Florence Pazzottu : « Pasolini retourne la désillusion ou l’échec pour en faire un nouveau vecteur d’invention » (Sur Transhumaner et organiser de Pasolini)
- Fabien Aviet

- il y a 1 jour
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Pour la première fois en français, Transhumaner et organiser est le dernier recueil poétique publié par Pier Paolo Pasolini de son vivant, en 1971 – quatre ans avant son assassinat. Œuvre hybride, littéraire et politique, traversée de colère et de moquerie, de fulgurances solaires et d’images fragmentées, ce texte est longtemps resté absent du paysage littéraire français. Sa traduction intégrale s’inscrit aujourd’hui dans un regain d’intérêt manifeste pour l’œuvre de Pasolini – cette « force du passé » qui, tel un spectre, hante encore notre présent pour mieux le mettre à nu.
Florence Pazzottu, poète, cinéaste et traductrice, revient ici sur les enjeux de cette publication.
Ce recueil est le dernier publié par Pasolini, en 1971, quatre ans avant son assassinat sur une plage d’Ostie. Que vient « réparer » cette traduction chez LansKine, selon vous ? Pourquoi vous a-t-il semblé nécessaire de faire entendre aujourd’hui ce texte en français ?
Qu’il ait fallu tant de temps, des décennies, pour que les recueils poétiques de Pier Paolo Pasolini soient enfin traduits, paraissent en français dans leur version intégrale, tels que leur auteur les avait conçus et publiés, à vrai dire, j’en comprends mal les raisons. Pour Trasumanar e organizzar, il aura fallu attendre plus de cinquante ans. Il y a bien eu trois ou quatre publications partielles en anthologies ou en revue, des poèmes traduits par Nathalie Castagné, par René de Ceccatty, et conjointement par les poètes Stéphane Bouquet et Andrea Inglese, mais le recueil restait inaccessible en français. Alors, oui, bien sûr, il me semble important que l’on puisse lire tous les textes de Pasolini et en particulier ce livre-ci – d’autant plus que dans son œuvre riche et complexe, recueils, romans, films et scénarios, écrits théoriques se répondent (1). Précisons que Transhumaner et organiser n’est pas tout à fait le dernier recueil de Pasolini, le dernier étant La nouvelle jeunesse (La Nova Gioventù), mais il s’agit bien du dernier recueil entièrement original publié par Pasolini de son vivant, puisque dans La Nova Giuventù, il publiera les poèmes frioulans de La meglio gioventù, auxquels il ajoutera de nouveaux poèmes, certains étant la refonte des précédents – ce geste de reprise ou refonte, de récriture, étant d’ailleurs déjà présent dans Transhumaner et organiser. L’œuvre de Pasolini est toujours en mouvement.
Notons que ce sont deux éditrices indépendantes qui auront publié, en 2025, la première traduction intégrale de Le Cenere di Gramsci (2), et la première traduction intégrale de Trasumanar e organizzar. Donc, oui, il y avait un manque, un sacré manque, même. Ce recueil offre une vision de la poésie de Pasolini différente de Poésie en forme de rose (3), paru en Italie sept ans plus tôt, et en raison peut-être, ou en tout cas en partie, de la période de tension extrême où il a été écrit, il résonne fortement avec notre temps.
Cette traduction paraît dans un moment où l’œuvre de Pasolini semble connaître un regain d’intérêt en France, juste après son centenaire – avec de nouvelles éditions, des colloques, des expositions. Je pense aux Rencontres de Chaminadour 2025, ou bien au spectacle Pétrole adapté et mis en scène par Sylvain Creuzevault au Théâtre de l’Odéon. Pensez-vous qu’il y ait une « actualité Pasolini » aujourd’hui ? Et si oui, à quoi cela répond-il ?
En effet, un certain nombre de parutions et d’évènements ont eu lieu ces trois dernières années où l’on est passé des cent ans de la naissance de Pasolini aux cinquante ans de sa mort, mais je n’y pensais pas du tout quand j’ai entrepris de traduire ce recueil, et, avec Catherine Tourné, nous n’avions pas non plus cela en tête pendant que nous travaillions à ce projet de publication (si le livre avait été prêt l’an dernier, nous n’aurions sûrement pas attendu).
