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Photo du rédacteurRomain Bertrand

Histoire et littérature : un amour apache ?




Pour être tout à fait franc, j’entretiens avec la littérature un commerce ambivalent, quelque chose de l’ordre de ce que les Mexicains nomment « l’amour apache » : un mélange de tendresse et de narquoiserie qui n’exclut pas les scènes de ménage (ni les réconciliations sur l’oreiller). Pour une part, la littérature m’est une compagnie familière, et ce par simple effet de trajectoire – une librairie de village particulièrement bien achalandée, une ingénieuse politique parentale de budget dédié à l’acquisition hebdomadaire d’un « Poche », un bac A1, une hypokhâgne. Je ne peux pas dire que lire me repose – c’est tout l’inverse : la fiction me met en ébullition –, mais enfin, je « fréquente » les librairies. Lorsque je suis « monté à Paris », voici près de 30 ans, Tschann et Compagnie m’intimidaient à la façon de grandes dames apprêtées. J’ai de la littérature, par atavisme, une haute idée. Qui plus est, je connais quelques auteurs et autrices, et ce sont tous et toutes des personnes très sympathiques.

Mais d’autre part, le rapport contemporain des sciences humaines à la littérature, leur obsession croissante à s’en réclamer ou à la braver sur son terrain ne laissent pas de m’intriguer. Je peux même dire qu’ils me mettent sur le qui-vive. L’histoire et l’anthropologie (de longue date), la sociologie (plus récemment), paraissent envier au romancier (plus rarement au poète), sinon ses facilités de plume ou sa liberté d’invention, du moins sa capacité à désarmer le lecteur pour mieux le convaincre. À rebours d’une longue tradition savante de défiance à l’égard des belles-lettres, la littérature semble de plus en plus envisagée par les praticiens de sciences humaines comme une alliée naturelle, un raccourci commode vers le Pays des Choses[1]. Le « beau danger[2] » est devenu – presque sans discussion – une promesse un peu mièvre : ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup de lecteurs.

Or, le propre de l’historien – sa grâce et son fardeau –, c’est, selon Michel de Certeau, de « parler dans une parole venue d’ailleurs », c’est-à-dire de laisser le dernier mot à ceux et à celles dont il s’évertue à restituer la présence. Il lui incombe d’écrire le livre dont nous ne sommes pas le héros, « le roman dont nous sommes exclus[3] ». Entendez qu’il lui appartient de faire récit, sans la corrompre, moins encore la domestiquer, de l’étrangeté d’un autrefois ou d’un ailleurs. Dès lors, comment l’historien, et tout aussi bien l’anthropologue ou le sociologue, peut-il « trouver sa voix » sans risquer d’affadir ou d’étouffer la « parole venue d’ailleurs » dont il s’est institué le dépositaire ? Pour nombre d’entre nous, le programme ne souffre aucune ambigüité : pour ne pas faire de l’histoire la caution savante d’un rapport d’évidence au monde social, pour ramener les certitudes d’aujourd’hui à leur condition de choix arbitraires et contingents, pour « mettre en morceaux le jeu consolant des reconnaissances[4] », bref : pour ne plus s’y retrouver, il faut faire de l’écriture l’écrin d’une altérité. Et cela implique de baisser d’un ton plutôt que de monter en gamme.

Malheureusement, la chose est plus facile à dire qu’à faire. Une mise en récit implique toujours de s’abandonner à un ton – fût-ce celui, tout sauf neutre, de l’érudition. S’il est certainement difficile de devenir un « auteur », il l’est plus encore de ne pas l’être, ou de l’être le moins possible. C’est peut-être cet impératif catégorique des sciences humaines, « parler dans une parole venue d’ailleurs », qui m’a souvent fait préférer, au chapitre de mes lectures extra-professionnelles, les écritures prudentes et précises, qui accueillent le monde plus qu’elles ne le glosent, comme celle de Philippe Jaccottet (« Ne rien expliquer, mais prononcer juste[5] »). Parler à voix basse, donc, ou mieux encore : changer de voix aussi fréquemment que possible. Et même : « jouer » avec la littérature, endosser comme des déguisements successifs ses registres narratifs les plus immédiatement reconnaissables – adopter à front renversé l’emphase de l’épopée pour dégonfler la baudruche des Grandes découvertes, mimer jusqu’à la parodie la fausse assurance du « récit de voyage » pour en effriter la puissance.

