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Photo du rédacteurJan Baetens

"Fugues" ou les aventures du premier roman



Fugues (c) Plissart/Les Impressions Nouvelles


En 1983, la photographe belge Marie-Françoise Plissart publie aux éditions de Minuit son premier roman, Fugues – en fait un roman-photo, sur un scénario de Benoît Peeters, qui co-signe le livre. Quatre décennies plus tard, en 2024, Fugues reparaît, sous une nouvelle couverture et dans un format légèrement différent, chez un autre éditeur, Les Impressions Nouvelles, et avec une postface inédite de Benoît Peeters, « Vers le roman photographique ». Une réédition donc, techniquement parlant, mais en même temps aussi un « premier roman ». Le paradoxe est là, mais il n’est peut-être qu’apparent.

 

Il y a certes moyen de jouer avec les apparences : l’échec (commercial) du roman-photo que les éditions de Minuit ont essayé d’imposer dans les années 80 et dont Plissart était la figure centrale, fait que l’autrice peut apparaître aujourd’hui comme primo-romancière –et ce dans un genre que beaucoup ne reconnaîtront même pas comme genre romanesque à part entière, digne de côtoyer les « vrais » romans de la rentrée. Cet échec fut réel, malgré les efforts non moins réels de l’éditeur, qui avait publié Droit de regards, le second roman-photo de Plissart – toujours sur un scénario de Peeters mais qui n’apparaît plus comme co-signataire du livre – sous forme de diptyque : les cent pages du récit sans paroles de la photographe étaient accompagnées d’une « lecture » de quarante-huit pages de Jacques Derrida. Plus tard et ailleurs, notamment dans la traduction américaine du texte, on retrouvera Derrida comme seul auteur du livre, le roman-photo de Plissart étant alors réduit à la simple illustration d’un propos philosophique. Les apparences sont donc un rien vacillantes : un premier roman qui n’en est peut-être pas tout à fait un, car co-signé par un auteur déjà bien établi ; un second roman qui est peut-être le vrai premier mais qui changera de signataire principal –et ce malgré le caractère féministe et queer avant la lettre de Droit de regards !; enfin aussi un roman que tout le monde n’est pas prêt à lire comme tel (et comment être « primo-romancière » quand on écrit quelque chose qui n’est pas un roman ?).

 

Il importe dès lors de regarder d’un peu plus près la notion même de « premier roman », sujette à caution à plus d’un titre. Car même défini de manière purement technique, un texte présenté comme premier roman est loin d’être toujours capable de remplir toutes les conditions pour être qualifié comme tel. En voici quatre cas de figure (la liste ne se veut nullement exhaustive) :

 

1.    Les premiers romans qui sont en fait des faux ou des mystifications, publiés sous pseudonymes par des auteurs ayant parfois déjà une vraie œuvre : inutile de rappeler le feuilleton Ajar/Gary, si ce n’est pour insister sur le fait qu’il est tout sauf exceptionnel.

2.    Les premiers romans qui n’apparaissent qu’après coup, au moment où le prestige de l’auteur permet d’exhumer des textes plus ou moins de jeunesse, restés inédits : c’est le cas du Condottiere de Perec, publié en 2012 (pour être plus précis, c’est son « troisième » premier roman, le tout premier, Les Errants, est perdu à ce jour, le second, L’Attentat de Sarajevo ne paraîtra qu’en 2016) ; c’est aussi le cas d’Un régicide d’Alain Robbe-Grillet. Et que dire de Jean Santeuil, qui ouvre la longue série des « sources » et de « premières versions » toujours plus enfouies de la Recherche ? Ici encore, chaque lectrice ou chaque lecteur aura sans doute ses propres exemples.

3.    Les premiers romans soumis en salve à l’éditeur, qui choisit de les sortir dans un ordre qui n’est pas celui de leur rédaction. Un bon exemple (et merci à Thierry Horguelin pour me l’avoir signalé) est l’œuvre de Réjean Ducharme. Après le refus d’un éditeur québécois, l’auteur envoie un trio de romans à Gallimard, Le Nez qui voque, Océantume et L’Avalée des avalés, lequel acceptera d’en publier deux, à commencer par le dernier, L’Avalée des avalés (1966), avant de continuer avec un des premiers, Le Nez qui voque (1967). Ici encore, il est raisonnable de supposer que Ducharme n’est pas le seul à voir paraître un premier roman comme second (et inversement). Soulignons que telle situation est la règle pour bien des textes en traduction : on traduit d’abord un roman récent qui s’est fait remarquer à l’étranger, et en cas de succès il devient possible de remonter en arrière.

