et de leur loi du silence. La transgression,  c’est passer de celle qui est « ravagée » à tous les sens du terme, à celle qui ravage.

 

En écho diffracté à Une mère éphémère et à la douleur du suicide de la mère, Les Fous sont des joueurs de flûte interroge sans répit l’expérience de la maternité qu’éprouve la narratrice. De fait, parce qu’elle a vécu dans son enfance, la maternité pour Mia ne s’impose pas comme une évidence mais devient le lieu d’une interrogation : un lieu ambivalent, sans cesse double et dédoublé à soi, fascinant mais aussi repoussoir : « Mère abîmante et mer abîmée ». Car une loi préside là encore : « Il n’y a pas de place pour tout le monde dans les familles. » Un vieil ordre ancestral veille quand bien même l’héroïne cherche à fonder la sienne propre, pesant ordre atavique auquel s’ajoute la somme de traumas puis la violence du compagnon. Quelle est l’expérience de la maternité ? Est-ce ainsi une expérience de la dissociation, de la « mère décompensée » ou encore « dichotomisée » ? Est-ce que précisément, face à la violence, n’est-ce pas la maternité qui la sauve de son agresseur, elle qui finit par clamer : « J’ai très envie de ma maternité, ma toute-puissance » ?

 

« Il n’y a pas de place pour tout le monde dans les familles » parce que tout clan pour survivre doit désigner des moutons noirs. L’exclusion est la définition des tribus. Mia en fera l’expérience quand elle commencera à s’affirmer. Mais au début de son récit, elle a à peine trente ans, et c’est la maternité qui l’attend au tournant. Sa famille, et son père notamment, ont décidé que Mia aura des enfants. Du côté de son héritage maternel, reste que sa mère s’est suicidée. De quel matériau est faite la terre promise ? Mia avance en proie aux soupçons. Là encore le spectre de Sylvia Plath rôde. Mais dans le parcours périlleux de Mia, les enfants seront le socle de la reconstruction finale. Ils incarnent dans tout le récit ce qui la relie à des forces vitales, ce qui « lui veut du bien », sa « toute puissance ». C’est pourquoi l’amant démoniaque s’attaque en tout premier lieu à cette dimension de la maternité protectrice. Séparée de ses fils, brutalisée devant ses filles, Mia chancelle. La violence qu’elle subit la plonge dans des états dissociatifs. Elle ne vit plus que dans des contradictions et des paradoxes. Est-elle encore « tangible », ou devient-elle une simple reproduction de celle qui fut sa mère ? Il semble qu’elle ne puisse pas complètement échapper aux forces de destruction qui la constituent, à la confusion mentale, aux envies suicidaires, et qu’elle est entraînée à les transmettre à son tour.

 

Ce qui frappe également dans Les Fous sont des joueurs de flûte, c’est la singularité évidente de la voix qui est la vôtre, la puissance de la langue. Un timbre singulier s’en détache qui use alternativement de la syncope, d’un rythme fondé sur des phrases nominales, des infinitifs qui irradient, dans un effet d’accélération mais aussi de classements impossibles, répertoires perdus de faits et de gestes. La langue avance à la mesure de cette expression que vous avez, celle de « Nous les fragiles », en écho à cette fragilité. Dans l’épigraphe de Sylvia Plath, il est question de rapiécer : est-ce le but de cette langue, d’exhiber des éclats dans l’espoir de rapiécer une femme en morceaux ? Semblablement, un chapitre s’intitule « Arythmie » : pourrait-on dire que l’arythmie y signale les anomalies du vivant dans la phrase ?