Car voilà : en matière de mise en récit du passé, la littérature est tout sauf innocente. Si elle s’évertue désormais – avec entrain et même succès – à « décrotter les auréoles de leurs dorures[6] », elle a aussi longtemps pris part à la fabrique des légendes douillettes qui nous empêchent de regarder en face ce que nous avons vraiment été, et ce que nous avons vraiment fait. S’il existe une « modernité littéraire » (et elle ne peut manquer d’exister dès lors que certains y croient), c’est que la Modernité est pour partie littéraire, qu’elle s’est forgée et justifiée – disculpée de ses saccages, donc – au moyen d’énonciations poétiques et romanesques spécifiques. La littérature (la peinture n’est pas en reste) n’a pas lésiné sur les artifices pour transfigurer un monde ensuifé en Jardin des délices. Voyez comment, en 1902, le prince Albert Ier de Monaco use et abuse d’un verbe châtié pour transformer, dans sa Carrière d’un navigateur, le plomb de chasse en or de la Science et du Progrès[7]. Le roman « naturaliste », où il est si peu question de nature, est le patois de la Modernité tout comme le halètement de la locomotive en est la mélopée.

On ne peut donc questionner la Modernité, passer ses postulats au crible de la critique, qu’à condition de se défier, non seulement des récits au moyen desquels elle s’est instituée, mais aussi de la langue qu’elle nous a léguée. Suprême paradoxe, on ne peut y parvenir qu’à la manière – agile et retorse – de la littérature : depuis cette langue, de l’intérieur même de ces récits, en cheminant dans leurs failles. Nous n’avons pas à disposition de langage tierce, indemne de ses remplois : nous devons faire avec des périodes rouillées, des sentences qui grincent. On peut bien sûr, pour tenter de dégripper la machine, recourir à mille stratagèmes. On peut chambouler d’un même mouvement les lexiques et les époques en usant à contre-temps d’un état de la langue : faire parler les conquistadors à la façon de Bardamu comme d’autres transforment la vie de Marie-Antoinette en opéra-rock. On peut encore, comme y excellait Michelet, « troubler la proportion des faits[8] » et accorder, tout du moins pour quelques pages, autant d’importance narrative à un esclave malais qu’à Magellan. Dès lors que nous n’acceptons pas benoîtement les demi-vérités qu’il charrie, nous sommes tous des évadés du langage.

Pour ce qui me concerne, je n’ai que brièvement de telles audaces. Il n’y a rien que de très casanier dans ma façon de travailler un texte. Passé le temps de la recherche (la lecture des bibliographies spécialisées, l’enquête en archives, la transcription et la traduction des documents), l’entrée en écriture tient pour moi du saut – réjouissant – dans l’inconnu. Si je sais d’emblée où je veux aller, je ne sais jamais comment, par les mots, y parvenir. Le ton du récit s’établit de lui-même, au fil des versions successives des premiers chapitres : cela semble sonner juste ainsi, et pas autrement. Ayant atteint à une sorte de « vitesse de croisière » du phrasé, je n’en change plus, et quand bien même je le voudrais, je ne suis pas sûr que j’y arriverais ; j’ai en tout cas ce pressentiment que tout, alors, s’écroulerait. Comme beaucoup, plus j’écris, moins j’écris. Une part importante de ma relecture quotidienne des pages écrites la veille consiste à tailler plus serré le texte, à l’émonder de ses adverbes et, surtout, des marqueurs de causalité – la démonstration « tient » d’autant mieux que les paragraphes s’enchaînent d’eux-mêmes. Je rabote ici, je replâtre là.

