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Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

"Houris" de Kamel Daoud ou… écrire sa catabase

Dernière mise à jour : 17 sept.



Lire un roman, surtout d’un écrivain déjà  connu, très médiatisé et qui, par ailleurs, a défrayé la chronique entre les deux pays, Algérie/France, n’est jamais innocent. Et il faut se garder de  porter d’entrée de jeu un jugement de valeur selon le crédit qu’on accorde ou non à l’intellectuel médiatique qu’il est devenu. On constate que, depuis la sortie du nouveau roman de Kamel Daoud, les éloges pleuvent de ce côté nord de la Méditerranée, saluant son « courage » et son dévoilement d’une séquence historique particulièrement lourde pour son pays d’origine qui l’aurait effacée. Nous connaissons la double lecture que peuvent susciter les œuvres algérennes en langue française, surtout lorsqu’elles traitent de l’histoire coloniale et postcoloniale.



 

Ce que nous allons faire, comme chaque fois que nous présentons un roman, c’est plutôt de nous attarder sur la fabrique du texte dans les espaces qu’il offre à notre lecture. Car c’est cela qui importe et non les prises de position plus ou moins intempestives de l’auteur dans un article du Point, à la radio ou dans une émission de télévision.

 

Le premier exergue du roman se veut, comme tout exergue, explication, signe de la piste à suivre. C’est un extrait de la Descente d’Ishtar (Inanna) aux Enfers, première descente attestée où une femme est actrice, il y a quelques siècles... Le terme catabase (du grec ancien) peut désigner dans les épopées un motif récurrent de la descente aux enfers. Quelques explications prises  sur le net : « La Descente d'Inanna aux Enfers (ou, dans sa version akkadienne, Descente d'Ishtar aux Enfers) est un mythe sumérien qui raconte comment la déesse Inanna (Ishtar en akkadien) descend aux Enfers afin d'en renverser la dirigeante, sa sœur Ereshkigal, la « Reine des Morts ». Il est précisé que « ce récit est porteur de nombreuses informations sur la culture mésopotamienne qu'il a marquée à tel point qu'on en retrouve des traces en Grèce, en Phénicie et dans l'Ancien Testament ». Une traduction un peu différente mais qui recoupe la citation choisie par K. Daoud, est donnée : « Neti (ou Ninghizhidda, le serpent cornu) s’étonne de la voir ici surtout quand elle annonce clairement qui elle est : «  Si vous êtes vraiment Inanna, reine de ciel,/ Sur son chemin de l'Est,/ Pourquoi votre cœur vous a-t-il mené sur la route/ D'où aucun voyageur ne revient ?" Le personnage féminin qui est protagoniste et narratrice première ne peut qu’entamer ce retour périlleux vers le royaume des morts pour retrouver sa sœur : en reviendra-t-elle ?  Plutôt que d’explorer la piste de cette référence ancienne, j’interprète ce retour comme celui du jeune journaliste du Quotidien d’Oran, marqué par ses premières années de reportages évoqués dans ses entretiens et, en particulier, celui du Point où il dit qu’on lui faisait diminuer le nombre de cadavres qu’il  avait dénombré sur le terrain pour minimiser les massacres. Cette mémoire vive, il ne l’énonce pas à la première personne, il la distribue au féminin/masculin en choisissant deux victimes aux prises avec leurs post-traumatismes, Aube et Aïssa, donnant l’impression qu’il touche une large partie de la population algérienne.

 

Le second exergue marque la date de la guerre dont il veut parler. La loi dite de la « Concorde civile » a été soumise eu Parlement algérien par le président A. Bouteflika et a été adoptée le 8 juillet 1999. Puis il y a eu un référendum le 16 septembre 1999. Le 15 août 2005, un nouveau référendum a été organisé pour le vote sur la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale ». C’est à cette charte que K. Daoud emprunte son article 46, réprimant toute utilisation de la décennie noire dans l’espace politique et public. On suppose que dans la mesure où c’est le thème du roman de revenir sur cette décennie noire, K. Daoud se désigne comme future réprimé du pouvoir et exemplifie comme date-clef, l’année 2005 où commencerait la « vraie » guerre en Algérie, selon lui. Cette loi, la narratrice la nomme « la langue de l’oubli ».Elle protège sa « sœur aînée », la guerre contre la France, « qui prend toute la place » et impose cette indépendance maudite, ce miroir aux alouettes :

