Journées camusiennes aux Lectures sous l’arbre 2025
- Delphine Edy
- il y a 15 heures
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 7 heures

À l’invitation de Jean-François Manier, Jean Lebrun, historien et journaliste à Radio France, a accepté d’assurer la direction artistique de ces deux journées des 18 et 19 août 2025. Entre conférences, entretiens, balades, lectures à voix haute ou musicale et cinéma, le programme était particulièrement stimulant pour celles et ceux qui apprécient Camus de longue date ou profitent de cette occasion singulière de le redécouvrir autrement.
La très attendue conférence inaugurale de l’historien Patrick Cabanel (1) « Camus sur le Plateau : des séjours en sanatorium à l’écriture de La Peste », une relecture du séjour et du livre camusien au prisme de l’expérience de la grande littérature européenne du sanatorium, caractéristique d’un mélange d’emprisonnement et de grande liberté, a permis de poser le cadre de ces journées. Celles et ceux qui le souhaitaient ont pu retrouver l’historien lors d’un petit-déjeuner au Blue Gin mardi 19 pour poursuivre les échanges engagés la veille.Â
À la suite de Patrick Cabanel, Christian Phéline, essayiste et historien, auteur de plusieurs études de micro-histoire de l'Algérie coloniale, a proposé une conférence intitulée « Lectures postcoloniales de L’Étranger et de La Peste : le risque de la surinterprétation ». Que signifie porter un regard postcolonial sur cette œuvre ? Que faire de la patrimonialisation de Camus qui minimise trop souvent l’ancrage biographique et personnel de son expérience coloniale ? Tout en postulant que chronique réaliste de son époque et fable d’une pensée universelle sur la condition humaine s’articulent dans ses fictions, Phéline a rappelé la nécessité de distinguer ces deux trames. Cela permet d’éviter les erreurs d’interprétation sur la « part obscure, ce qu’il y a d’aveugle et d’instinctif » chez Camus, selon ses propres termes. Ainsi, Phéline défend l’expérience d’une « lecture flottante » pour aborder l’œuvre et la notion d’inconscient colonial qui la sous-tendrait (2). À l’issue de la présentation très érudite de l’essayiste, Jean Lebrun en a souligné à la fois « la prudence intellectuelle », mais également « la provocation critique », avant de donner la parole à la salle. Les questions furent nombreuses, toutes ne purent être posées : il y avait là visiblement, dans le public des festivaliers, une véritable volonté d’ouvrir le débat avec ce qui venait d’être dit. L’intervention d’une dame au premier rang, posant l’hypothèse du meurtre sur la plage comme « point aveugle » de l’œuvre que l’on peut réinterroger indéfiniment, a rencontré un engouement manifeste, chez Phéline comme chez Lebrun, mais aussi parmi l’assemblée.

Le matin, il avait été possible d’en apprendre davantage sur « Albert Camus et le plateau », au cours d’une balade introductive à partir du Lieu de Mémoire du Chambon-sur-Lignon, emmenée et commentée par Nathalie Heinich, sociologue au CNRS. En arpentant les chemins que l’auteur a lui-même aimés et parcourus, Heinich a tenté de répondre aux questions qui intriguaient le public : Pourquoi Camus séjourna-t-il au hameau de Panelier (au Mazet-Saint-Voy) d’août 1942 à novembre 1943 ? Comment ? Et avec qui ? Cette balade de 2h fut ponctuée de lectures d’Albert Camus par Marc Roger, pour le plus grand plaisir des participant.es. Une deuxième session était prévue le mardi 19 pour permettre au plus grand nombre de prendre part à cette excursion fortement plébiscitée.Â
La pluie du deuxième jour n’a pas arrêté les festivaliers qui sont venus en nombre écouter Anne Prouteau, la présidente des Études camusiennes qui venait présenter l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé, Camus chez les Justes, illustré par Jacques Ferrandez et paru en 2024 aux éditions Bleu autour.Â
L’entretien avec l’auteur de BD Jacques Ferrandez, animé par un Jean Lebrun toujours en verve, a été aussi particulièrement apprécié. Ferrandez est né à Alger, quelques jours avant « l’Appel pour une Trêve Civile » lancé par Camus le 22 janvier 1956. Il faut croire que cela a scellé le destin d’un homme qui fera de la bande dessinée sa passion et de l’histoire de l’Algérie depuis 1830 son sujet, d’abord dans une série en 4 volumes dont le premier s’intitule Carnets d’Orient (Casterman, 1987 pour la première édition) puis en s’attachant à adapter certains textes d’Albert Camus.Â
Après sa rencontre décisive avec Catherine Camus qui lui ouvre les portes de Gallimard, celui pour qui, en Algérie, la vérité est « introuvable », s’attelle à l’adaptation de la nouvelle camusienne L’Hôte. Ce récit en textes et en images, il le tisse dans un climat de confiance et de loyauté avec la fille de Camus à laquelle il envoie les premiers storyboards. Énorme soulagement : « elle aussi se représentait les choses de cette manière ! » Cette première adaptation est un succès et Gallimard lui propose de s’atteler à L’Étranger. Cette fois, c’est le gros morceau : trouver les justes couleurs, entre mer et soleil et les passages plus sombres. Jacques Ferrandez travaille à l’ancienne, à l’aquarelle, ce qui lui permet d’offrir une palette de couleurs toute en nuances. En tant « qu’enfant d’Hergé », il a le souci de l’exactitude de l’image, tout est au style direct : l’image se charge de décrire et le dialogue fait le reste. Surtout, il ne souhaite pas épuiser le mystère de ce roman et laisse au lectorat sa part d’interprétation. Cette BD a été traduite dans le monde entier, soulignant la lecture renouvelée de Camus et la force de ce texte, L’Étranger, qui continue de parler à la jeunesse de tous les pays. Lors d’un voyage en Hongrie au moment de la parution de la traduction, il a pu mesurer à quel point lire ce roman, pour les jeunes, c’était faire acte de résistance. Après L’Étranger, ce sera Le Premier Homme, défi supplémentaire en raison de son inachèvement. Grâce aux notes que Camus avait laissées (cf. éd de la Pléiade), Ferrandez cherche des points de fuite pour les situations et les personnages et, ce faisant, il bouscule l’ordre des chapitres, crée un personnage féminin, Jessica, scinde diverses temporalités, toujours en cherchant à laisser une part importante à « l’apparemment insignifiant », selon les termes de Jean Lebrun.Â