 

Oui, exactement, c’est une la langue de la fragilité, la langue d’une certaine confusion psychique, une langue des oxymores. L’écriture se plie à la psyché de la narratrice. C’est un récit de la perte du sens et de l’abandon du soi. Certains passages miment donc ces états de panique de la pensée. Ils font contrepoint aux récits très narratifs et précis des faits, ceux qui font progresser l’intrigue. Je voulais à la fois raconter l’histoire factuelle et plonger dans l’esprit torturé de Mia, parfois lyrique, parfois confus, parfois affolé. Comme vous l’avez noté, Mia dit « Folle, je le deviens et je ne le deviens pas. » Je crois que l’écriture traduit cette menace qui la guette, qui la domine, cette hésitation entre le rationnel et l’irrationnel. Le texte est grammatical quand le récit est pensable, et asyntaxical quand la réalité dérape. Mia est sous l’emprise d’un pervers et son mental se délite. Quand elle se perd dans des états psychiques morcelés, la phrase bascule, les néologismes prennent le pas, c’est l’arythmie de son cœur qui s’emballe et prend ou perd la mesure.

 


Enfin ma dernière question voudrait porter sur les références littéraires qui traversent Les Fous sont des joueurs de flûte. Si votre récit fait écho au conte de fées devenu conte cruel, Barbe-Bleue et Peau d’Âne, l’une des références majeures, outre Sylvia Plath, qui traverse votre roman, c’est Une Chambre à soi de Virginia Woolf que vous avez pu déjà évoquer plus haut. En quoi la figure de Virginia Woolf vous paraît-elle plus que jamais indissociable d’une recherche dans l’écriture ? En quoi le matrimoine accompagne votre élan d’écrire ?

 

Sylvia Plath et Virginia Woolf sont évidemment d’abord deux figures légendaires d’artistes géniales et qui se sont suicidées. L’une raconte dans La cloche de verre sa première tentative de suicide à vingt ans dans la mouvance du décès de son père. Et l’autre prête à son personnage Septimus ses propres délires d’adolescente qui décompense à la mort de sa mère et entend les oiseaux chanter, en grec, les vers des chœurs d’Eschyle. Les deux jeunes femmes parcourent ensuite leur vie adulte sur cette ligne de crête entre la démence et la guérison, et finalement basculent du même côté. La pulsion de mort est la plus forte. La pulsion de mort serait-elle justement l’écriture ? Mais je ne sais pas.

Les fous qui m’obsèdent sont ces fous et folles d’écriture, ceux et celles pour lesquels la littérature a été plus réelle que le réel, Rainer Maria Rilke par exemple, ou bien Marcel Proust qui écrit « L’artiste qui renonce à une heure de travail pour une heure de causerie avec un ami sait qu’il sacrifie une réalité pour quelque chose qui n’existe pas ».

Telle fut Virginia Woolf qui a en quelque sorte voué son existence à la littérature puisqu’elle fut à la fois une immense éditrice et une romancière de génie. Sa maison d’édition, la Hogarth Press, a notamment publié Sigmund Freud, Fiodor Dostoïevski, Katherine Mansfield, ou Gertrude Stein. Virginia Woolf considère que les livres s’influencent réciproquement et appelle à une transmission féminine, d’écrivaine à écrivaine : «  Car nous, c’est à travers la pensée de nos mères que nous pensons ». Virginia Woolf invite les femmes à travers ce concept d’un lieu à soi à s’autoriser un espace de solitude, symboliquement fermé à clef, pour explorer leur pensée propre, leur singularité et leur croyance, autrement dit à poser leur valeur, à la concrétiser par un salaire et dans une œuvre. Cet héritage-là est de définir son prix, dans la filiation des femmes de prix qui les ont précédées. 

Ma gratitude envers les femmes qui ont dominé la scène artistique est infinie. Enfant, je me suis identifiée à Colette dont ma mère me lisait les romans. J’admire Marguerite Duras pour l’écriture de la folie qu’ont capturée Moderato Cantabile et Le ravissement de Lol V Stein. Et aujourd’hui je voudrais rendre hommage à Annie Ernaux, prix Nobel de littérature comme Gabriela Mistral ou Nelly Sachs, pour une œuvre qui est pour moi absolument singulière, et particulièrement intense. « Venger sa race », si on rapporte cette expression à la création, définit toutes les voix féminines.



Emma Marsantes, Les Fous sont des joueurs de flûte, Verdier, janvier 2024, 192 pages, 19,50 €


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Le vendredi 19 janvier à 19h, Emma Marsantes présentera Les Fous sont des joueurs de flûte à la librairie Compagnie (58 rue des écoles, Paris 5e).

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