 

« Regarde, au loin, dans la rue centrale, près du lycée : tout s’ordonne  pour que rien ne filtre de mon histoire. Les gens font semblant de discuter de choses importantes. Le ciel n’a aucun souvenir de la nuit passée et Dieu pose l’index sur ses lèvres nuageuses. Jurerais-tu qu’il y eut la guerre à Oran, toi ? Croirais-tu qu’on y a compté des milliers de morts, des bombes, des massacres et des blessés pendant des années ? Avec ce beau temps de juin, même mourir semble une médisance. Tout est ordonné pour que tous oublient, et moi aussi ».

 

Trois parties pour plus de 400 pages - Le roman lui-même donne une importance extrême aux dates car il resserre sa scénographie autour de l’intensité de la tragédie : 7 jours (7 chiffre symbole), du 16 au 22 juin 2018 à l’aube ; il faut y ajouter l’épilogue, « Oran, un an plus tard ». Il distribue sa matière en trois parties aux titres-balises sans grande originalité, guidant le lecteur dans les jeux d’entrecroisement des personnages et de brouillage de la chronologie car si le drame se déroule en sept jours, la mémoire fait remonter d’autres temps.

 

Première balise, « La Voix », entièrement consacrée à la protagoniste, Aube. Et à sa particularité qui l’a dotée de deux voix, une voix intérieure dont on comprendra vite, à de multiples signes, que c’est la langue française, celle dans laquelle elle peut tout dire puisqu’elle et sa « future » fille sont seules à l’entendre ; sa voix extérieure, la langue arabe, langue de la répression, des interdits et de la violence. Inutile de s’attarder sur les déclarations d’Aube à « la langue intérieure », Zabor regorgeait déjà d’hommages à la langue française. Sa mère adoptive veut la faire opérer une nouvelle fois pour qu’elle puisse parler : « que mon larynx soit sauvé et que mes deux langues s’épousent. Que la voix du canard et la voix de l’ange réussissent à muer en une unique langue riche et vigoureuse et que cette langue-là devienne la vraie langue de dehors ».

La seconde balise, « Le Labyrinthe » reprend en titre le célèbre motif de la mythologie grecque ancienne, très sollicité par les écrivains, pour embarquer le lecteur dans un parcours sinueux plein de fausses pistes et de dangers. Au bout du labyrinthe, quel Minotaure trouvera Aube ? « Nous voilà de retour à l’entrée du labyrinthe » note-t-elle alors qu’elle approche de son village martyr.

Enfin la troisième balise « Le Couteau » ne peut que nous entraîner dans le motif le plus récurrent pour l’Algérie et d’autres pays arabo-musulmans… le couteau de L’EtrangerLe Couteau, récit de Salman Rushdie, etc. Qui dit « couteau » dit « musulman » ou l’inverse, n’est-ce pas ! « Le couteau approchait de ma gorge et je nageais dans son éclat ciselé comme un verset ».

 

Si l’Algérie m’était contée… 

« Une jeune abîmée » de 26 ans cache ou exhibe (selon) un sourire étrange et monstrueux (chacun ses références… j’ai pensé alors à L’Homme qui rit de Victor Hugo et à la figure mutilée de Gwynplaine et malgré les insistantes descriptions minutieuses du romancier, il est difficile de se faire une idée de la mutilation ; on la lit alors comme le symbole de la parole confisquée aux femmes) qui contraste avec des yeux « à la couleur rare, or et vert, comme le paradis ». Elle se confie longuement  à l’enfant qu’elle porte et dont elle veut avorter car elle ne veut pas la mettre au monde dans une société où les femmes sont condamnées à la violence.