Je n’ai pas pu, hélas, assister aux rencontres de Chaminadour, mais je suis bien sûr impatiente de voir Pétrole. Néanmoins, plutôt que de parler d’une « actualité Pasolini », telle qu’elle peut paraître liée, en partie en tout cas, à ces anniversaires, j’avancerais l’hypothèse que la sensibilité de l’époque n’est pas la même, et que la réception de l’œuvre de Pasolini, et de la figure de Pasolini lui-même en tant qu’artiste-intellectuel, est en train de changer. Et, si je ne me trompe pas, plusieurs raisons peuvent avoir contribué à cela : le regard différent que notre époque (une partie conséquente de nos contemporains, en tout cas) pose sur la persécution dont Pasolini a été victime du fait de son homosexualité ; la réouverture de l’enquête sur son meurtre, des témoignages nouveaux corroborant qu’il s’agissait d’un guet-apens et très certainement d’un meurtre politique ; et, bien sûr et avant tout, le vaste travail de recherche, de lecture, de traduction, de mise au jour, qui a été accompli, grâce auquel certaines interprétations ne peuvent plus être soutenues de bonne foi, et certaines récupérations ont trouvé leurs limites.
Je parlais de son œuvre poétique, mais le fait que ses textes critiques et ses entretiens soient pour la plupart maintenant accessibles en français, non seulement donne la mesure, l’ampleur, de cette œuvre, mais aussi apporte un éclairage plus juste de certaines des interventions publiques de Pasolini le perturbateur. Un grand nombre de ses propos, quand ils n’avaient pas été tout simplement caricaturés, avaient été épinglés, réduits à un sens qu’une lecture attentive et plus complète révèle assez ou très éloigné de la pensée de leur auteur, une pensée toujours en mouvement elle aussi, que Pasolini ne cessa de reprendre, de corriger et réajuster, n’hésitant pas à se contredire, à se porter lui-même la contradiction, comme le faisait aussi le scandaleux, le rusé, l’obstiné Socrate, figure présente également dans ce recueil.
Je reviens à mon hypothèse, que la réception de l’œuvre Pasolini serait en train de changer (je parle donc bien sûr de celles et ceux qui le lisent et voient ses films, des jeunes gens qui les découvrent…), pour affirmer, cette fois, que nombre d’analyses de Pasolini, jugées extrêmes à l’époque où elles étaient rendues publiques, ne le paraissent plus aujourd’hui, frappent au contraire souvent par leur clairvoyance.
Dans quel contexte politique et culturel cette œuvre s’écrit-elle ? À quels débats, tensions, espoirs ou désillusions répond-elle ? Elle semble en effet se faire l’écho d’une crise du langage qui est autant une perdition de la réalité, dans un monde standardisé – Pasolini écrit un très beau poème sur la solitude qui s’accroît et la force qu’elle exige –, qu’une défiance à l’égard du poème, lequel ne serait plus propice à représenter le monde ni à le transformer. Pensez-vous que le recueil conserve aujourd’hui une résonance particulière, notamment dans notre rapport désenchanté à l’engagement, au langage, ou à la création ?