De cet entretien qui a rencontré l’enthousiasme de l’assemblée, on gardera en mémoire la légèreté et l’humour de Jacques Ferrandez, mais aussi sa retenue et sa grande délicatesse dans le choix des mots et des images pour nous donner à voir son travail. À la sortie, l’affluence à la librairie éphémère « La Boîte à Soleils » de Tence fut un thermomètre redoutable : le public ne s’y est pas précipité seulement en raison des quelques gouttes de pluie !Â
Lors des deux soirées camusiennes, les festivaliers ont également pu (re)découvrir le film de Visconti, L’Étranger, avec Marcello Mastroianni et Anna Karina (dont Jacques Ferrandez a rappelé qu’il n’avait pas été un succès à l’époque, tout comme les autres adaptations cinématographiques des Å“uvres de Camus : on attend donc avec impatience celle de François Ozon au cinéma dès le 29 octobre 2025), et pu aussi assister à une lecture musicale par Églantine Jouve, accompagnée par Marion Diaques et Delphine Chomel (violons et voix), là encore très appréciée.Â
L’un des points d’orgue camusien de cette 34ème édition des Lectures sous l’arbre restera sans doute la lecture inaugurale par Laurent Soffiati des extraits de la Correspondance entre Albert Camus et Maria Casarès entre 1944 et 1959. Le comédien nous a offert une traversée de ces lettres, permettant de mesurer la ferveur et la tension entre ces deux amants devenus mythiques, loin l’un de l’autre, dans l’attente jamais estompée d’une lettre de l’aimé.e : « tout ce temps est perdu puisqu’il est perdu pour nous » ; comment « supporter ces délais de toi à moi » ?Â
La clarté de la voix, la langue rythmée et les pauses aussi colorées que savoureuses sur certains mots d’amour ont fait accélérer le rythme cardiaque du public littéralement saisi par ces échanges. Assis sagement sur la forêt de chaises blanches ou par terre, couché dans la prairie avec ou sans couverture, solitaire ou à plusieurs, en plein soleil ou à l’ombre des arbres, partout, la qualité de l’attention et de l’écoute était palpable : La lecture incarnée, l’enchaînement sans délais d’une lettre à l’autre, ont permis de faire entendre avec acuité l’intensité tragique, la beauté aigue et cristalline de cet amour fou. La tension de l’arc que Laurent Soffiati a su créer entre les deux amants restera probablement longtemps gravée dans les mémoires. Celles et ceux qui étaient au Festival d’Avignon en juillet dernier ont peut-être vu la magnifique mise en scène d’Alice Faure des Lettres à Anne à la Scala Provence, comme un écho à Camus, Casarès, une géographie amoureuse de Teresa Ovidio et Jean-Marie Galey, joué dans ce même festival depuis 2021. Les lettres d’amour semblent avoir le vent en poupe !Â
Qu’il s’agisse de promenades en pleine nature, de bande dessinée, de film, de lecture musicale ou de performance, l’œuvre de Camus suscite encore en 2025 toutes sortes de propositions artistiques ! On en n’attendait pas moins du Prix Nobel de Littérature 1957 et le public en est visiblement très heureux.Â

Notes :
(1) dont on pourra lire avec profit l’ouvrage suivant : Patrick Cabanel, La Fabrique d’un haut lieu. Le Chambon-sur-Lignon et le Plateau xixe- xxie siècle, éd. Dolmazon, 2024.
(2) Christian Phéline, L’Étranger en trois questions restées obscures, éd. Domens, 2023.