Ce long monologue, qui couvre les 150 premières pages donne, en touches successives, les raisons de son état, le profil et le projet de sa mère adoptive, celle qui l’a sauvée la nuit du massacre du dernier jour de 1999 au premier jour de l’an 2000 (encore un symbole, le passage d’un siècle à l’autre). Elle est coiffeuse et a quelques jours devant elle car sa mère est absente, partie en Belgique pour trouver le chirurgien miracle capable de réparer ses cordes vocales sectionnées. Elle confie à sa fille tout ce qu’elle et sa mère ont vécu depuis ses 5 ans, en 2000. Ne parvenant pas à se décider – elle a pourtant les pilules pour avorter –, elle prend la route du retour à son village jamais revu, lieu du massacre, Had Chekala où elle a échappé à l’égorgement mais n’a pu éviter d’être mutilée. Elle pense qu’elle peut y trouver la décision à prendre.

S’ouvre alors une seconde partie d’à peu près la même longueur où elle se retrouve sur l’autoroute entre Oran et Oued Tlelat, près du village, pour le « voyage vers le pays de (sa) sœur défunte ». La chronologie se brouille le temps de péripéties qui laissent Aube bien abîmée car elle a subi une agression ; son « sourire » lui permettant d’échapper au viol Mais miracle, un chauffeur de fourgonnette s’arrête pour la prendre en charge, à son grand étonnement : « Je me représente une jeune fille de vingt six ans aux cheveux mal coiffés, avec des marques de coup sur la joue, portant une chemise déchirée et un foulard fin, en plein été, autour de la gorge. Pieds nus surtout, plantés dans la terre déserte, sur une route algérienne. Une mendiante marmonnant au soleil… », un  vendredi jour de prière de surcroit.

Ce chauffeur l’interpelle et veut la protéger. Il se nomme Aïssa Guerdi et voit, dans sa présence insolite, « un signe ». Obsédé par sa propre histoire d’agression par les islamistes qui l’ont laissé en vie pour qu’il soit « un témoin », il ressasse en boucle ses tentatives avortées de se faire entendre. Le labyrinthe est aussi bien le difficile chemin d’Aube vers Had Chekala que le discours obsessionnel d’Aïssa. Les 32 sous-chapitres qui le composent font alterner le discours de l’homme et le monologue intérieur d’Aube qui ne cesse de s’adresser à sa fille et réfléchit à la façon d’échapper à ce « fou ». Cette partie centrale est comme un récit dans le récit dont la longueur n’est absolument pas justifiée par la logique narrative de l’aventure d’Aube. En réalité, à côté de l’histoire symbolique de la jeune fille, le romancier a éprouvé le besoin d’insérer un récit événementiel de la guerre civile. Il a choisi cette scénographie dans un lieu clos et mobile : dans un camion, une errante à la recherche du passé et un chauffeur, lui-même en recherche de ce passé pour d’autres raisons. L’histoire de ce fils de libraire de Batna (on reconnaît l’obsession des deux romans précédents de Daoud de mettre en scène le livre) est particulièrement longue et répétitive. Il a une marotte qui s’apparente au jeu des chiffres et des lettres… Pour reconstituer la guerre civile, il faut lui donner un chiffre et il répond en donnant le lieu d’un massacre et le nombre des victimes. De temps à autre, le romancier redonne la parole à Aube, en italiques pour signifier le murmure qui caractérise son expression. C’est un vrai catalogue d’horreurs pour attester d’une histoire dont on ne parlerait pas. Il semblerait que la jeune femme passe six heures sur l’autoroute jusqu’à ce qu’elle parvienne à s’échapper. Il faut être très attentive pour ne pas se perdre. Ce que l’on comprend vraiment, c’est que le récit de la guerre glorieuse, celle du passé proche, est falsifié et celui de la guerre civile est effacé. Le roman remédie à cet effacement.

Le couteau raconte l’arrivée d’Aube au village, les malversations qu’elle subit de la part de l’imam et le sauvetage miraculeux par Aïssa qui ressurgit au bon moment. Mais, quand on s’appelle Aïssa, on est bien un sauveur ! Le tout dernier sous-chapitre, une année plus tard sur une plage d’Oran, dénoue miraculeusement la tragédie : Aube a accouché et a retrouvé sa voix ; elle allaite sa fille, à la plage, en compagnie de sa mère et de Aïssa : « Je suis heureuse, je montre un grand sourire ininterrompu et je parle enfin ». Après tant d’horreurs, un happy end surprenant !