Pasolini écrit les 63 poèmes de ce recueil soit en réaction à des évènements de sa vie personnelle, soit, la plupart du temps (et les deux peuvent bien sûr se lier), à des faits d’actualité qui se produisent en Italie et dans le monde – entre 1968 et 1971. En Italie, en 1969, a lieu ce qu’on a appelé « l’automne chaud ». L’Italie est frappée par plusieurs attentats meurtriers, que le gouvernement attribue à l’extrême gauche alors que l’extrême droite en était la responsable et le gouvernement démocrate-chrétien le complice. L’attentat de Piazza Fontana, auquel Pasolini consacre le long et extraordinaire poème « Patmos », ouvre une séquence brutale qui aboutira trois ans plus tard à ce qu’on appelle « les années de plomb ». C’est donc en Italie une époque troublée, déchirée par des tensions extrêmes, et lors de laquelle s’accélère, en Italie mais bientôt presque partout, sous les effets du consumérisme et du capitalisme mondialisé, ce que Pasolini analyse comme une mutation anthropologique – génocide culturel, appauvrissement de la langue, standardisation, disparitions de métiers et des dialectes, perte du sacré, destructions irréversibles, déréalisation…
Les violences qui secouent l’Italie et le désespoir suscité par l’Apocalypse à venir ont bien sûr des effets sur la poésie de Pasolini, et les vers de Trasumanar e organizzar se font parfois très longs, tendus, pris entre poussée argumentative et soif, ou risque d’aphasie, entre l’urgence à témoigner et la solitude de qui sait qu’il n’est pas entendu, et qu’il est même sans cesse combattu. Pasolini a eu à affronter un nombre délirant de procès (33 procès, 350 informations judiciaires !), certains des poèmes de ce recueil en portent d’ailleurs la trace, puisqu’il évoque l’appel interjeté par le procureur au sujet de Théorème – après ce film, d’ailleurs, Pasolini dira qu’il se sent comme une bête traquée. Et au moment où il écrit ce qui va devenir Transhumaner et organiser, Pasolini traverse une crise. Bien qu’il soit devenu une figure médiatique, utilisant pour agir certains des ressorts de la logique mortifère, fasciste dit-il, à laquelle il s’oppose, qu’il combat en dissident, en « jetant son corps dans la lutte » selon la formule des Black Panthers qu’il reprend plusieurs fois dans le recueil, il est néanmoins assez isolé, en tant que poète, et peu reconnu (comme en a témoigné Franco Fortini).
Pasolini traverse également dans sa vie amoureuse une période difficile : Ninetto Davoli, rencontré sur le tournage de La Ricotta en 1963 et qui ne l’a pas quitté depuis, est en train de faire son service militaire, et, surtout, a fait la connaissance de celle qui va devenir sa femme. Pasolini traverse une crise, donc, mais il vit également un renouvellement. Sur le plan personnel et linguistique, dit-il (il le confie à Jean-Michel Gardair dans un entretien à la parution du livre). Et dans le deuxième poème du recueil, « Demande de travail », il révèle qu’il vit une révolution copernicienne : il ne croit plus que la poésie soit au centre. Mais, justement, il le dit en poème. Il précise (toujours en entretien) que s’il ne s’illusionne plus sur la poésie, « pourtant », il continue à écrire. Il y a dans ce « pourtant » quelque chose de bien plus profond, puissant, me semble-t-il, qu’on ne pourrait le croire de prime abord : il n’est pas question d’un simple désabusement, il n’est pas question du tout d’un désengagement. D’un rapport désenchanté à l’engagement, peut-être ; d’un engagement désenchanté – mais un engagement. Proche (c’est mon interprétation) de l’impératif Beckettien : continuer.
Le titre lui-même a l’allure d’un programme. Il condense le syncrétisme pasolinien : « transhumaner » vient de Dante (Paradis, Chant I), « organiser » de Gramsci. Est-ce un manifeste poétique ou politique – ou peut-être un manifeste d’un genre nouveau ? Cette hybridité – entre transcendance individuelle et action collective – est-elle la voie choisie par Pasolini pour ouvrir la politique à la créativité et l’art à son dehors ?
Se présentant sous les traits d’« un nouveau type de bouffon », toujours proche des « sous-prolétariats caravagesques », Pasolini introduit d’ailleurs l’humour dans sa poésie. Est-elle le signe d’une impuissance, ou bien d’une langue de résistance ? Pasolini entend-il lever la malédiction du pouvoir par l’usage d’un nouveau type de parole ?
Répondant à une question en 1964, Pasolini affirme que si on entend le mot politique dans son sens grec (comme il l’entend lui-même), il n’est pas possible qu’une expérience politique soit disjointe d’une expérience poétique (4).
