Gabriel Gauthier : Des mesures illimitées (La Vallée du Test)
- Jan Baetens
- 7 mai
- 6 min de lecture

La poésie est-elle l’art du dire ? Elle se manifeste plutôt comme l’art du c’est-à-dire : le besoin, la possibilité, la chance de dire la même chose mais toujours de manière différente, puis de la redire encore une fois, exactement de la même façon sans toutefois se répéter, enfin de revenir à un point de départ resté tout à fait le même mais que la poésie rencontre comme si c’était pour elle la première fois. La Vallée du Test, quatrième livre de Gabriel Gauthier, illustre et pratique un tel art de la poésie, tout en offrant un art poétique de sa démarche, poésie et art poétique étant ici inséparables.
C’est, du point de vue des contenus, une réflexion aiguë sur thème du même et de l’autre, plus particulièrement sur les différences internes du même, qui devient autre dès qu’on s’y penche, et ses profondes similitudes avec tous les autres qu’on puisse imaginer. Un mot est toujours un mot pour un autre. Un autre mot est toujours le même que d’autres mots, voire que tous les autres. Dans le second cas, il suffit de trouver le point ou le pont qui les rapproche. Dans le premier, rien ne reste égal à lui-même dès qu’on perçoit l’abîme qui se creuse sous n’importe quel de nos vocables. La force de La Vallée du Test est de convertir cette idée ou ce programme de manière non pas abstraite, comme le donnent à lire ici, de façon pauvre et boiteuse, les phrases d’un compte rendu, mais absolument concrète, en prise directe avec le monde et notre expérience commune. Chez Gabriel Gauthier, la question du même et de l’autre n’est pas pensée en termes de concepts philosophiques, ce qu’ils sont aussi bien entendu, mais comme nœud ou tresse d’objets, de pensées, d’attitudes, d’événements liés au quotidien le plus immédiat, le mieux partagé, comme collection d’êtres et de choses qui s’unissent et se séparent dans un mouvement de danse perpétuel, passant de tel moment, tel lieu, tel usage, telle expression, telle personne à tels autres –et inversement. Tourner les pages d’un livre et voyager dans le temps ou l’espace font partie du même registre. Les deux actions déclenchent les mêmes sauts et dérives, se croisent de mille et une façons. Non sans humour, Gabriel Gauthier ne craint pas d’associer ces mouvements aux mondes du chaos, du rêve, de la magie, de la mystique, mais on comprend d’emblée que ces mots, tous explicitement donnés dans le texte, sont aux antipodes de toute espèce de confusion ou de flou artistique. Ce qu’ils disent, c’est l’énergie et le pouvoir de la création, non la fuite dans l’irrationnel ou le simple rejet des conventions. L’esprit fondamental de La Vallée du Test est invariablement du côté de la règle, plus exactement du jeu avec la règle, car la bonne règle s’ouvre volontiers au dérèglement. Aussi le livre vise-t-il à démontrer que la plus stricte des mesures débouche sur l’illimité, là où la refus de toute limite n’est que la voie royale de quelque pauvre démesure.
Or la poésie n’est pas seulement affaire de mots et de choses, elle est aussi question de vers, de techniques de rédaction, de dispositifs, brefs de mesures et de limites qu’on s’impose librement, comme c’est le cas ici. Dans La Vallée du Test, la poétique du même et de l’autre se voit élargie au domaine des formes, celles notamment du vers, du poème et du volume, que le lecteur découvre dans cet ordre-là (ni le titre, ni la quatrième de couverture ne daignent lever le moindre voile : ils s’interdisent à faire le travail à la place du texte lui-même).