 

Un feu d’artifice de poncifs ou de scènes attendues -

Pour faire passer son message essentiel, le romancier a besoin de poncifs qui sont des raccourcis de signification, facilement décodables à la lecture. Ils dispensent, sur certains points, d’explications trop laborieuses. Houris en regorge. Nous pouvons en signaler quelques-uns.

 

*La métaphore filée du sacrifice du mouton pour l’Aïd : elle apparaît dès les premières pages et sera reprise ad nauseam :

 

« Dieu fit descendre du ciel un bélier. Le fils fut ainsi sauvé. Pour un temps au moins, car ensuite il fut abandonné dans le désert, comme le raconte le Coran. Et depuis cette affaire, petit têtard, on égorge des moutons à la place des gens. Pas toujours, cependant ! L’année où est né mon "sourire" par exemple, à la fin de la guerre civile, on avait égorgé plus d’hommes que de moutons. Comment te dire la guerre sans te salir ou te montrer des monstres et te les mettre dans la bouche, un par un, pour te les faire mâcher et avaler ? Le prophète Ibrahim a dû faire une grasse matinée durant ces années en Algérie. Il a dû dormir plus longtemps après le soleil et nous sommes tous restés coincés dans son songe saturé de sang, où il courait son couteau à la main pour égorger chaque fils. Et si tu étais une femme durant la décennie noire ? Alors c’était pire. Tu vois, petite étrangère imprévue, si tu viens au monde dans ce pays, tu prends un risque. »

 

Et plus loin, elle expose son projet : « Je redonne le mouton à son Dieu, je te tue, je te refoule de la vie, je te renvoie vers le paradis où les houris jacassent et je t’évite le pire. Je garde le cauchemar, je te rends la lumière ancienne d’avant la vie, je t’empêche d’en arriver aux mains et aux couteaux. Quelque part, même si cela ne durera que quelques jours, je suis ta mère, et je pense à ton bien, et ton bien, c’est de mourir ». 

 

*Jours de naissance : on notera plusieurs fois la double naissance d’Aube, née le 21 avril 1994 de Khaled Adjama et de Hasnia Belarbi. Née une seconde fois le 1er janvier 2000. Mais la plus symbolique est celle de sa mère, retrouvée le 5 juillet 1962 dans un berceau à la porte d’une mosquée d’Alger, une manière de voiler la joie de l’indépendance souvent rappelée. Notons que cette naissance-abandon à cette date d’une petite fille est déjà celle que retenait Maïssa Bey pour son roman Cette fille-là (2001). Il est inutile de mettre une note pour le parallèle avec la date de l’indépendance de l’Algérie.

 

*Les lieux marquants et les séquences symboles. Le salon de coiffure d’Aube, par excellence espace de la frivolité féminine, en face de la mosquée, se nomme Shéhérazade. L’appartement où ont lieu des plaisirs illicites et qui sera pillé avec rage (comment ne pas penser à une des dernières scènes de « Zorba le Grec » où les femmes de l’île pillent et volent littéralement objets et fanfreluches de Madame Hortense). La scène chez le gynéco qui sait négocier islam et revenus commerciaux (Au festival de Cannes 2023, un premier film jordanien de Amjad Al Rasheed, « Inchallah un fils », filme ce type de visite « médicale »). Dans la même veine, les messages sur internet pour avorter. L’histoire du géniteur de « Houri » : un harrag.

 

*Le système de nomination : En premier lieu la triade qui s’impose à l’esprit : « Houris », équivalent de vierges promises au paradis pour les musulmans méritants, choisi comme titre ironique. « Houri », prénom étonnant dans la bouche d’une femme pour sa future fille, qui se décline en « petite sardine » et autres sobriquets. Enfin, « Houria », Liberté, nom liée à l’indépendance ; en ajoutant un « a », le prénom symbolique de la guerre qu’il faut oublier. Mais Houri une fois née se prénommera Kalthoum comme la chanteuses égyptienne. La mère adoptive, elle, se nomme Khadija, du nom de la première épouse du prophète. La sœur égorgée, Fatima ; enfin Aïssa, bien sûr et son frère, Ben Badis.