Pasolini se définissait lui-même comme un « poète civique », dans le sens où Dante le premier l’avait été : inscrit dans une tradition et travaillant, en poète, à analyser les réalités de la cité pour agir sur elles, pour agir sur la politique au sens grec, encore une fois, de l’utopie d’un vivre ensemble. Participer à un monde commun, chaque humain ne peut le faire qu’à partir d’une position historique et singulière qui détermine son action : un poète, dit Pasolini dans le même débat, ne peut se soustraire à cette loi, qu’il qualifie de « naturelle » (5). Et c’est dès le début de son travail de poète, que Pasolini avait dit, en gramscien sans doute, que l’art est par sa nature un fait social ; de même qu’il dira dans les Écrits corsairesque ses essais proviennent toujours d’une expérience existentielle. Si œuvre, vie et politique sont, pour Pasolini, toujours liées, c’est particulièrement flagrant dans ce recueil. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un manifeste, encore moins d’un programme, mais plutôt, en fait, d’une poésie écrite par qui ne sait plus bien ce qu’est la poésie et qui accepte de ne plus le savoir (comment, sinon, y aurait-il renouvellement ?), qui est seul, qui sait qu’il n’est pas entendu, ou très peu, mais ne peut renoncer à chercher la fraternité et qui persévère, coûte que coûte, réagissant depuis sa solitude, poétiquement-et-politiquement, à ce qui affecte le monde – et qui l’affecte – car, encore une fois, Pasolini l’a exprimé à de multiples occasions : il dit et écrit ce qu’il vit.
Il s’agit ici d’une nouvelle tentative poétique pour faire face et s’adresser (même les poèmes qui ne s’adressent pas à un autre en particulier ont une intense force d’adresse), pour éprouver et interpeller, toucher au plus près les réalités tout en déployant une pensée critique, mais cette fois avec humour. Car l’humour est au cœur de cette nouveauté. Pasolini s’était toujours jusque-là méfié de l’humour, d’un humour qui à ses yeux coupait du monde commun et des réalités, et qu’il jugeait donc réactionnaire (on peut lire, à ce propos, l’extraordinaire lettre qu’il écrit à Guareschi après la sortie de La Rabbia (6)). L’humour de Transhumaner et organiser, lui, est une forme d’ironie très singulière qui ne sépare pas du commun, ne met pas à l’abri des réalités. Au contraire, cet humour donne élan, permet de lancer et recevoir à la fois plus fort et autrement, sans les boucliers d’usage – c’est en tout cas ainsi que je l’ai perçu et partagé en lectrice, avant de tenter de le partager en traduisant.
Pour revenir au titre, je dirais que, plutôt qu’un syncrétisme, le terme évoquant l’idée d’une fusion possible, d’un dépassement, il faut revenir à ce que Pasolini dit de lui-même, qu’il est le poète de la synéciose. En accouplant des oppositions irréconciliables – je cite cette fois Hervé Joubert-Laurencin –, il crée des « synthèses disjonctives ». Or, si c’est d’emblée que la politique ne peut être disjointe de l’expérience poétique, sur quoi l’opération porte-t-elle ? Le point de tension, je dirais, et plusieurs des poèmes en témoignent, est l’« organiser ». Pasolini a un lien fort à Gramsci depuis qu’il a commencé à le lire avec passion pendant ses années de formation, mais sa complicité n’est pas sans critique ni faille, et Pasolini, quand il écrit les poèmes de Trasumanar e organizzar, ne partage pas la vision gramscienne de l’intellectuel comme « organisateur ». Pasolini est un marxiste dissident. Exclu du Parti communiste italien après le scandale de Ramuscello en 1949, il n’y a plus jamais été inscrit, et il n’a jamais été ni voulu être le représentant, le porte-parole d’un parti ou d’un groupe.