4.    Enfin, les premiers romans que l’exemple de Fugues remet au cœur de l’actualité : le retour de certains textes de certains autrices ou auteurs « oubliés », dont le travail pionnier ne devient lisible qu’après-coup. L’œuvre de Monique Wittig en est un autre exemple : immédiatement remarquée, mais pour des raisons fort éloignées de ce qui va devenir le centre de son engagement politique et philosophique (son premier roman, L’Opoponax, a obtenu le prix Médicis en 1964, mais en tant qu’illustrations des nouvelles voies du Nouveau Roman), la radicalité de la pensée féministe-matérialiste de Wittig ne trouve qu’aujourd’hui sa vraie place en France. On pourrait y ajouter l’exemple –  autre « cas » littéraire, tragique lui aussi pour plus d’une raison – de la Suite française d’Irène Némirovsky, dont le manuscrit ne sort en livre qu’en 2004, soit plus de soixante ans après la disparition de l’autrice à Auschwitz (et bien après que ses autres textes, publiés dans l’entre-deux-guerres, étaient déjà en train d’être oubliés). Avec l’érosion d’une certaine mémoire littéraire, on peut d’ailleurs gager que ce genre de « retours » se fera de plus en plus fréquent.

 

À la lumière de ces périples éditoriaux, et en détournant légèrement le sens de la formule de Simone de Beauvoir (mais détournement n’est pas synonyme de falsification), il n’est pas exagéré de dire qu’on ne naît pas premier roman, mais qu’on le devient.

 

Il est tentant de lire sous le terme de « périples » un mot comme « manipulations ». Il est incontestable que l’engouement du premier roman est exploité à fond par le monde l’édition contemporaines, mais il serait injuste de le voir comme seul « coupable » d’un régime littéraire et temporel qui joue sur le coup au détriment de l’œuvre, préférant la mode à la durée, obnubilé par le scoop et le matraquage médiatiques. C’était déjà une des leçons d’Adorno et Horkheimer dans leur critique de l’industrie culturelle et de la culture de masse : le public n’est pas seulement victime (il l’est sûrement, évitons tout malentendu), il est aussi complice.

 

Il ne peut toutefois suffire de pointer du doigt les méfaits du marketing littéraire. L’institution du premier roman est également un dispositif qui permet des percées plus intéressantes que celle des prix et des passages télé. D’abord le premier roman pousse les éditeurs à prendre des risques (et il serait naïf de dire qu’ils ne le font  que dans leurs intérêts bien compris : il ne faut pas se voiler la face devant le fait que la librairie tout comme le cinéma est aussi une industrie, sans quoi son efficace serait proche de zéro). Le premier roman aide aussi, comme certains des exemples cités ont pu le montrer, à repenser la question du temps dans l’histoire littéraire et peut-être même dans l’histoire tout court : le rapport entre présent et passé n’est jamais celui d’un avant et d’un après ni de l’enchaînement inexorable vers quelque chose de plus en plus immaîtrisable. Enfin, l’attention donnée au premier roman révèle aussi le pouvoir du public. En ce sens, il constitue un appel à la responsabilité comme à l’engagement : le premier roman nous oblige à nous prononcer en faveur de ce que nous souhaitons voir discuté, approfondi, modifié, quitte à rejeter le présent et un certain esprit du temps en vue d’explorer la plus grande nouveauté de ce qui a été ignoré, censuré, refoulé, puis oublié –forme suprême de toute censure.

 

Si l’hégémonie du « premier », du « nouveau », de l’ « inédit », du « jamais vu » est complète, le risque de l’oubli deviendra vite une réalité. Mais s’il contribue à repenser à renverser le cours d’une histoire où l’on est réduit à réagir (ou non) à des stimuli lancés sur le marché, le « premier », et dans le domaine littéraire du « premier roman », pourra jouer un rôle essentiel. La lecture de Fugues en convainc aisément : on a eu tort à sa sortie de ne pas voir ce qui se passait dans cette création hors normes et voilà qu’on a la chance de réparer cet oubli. Un texte à redécouvrir, donc, mais à lire dans une perspective précise : celle d’un regard sur la transmission qui ne cherche pas seulement à « sauver » de l’oubli (ce serait le versant patrimonialisant) mais aussi à trouver dans les exemples du passé de quoi produire de nouvelles altérités.




Benoît Peeters & Marie-Françoise Plissart, Fugues, Les Impressions nouvelles, 136 pages, 22 euros

A paraitre le 4 octobre 2024

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