 

*Le langage mielleux et « oriental » dont Aube use pour parler à « sa petite sardine » ! Difficile d’adopter le langage d’une mère… Le sommet est atteint à la dernière page quand elle allaite son enfant : « Alors, je me donne à elle, pour qu’elle me dévore : je sors mon sein, je le lui offre et elle tète. Elle me fixe jusqu’à ce que je ne bouge plus, et m’avale dans son ventre. Sa petite bouche m’électrise ; elle mélange la douleur et les preuves de vie ; je suis son fleuve de vin, de lait et de miel ; son cheval sans fatigue ; ses fruits sans fin ; sa tente d’émeraude ; sa peau transparente ; ses yeux aux paupières immenses ; sa chevelure rousse qui plonge dans  le domaine des dieux. Rien n’atteint aussi profondément mon corps vivant ». Ets-ce ce genre de passage que les critiques trouvent si « poétiques » ?

 

Ce roman, s’il fait une telle place au réalisme tout en le contournant et au symbolique les mêlant sans cesse, s’il joue sur le vraisemblable, se lit comme un roman-parabole que l’écrivain assène comme une vérité. La seconde partie est une tentative d’écrire l’histoire de la guerre civile entre Algériens, bien plus meurtrière que celle contre la France colonisatrice. Le romancier privilégie deux techniques : la concentration et la répétition et chaque personnage-clef a un leitmotiv qui permet de ne pas dévier du sens programmé par la narration.

 

***

 

Dans Le Point, François-Guillaume Lorrain déclare que le romancier « brise enfin le tabou de la guerre civile algérienne » et Paule Constant, dans la sélection des écrivains du Sud à Aix, affirme que « c’est la première fois qu’un écrivain parle directement sans fard, des années de plomb en Algérie, avec des dates précises, avec le nombre de victimes recensés ». Quand on connaît un peu les romans algériens depuis cette décennie noire, on évite ce genre d’affirmations péremptoires. Mais l’on sait que la lecture des romans algériens s’est souvent limitée à très peu de titres starisés.

Pour simple mémoire et sans faire dans  l’excès, rappelons quelques titres. En 1997, Ghania Hammadou publie Le Premier jour d’éternité consacré à l’exécution d’Aziz, un comédien. En 1998, Rose d’abîme d’Aïssa Khelladi et Les Amants démunis d’Anouar Benmalek et quelques nouvelles du recueil de Maïssa Bey dans Nouvelles d’Algérie dont « nuit et silence ». En 1999, L’Insurrection des sauterelles d’Hassan Bouabdallah, Le Serment des barbares de Boualem Sansal et Les Amants de Shéhérazade de Salima Ghezali. En 2001, Imzad de Fatna Gourari sur le viol de H’û el Aïn par des terroristes. En 2002, La Chair et le rôdeur de Karima Berger. On peut finir par le saisissant roman de la belgo-algérienne, Malika Madi, Les Silences de Médéa en 2003. Comme Kamel Daoud, chacun de ces romanciers fait vivre cette guerre civile – parfois même au moment où elle se déroule –, en n’embrassant qu’une partie du réel. Tous mis bout à bout, ils dessinent cette période cruciale et violente pour l’Algérie. Si l’on quitte le domaine romanesque, on peut lire aussi les études sur les enlèvements des femmes vers les maquis, sur les viols, dont le fameux raport de l’Association RACHDA sur le « Temps de viols et de terrorisme », pour « lézarder le mur du silence qui cantonnait les viols de femmes dans la sphère privée ». Une étude récente revient sur ces violences enkystées dans la société algérienne dont Frantz Fanon avait prédit les effets dévastateurs après l’indépendance. On peut lire l’étude toute récente, publiée dans Orient XXI : « Monde arabe. Santé mentale, un enjeu politique : L’amulette et le divan. L’épineuse prise en charge des traumatismes en Algérie » de Ghania Khelifi et Ghada Hamrouche, du 9 juillet 2024. Simples références pour situer Le roman de K. Daoud dans un contexte beaucoup plus large : ce n’est pas la traversée de la Méditerranée qui permet à un intellectuel de s’exprimer mais la nécessité de laisser déployer des imaginaires pour approcher une/des vérités, un besoin d’interroger le passé plus ou moins proche qui gangrène une société durement éprouvée depuis plus de deux siècles.