Surtout, Pasolini ne partage plus l’espoir de Gramsci concernant le rôle crucial que l’intellectuel pourrait avoir dans la création d’une nouvelle culture. Pourtant, là encore, ses désillusions n’entraînent pas du tout de renoncement. Il poursuit. Et dénonce inlassablement le pouvoir réactionnaire, sa violence et sa perversion. Mais aussi le conformisme bourgeois – qui fait de chacun un consommateur et détruit les racines de la tradition à partir desquelles, selon lui, une culture pourrait se réinventer –, ainsi que les simulacres d’une fausse libération, d’un anticonformisme devenu aussitôt nouveau conformisme (car les capacités de récupération du nouveau fascisme, du « fascisme de consommation » sont sans limites). Pasolini le fait en poète, en tentant, donc, d’inventer une forme, de donner corps dans la langue à la tension qui le déchire.
À l’image d’un monde devenu « schizoïde », les poèmes perdent la clarté cristalline et ciselée des Cendres de Gramsci. Leur opacité – cette syntaxe éclatée que Pasolini qualifie lui-même d’« engins explosifs » –, leur densité, leur hermétisme, en un mot leur difficulté, sont-ils le signe d’une tentative de réappropriation de l’événement historique face au mal ? Sont-ils délibérés, à l’image de cette injonction que Pasolini emprunte à Valéry : « Mettons-y un peu d’obscurité » ? Pourtant, la grande force du recueil réside aussi, de manière inattendue, dans son aspect sensoriel, solaire, érotique. Pasolini se dit « insatiable » de la vie et révèle une facette intime dans ses poèmes à Maria Callas.
Je ne les dirais pas hermétiques, ces poèmes – certains, d’ailleurs, surprennent par une apparente simplicité ou touchent par l’élan immédiat qui s’y manifeste (tendresse, désir de fraternité), et la plupart sont portés par une grande vivacité et une force d’adresse étonnante… Mais, vous avez raison, ils sont denses le plus souvent, et presque toujours complexes, c’est indéniable, ne serait-ce que parce qu’ils font appel à un hors texte. Les lire nécessite pour commencer que l’on ait accès à leur contexte d’écriture.
Ils sont écrits, je l’ai dit, en réaction, soit à des évènements de la vie de Pasolini, soit à des faits d’actualité dont on n’a pas ou plus connaissance aujourd’hui – d’où la nécessité des notes.
Même le statut de l’adresse – car parfois Pasolini s’adresse tout à fait directement : à Bob Kennedy, au militant Rudi Dutschke, aux jeunes gens d’alors (« oh génération infortunée », s’exclame-t-il), à un juge, à un responsable du PCI… ainsi qu’à Ninetto Davoli et à Maria Callas, dans de magnifiques poèmes d’amour et d’amitié : neuf poèmes concernant Maria Callas, à qui il vient de donner son premier rôle d’actrice dans Médée – même alors, le statut de cette adresse est complexe, car il peut changer plusieurs fois dans un même poème, comme l’annonce d’emblée le poème « Il » ou « tu ». Et – syntaxe éclatée parfois, ponctuation déroutante, vers très longs, à la fois rhétoriques et convulsés, ou bien babil régressif et glossolalie – la poésie est constamment mise à l’épreuve. Avec la même rigueur et la même liberté qu’est mis en question le statut d’énonciation du poète lui-même.
Quant à Valéry, Pasolini le rencontre par Jakobson. Pasolini s’est très tôt intéressé à la linguistique, puis à la sémiotique. Et la question linguistique est pour Pasolini une question politique. Il a mené une réflexion sur la poésie, analysant notamment les deux grands courants du siècle, la poésie hermétique et le néo-réalisme. La poésie hermétique, qui l’a vivement intéressé, avait contre elle d’être la poésie de la période fasciste. En tant qu’elle se voulait pure de toute souillure des réalités, connectée aux ressources de l’irrationalité mais distante du monde, indifférente à l’histoire et à la lutte des classes, elle était adéquate au fascisme. C’est en réaction à cela qu’est né le mouvement néo-réaliste. Mais si le néo-réalisme avait pour lui son aptitude à rendre compte des contextes sociaux et historiques, à saisir les réalités et le parler des gens, il le faisait dans une langue que les auteurs ne pouvaient trouver, conclut Pasolini, qu’en remontant à la période préfasciste, et cette langue était donc la langue bourgeoise conservatrice. L’hermétisme, lui, avait malgré tout comme mérite de faire résistance, par sa recherche langagière, par son élitisme, au projet fasciste d’une langue pour tous, à son injonction de clarté (qui est aussi celle du nouveau fascisme, le « fascisme de consommation », qui réduit la langue à une langue de communication, un outil de publicité).