La confection d’un ouvrage me prend – presque invariablement – quatre à cinq années. Trois sont dédiées à l’enquête et aux divers déplacements qu’elle induit, une à deux à l’écriture. Mais l’enquête ne s’arrête jamais (et puisque je suis spécialiste d’un petit lopin de temps et d’espace qu’inlassablement je laboure, mes livres ne sont en réalité que les épisodes d’un seul et même feuilleton). Il faut toujours « préciser un point », « mettre au clair » un développement, vérifier une transcription ou une datation, et pour cela retourner aux archives. Jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’à la remise du manuscrit, la découverte ou la réinterprétation d’un document sont susceptibles de changer toute la donne d’un, voire de plusieurs chapitres. L’instabilité patronymique et le pullulement homonymique de l’époque moderne, la variabilité des graphies d’un type de sources à un autre, la fatigue des yeux et de l’esprit au terme d’une journée de dépouillement, rendent inéluctables les méprises, partant les reprises et les corrections. En histoire, on n’a pas le luxe de tuer ses personnages, qui sont par définition déjà morts, mais on est en mesure de les multiplier à sa guise. Tant mieux, car si « il faut beaucoup de monde pour donner un visage à un mythe[9] », il en faut plus encore pour le défigurer.

En outre, la capacité de compréhension et de traduction des sources croissant avec leur fréquentation, il faut toujours retourner y voir de plus près pour homogénéiser leur emploi au fil du manuscrit. Enfin, lorsqu’un relecteur ou une relectrice, de préférence profane et de nature pinailleuse, ne « comprend pas » tel ou tel passage, la solution est immanquablement de décrire « plus densément », ce qui oblige à compléter un volet de documentation. Vous avez beau jeu d’évoquer souverainement une nef dieppoise de 120 tonneaux : pour peu que l’on vous demande à quoi cela ressemble vraiment, vous voilà parti pour des mois de lectures complémentaires – mais vous saurez bientôt tout sur les boulines et les grelins. Impossible pour cela, quand bien même on en nourrirait le désir, d’écrire d’un jet, dans la fulgurance. On aimerait pouvoir dire : « Mon ivresse est garante de ma vérité[10] », mais voilà : le déchiffrement d’un registre de vicomté vous dégrise instantanément. Il n’est pas exclu qu’il y ait aussi dans cette persistante labilité du texte, de bout en bout soumis à la pression externe des sources, une part de jeu avec et contre soi-même – cela, du moins, oblige à rester vigilant.

Rien que de très banal, en somme. Mais il me semble qu’historiens et écrivains ne sont jamais plus proches que lorsqu’ils partagent un même rapport inquiet et prudent à la langue – une même exigence de justesse, au double sens de précision lexicale et d’économie de moyens narratifs (remplacez les boulines par des grelins, et vous ruinerez votre voilure)[11]. En revanche, lorsque les uns se réclament à cor et à cri des autres, ce sont deux versions caricaturales de l’Histoire et de la Littérature, deux spectres flasques du XIXe siècle, qui en viennent à se faire face. Je crois que pour ma part, j’aime trop la littérature pour ne pas lui chercher noise et attendre d’elle autre chose que de l’agacement. Amor apache.  





Dernier livre paru :

Les Grandes déconvenues : La Renaissance, Sumatra, les frères Parmentier, Le Seuil, « L’Univers historique », mars 2024, 384 pages, 24,50€

A noter le passage en poche chez Verdier :

Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan, Verdier/Poche, février 2024, 190 pages, 9,50€




Notes :

[1] Romain Bertrand et Antoine Lilti, « Le temps du récit. Histoire, fiction, littérature », Annales ESC, 2020, 75 (3-4), p. 447-463.

[2] Michel Foucault, Le Beau danger. Un entretien de Michel Foucault avec Claude Bonnefoy, éd. P. Artières, Paris, EHESS, 2011 (1968).

[3] Michel de Certeau, La Fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, p. 320.

[4] Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », dans Coll., Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, 1971, p. 160.

[5] Philippe Jaccottet, La Semaison. Carnets, 1954-1979, Paris, Pléiade-Gallimard, 1984, p. 343.

[6] Éric Vuillard, « La vie commune des hommes », Le Monde, 21 mai 2014.

[7] Un ouvrage (mal)traité plus avant dans Romain Bertrand, Le Détail du monde. L’art perdu de la description de la nature, Paris, Seuil, 2019, p. 119-127.

[8] Roland Barthes, « Aujourd’hui, Michelet », dans Id., Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984 (1972), p. 241-253.

[9] Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente. Tome I, Paris, P.O.L, 2016, p. 118.

[10] Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, éd. Agnès Castiglione, Paris, Albin Michel, 2007, p. 116.

[11] Maylis de Kerangal, Chromes, Paris, IMEC, 2020.

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