 

Les deux guerres que le romancier se plaît à opposer pour neutraliser l’une et amplifier l’autre, de nombreux romanciers les ont mises en parallèle non pour « vomir » les références à la première comme Aube mais pour en montrer les liens sournois et dévastateurs. Sortons donc de ces mauvaises querelles qui ne servent pas l’Histoire, toujours et encore à écrire, à construire. Le titre que Benjamin Stora éditait en 1991, La gangrène et l’oubli, pourrait bien s’appliquer à cette réflexion d’une guerre à l’autre sans minimiser ce que fut une guerre de résistance au colonialisme, sous prétexte de manipulation des pouvoirs en place, comme c’est le cas pour toutes les guerres.

 

 

L’essai qui m’a le mieux éclairé pour approcher la démarche du romancier, qui s’apparente plus à une littérature du ressentiment qu’à une littérature de la remédiation, est l’essai de Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer - Guérir du ressentiment (2020). C’est toute une réflexion  sur l’enkystement de la violence qui emprisonne l’être : « La violence, écrit-elle, n’est jamais un processus durable de construction (…) Elle est répétition. Elle a la force machinique et mortifère de la répétition ». La philosophe-psychanalyste consacre des pages lumineuses à l’apport des écrits de Fanon et à ce qu’il a nommé « la déclosion » de l’être : « la sortie de ce magma émotionnel dramatique qui produit des identités captives de leurs "cultures" ». En la lisant, j’ai mieux compris « le goût âcre » que laissent certaines lectures littéraires, comme Houris de Kamel Daoud.

 

Et, pour finir, j’ai souhaité proposer au lecteur de revenir à ma chronique du 3 juin dans Collateral sur le roman d’Amina Damerdji qui porte, lui aussi, sur la guerre civile algérienne, dans un autre milieu et avec une autre scénographie. Il a eu le prix Transfuge en 2024, prix que Kamel Daoud vient de recevoir à cette rentrée, ce 28 août 2024, « prix du meilleur roman français » de cette revue. Seule une lecture comparée permet de dimensionner l’apport d’une œuvre, ses écueils et ses parti-pris qu’on est en droit de ne pas partager sans être perçu comme un retardé idéologique ou/et un nationaliste obtus.

 

Ce troisième roman de K. Daoud a de la difficulté à atteindre le statut d’œuvre littéraire majeure. Le premier, roman ping-pong, dialogue musclé avec Albert Camus que j’ai apprécié dans sa version algérienne, était bien le roman du polémiste qu’est Daoud qui a besoin d’une cible pour que son écriture rebondisse. Zabor ou les psaumes m’a particulièrement laissée indifférente et je l’ai ressenti plus comme de l’ordre de l’essai que de la fiction. C’est la lecture précise et ciblée de Ridha Boulaabi qui m’en a offert certaines pistes (Collateral, 19 juillet 2024, Orientalism writes back). Ce troisième opus aura certainement des prix mais sans doute pas pour des raisons littéraires. C’est cette fabrique littéraire qui m’a retenue. Il n’est pas inutile, toutefois, de lire l’article de Faris Lounis dans Orient XXI du 4 septembre 2024, qui traite du positionnement idéologique du journaliste du Point, dans « la fascination de Kamel Daoud pour l’extrême droite » : « l’éditorialiste développe un orientalisme doublement inversé sur la culture arabe et islamique dont il se réclame, comme l’inénarrable "humoriste" sans humour de France Inter, Sophia Aram ».

 



Kamel Daoud, Houris, Gallimard, aout 2024, 416 pages, 23 euros 

 

 

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