Quant aux nouvelles avant-gardes, Pasolini leur reprochera de se préoccuper exclusivement de la forme et d’avoir une utilisation trop technicienne du langage, participant alors elles aussi à sa dégradation. Pasolini soutient que « l’expressivité linguistique » (7) reste seule apte à contrecarrer l’uniformisation de la culture et la mécanisation de l’humain. Et ce que les nouvelles avant-gardes littéraires négligent également, dit-il, ce qu’elles ne perçoivent pas, tout occupées qu’elles sont par la rupture, par la condamnation des formes du passé et du langage aliéné (à l’idéologie, au capitalisme), c’est le fait que le présent, et donc l’avenir, se fonde sur l’héritage des siècles précédents.
Conscient que l’engagement exige un langage, Pasolini va donc chercher des pistes personnelles d’expérimentation, en puisant dans la tradition, en se tournant vers Dante, le poète civique, vers le multilinguisme du père de la langue italienne, qui aura ouvert la possibilité d’une langue commune non par uniformisation et nivellement, mais au contraire en accueillant dans sa poésie les multiples parlers vulgaires et leur évolution.
Transhumaner et organiser est en continuité avec cette réflexion, il est travaillé par elle et en porte des traces (allusions directes ou indirectes), mais il est aussi en rupture.
La ligne de force que vous avez notée, qui va du poème-engin explosif à « mettons-y un peu d’obscurité », est l’une de celles qui indiquent comment Pasolini, découvrant l’humour en poésie et se déclarant poète-bouffon, retourne la désillusion ou l’échec pour en faire un nouvel opérateur critique et un nouveau vecteur d’invention.

Pier Paolo Pasolini, Transhumaner et organiser, traduction de Florence Pazzottu, postface de Hervé Joubert-Laurencin, éditions LansKine, octobre 2025, 248 pages, 20 euros
A noter ce samedi 6 décembre à 19h rencontre à la Maison de la poésie de Paris autour de Tranhhsumaner et organiser avec Florence Pazzottu, Hervé Joubert-Laurencin et Martin Rueff
Notes
(1) Comme l’éclaire Hervé Joubert-Laurencin dans Le grand chant. Pasolini poète et cinéaste, éditions Macula, 2022.
(2) Paru chez Garzanti également en 1957, le recueil avait été lauréat du prestigieux prix Viareggio (ex aequo avec Les Poésies de Sandro Penna, dans la section poésie, Le Baron perché d’Italo Calvino et Valentino de Natalia Ginzburg, dans la section récit). Les Cendres de Gramsci a paru le 5 mars 2025 aux éditions Ypsilon, dans une traduction de Jean-Paul Manganaro.
(3) Poésie en forme de rose, Payot Rivage Poche, 2015, traduit et préfacé par René de Ceccatty.
(4) Saggi sulla politica e sulla società, réunis par Walter Siti et Silvia De Laude, cinquième volume de Tutte le opere (Œuvres complètes) de PPP sous la direction de Walter Siti, parus chez Mondadori dans la collection «I Meridiani» en 1999 – p. 755-756. Plusieurs textes des Saggi sulla politica… ont été traduits par Caroline Michel et Hervé Joubert-Laurencin et publiés aux Solitaires intempestifs en 2003 sous le titre Contre la télévision et autres textes sur la politique et la société.
(5) Idem.
(6) Per il cinema - Pier Paolo Pasolini, I Meridiani edizione, 2001.
(7) Voir « Les Nouvelles questions linguistiques », un essai de 1964, paru dans Critique en 2024 (n° 925-926) dans une traduction de Martin Rueff.