Tous les vers du livre sont composés de chaînes de quatre mots, à dessein de longueur variable. Les dimensions des vers sont d’autant plus variables que Gabriel Gauthier, avec une ironie à peine cachée, prend comme règle qu’un mot composé en constitue deux, le trait d’union faisant office d’instrument de coupure, tandis que les couples de mots soudés à l’aide d’une apostrophe, signe typographique de l’élision grammaticale, n’en font qu’un seul : « elles-mêmes » compte donc pour deux mots, « l’assemblée », pour un seul, et ainsi de suite. Pareille idiosyncrasie détache et situe le vers, d’abord par rapport à la tradition séculaire du vers syllabique français, qui compte jusqu’à douze, ensuite par rapport à la tradition avant-gardiste internationale de l’isométrie, qui opte soit pour le même nombre de caractères (espaces comprises ou non), soit pour la même présentation visuelle (afin de créer des blocs typographiques rectangulaires, justifiés à gauche comme à droite), soit encore pour une combinaison des deux (comme dans les Dépôts de savoir & de technique de Denis Roche, qui prolonge les aventures du cut-up). La démarche de Gabriel Gauthier est tout autre, qui renouvelle la pratique du vers libre, aujourd’hui solution « molle » entre vers classique et vers d’avant-garde. Dans La Vallée du Test le passage à la ligne n’est plus dicté par des considérations de sens ni par le désir de mettre à mal la position même du vers comme marqueur usé jusqu’à la corde du discours poétique. Il dépend en revanche de la tentative de redonner toute sa force à l’enjambement sans pour autant en surestimer la portée. D’une part, l’enjambement devient systématique, ce qui ne peut que le banaliser. D’autre part, la brièveté des vers aidant, il se maintient aussi, mais sur un mode mesuré, à la fois rythmique et sémantique. Le lecteur entend vite que le texte ne recherche pas la « surprise » à chaque passage à la ligne. En même temps, il voit aussi que chaque nouveau vers continue inévitablement à susciter une petite secousse (les vers sont si courts qu’il est presque impossible de prévoir la suite et par conséquent d’être ballotté par une continuation totalement inattendue). Telle gestion du vers en fait le parfait équivalent formel de la tension du même et de l’autre au cœur du livre. Le saut d’une ligne à l’autre fonctionne ainsi à l’instar du trait d’union, qui aurait dû réunir les deux bouts d’un mot mais dont Gabriel Gauthier se sert justement pour scinder l’apparemment uni. Mais le même saut reste également analogue à l’usage de l’apostrophe, qui devrait scinder deux mots que l’auteur détourne joliment de sa fonction hégémonique.
Les glissements de ce genre ne s’arrêtent du reste pas au seuil du vers. La Vallée du Test explore non moins, de manière une fois de plus tout à fait transparente et subtilement ravageuse, les rapports entre le poème et son titre. Quand les poèmes se trouvent avoir un titre, ce qui est loin d’être toujours le cas, les mots qui servent de titre et qui ne commencent jamais par une majuscule (particularité qu’on remarque immédiatement dans un texte qui par ailleurs respecte scrupuleusement les conventions de l’imprimé) s’avèrent être les derniers mots du poème, mais que le texte ne donne pas : pour trouver les derniers mots du texte à hauteur de son commencement on n’a pas d’autre choix que de remonter en haut, dans l’espace de la page mais aussi dans le temps de la lecture : in the beginning is my end, pour paraphraser Eliot, mais voyons-y d’abord une nouvelle variation sur le ballet du même et de l’autre.
Une logique comparable se retrouve dans les reprises de certains mots et vers d’un poème et d’une section à l’autre, mais davantage encore dans la composition d’ensemble du volume, qui tisse poésie et prose, d’une part, et mot et image, d’autre part. Le livre se termine en effet par une nouvelle en prose, qui éclaire rétrospectivement bien des idées et techniques d’écriture de la poésie. Ces brèves pages représentent, mais à la fin du livre, non au début, ce qui « manque » à la longue partie en vers. Le lecteur se rappelle alors que le volume s’était ouvert sur une mystérieuse épigraphe, suite de quatre signes de forme vaguement cunéiforme, que le jeu sur les titres des poèmes invite à lire comme le titre inaugural de la nouvelle qui clôt le livre. Pareille interprétation aide à mieux saisir l’évocation dans le texte en prose de toutes sortes de manœuvres et mouvements chorégraphiques tantôt artistiques, comme dans le cadre d’un festival de danse, tantôt joyeusement terre à terre, comme les consignes de sécurité esquissées par les mains d’une hôtesse de l’air –tous mouvements que le narrateur de la nouvelle « échoue » à décrire verbalement, mais que par là même le texte nous pousse in fine à bien « regarder » à l’entrée du livre, où les dessins cités en exergue finissent par être déchiffrés à la manière des titres des poèmes : ce sont des clés, affichées en même temps que mises entre parenthèses.
La Vallée du Test est un livre essentiel, qui montre de nouvelles façons de dire le monde à travers un travail sur la forme. Mais ce travail ne cherche nullement à fuir la représentation du monde qui existe en dehors du poème. Il produit en revanche un va-et-vient stimulant entre fond et forme d’une manière qui a aussi le courage de rester immédiatement et totalement lisible.

Gabriel Gauthier, La Vallée du Test, José Corti, avril 2025, 152 pages, 19 euros