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Karen Finley : Salutaire et douloureux (Je n’étais pas censée être talentueuse. Écrits 1985-1994)

  • Photo du rédacteur: Catherine Poisson
    Catherine Poisson
  • 2 avr.
  • 3 min de lecture


Karen Finley (c) Wikicommons
Karen Finley (c) Wikicommons


Le nom de Karen Finley demeure assez méconnu en France et s’il résonne chez certain.e.s c’est pour deux raisons : des performances dérangeantes qui ont fait la une des journaux américains et surtout parce que Finley et trois autres artistes ont bénéficié d’une bourse de la NEA (National Endowment for the Arts) qui a été contestée et annulée après huit années de combat par des sénateurs républicains. Ainsi, depuis 1998, aucun.e artiste dont le travail peut être qualifié d’indécent ne peut obtenir cette bourse.


Pour la première fois en France sont publiés des textes de Finley, sous l’initiative de l’écrivaine Chloé Delaume qui signe d’ailleurs la préface de ce mince et pourtant intéressant recueil. Le livre est composé de poèmes, de quelques photos, de dessins, et d’extraits de performances qui ont été traduits par Malik Boutebal. Ceci ne couvre que neuf années de la carrière de l’artiste qui continue encore aujourd’hui à être active et par ailleurs enseigne pour la Tisch School of the Arts de New York University. Nous n’avons donc à notre disposition qu’une infime partie du travail de Karen Finley. C’est peu, mais mieux que rien


Quiconque, comme moi, ayant vécu à New York, a assisté à une performance de Karen Finley s’en souvient. Provocante, Karen Finley se mettait en scène pour dénoncer violemment ce qui la gênait et elle finissait ses présentations parfois nue, ou le corps recouvert de chocolat ; Finley étonnait et dérangeait par sa logorrhée contre les institutions. Paroles crues, scabreuses, virulentes, dénonciations de toutes les violences faites aux femmes et autres délaissé.es, elle criait haut et fort sa détestation de notre monde. Les accents sonores de cette voix corrosive sont évidemment absents de ce livre mais de nombreuses vidéos sont disponibles en ligne.


Le recueil publié par la maison Seuil donne un aperçu du travail de Finley. Même si les textes et illustrations présentés ne sont ni datés ni répertoriés en tant que poèmes ou transcriptions de spectacles – ce que l’on regrette –, on y retrouve les thèmes essentiels de son œuvre, à savoir la charge anti-patriarcale, la violence contre la famille, les hommages aux ami.e.s victimes du Sida. 

Les illustrations en noir et blanc portant un titre non traduit, qui n’ont, à mon sens, aucune valeur artistique, correspondent cependant parfaitement aux textes. Pour exemple, cette représentation d’un corps de femme avec 6 seins, un bras coupé, le ventre transpercé par une épée et une flèche dont dégouline du sang ainsi que de son vagin (le titre, assez troublant étant We keep our victims ready).

 

Cela m’amène à un autre aspect de ces textes qui sont souvent difficiles à décrypter car Finley utilise parfois sa voix féminine, parfois celle des agresseurs : les hommes. Il est par ailleurs complexe de faire la part des choses entre l’autobiographie et l’affabulation. Si le suicide du père de Karen Finley, médecin, est avéré, a-t-elle vraiment souffert de violences incestueuses ou s’agit-il d’une projection ? Sa mère a-t-elle refusé d’entendre sa douleur ? La famille, les proches comme elle les nomme, sont la charge d’une dénonciation féroce et cela est particulièrement lié aux réactions de ceux dont fils et filles étaient atteints et mouraient du sida. Dans certains de ses textes, Finley interpelle souvent le lecteur/lectrice en usant du mot Bébé (Baby), le plus souvent employé par les hommes pour minimiser l’existence des femmes ou les sexualiser. Dans le cas de Finley, s’agit-il d’une mise à distance, d’une stratégie, ou simplement d’un trait d’humour ? A retenir, entre autres, le dernier texte Le Mouton Noir, visualisé en tant qu’individu et collectivité, une manière de se démarquer et de s’organiser en tant que troupe maudite.


Avant de conclure, on ne peut manquer de saluer la prescience de Karen Finley qui fustige l’avidité d’un certain Trump qui devrait construire des logements sociaux plutôt qu’un immeuble de grand luxe. Par ailleurs il faut également louer l’humour féroce de Finley, bien rendu par la traduction de Malik Boutebal, entre autres exemples : « Nous ne pouvons accéder au pouvoir qu’en baisant » ou encore « L’addiction est un talent dans ma famille ». 


Je n’étais pas censée être talentueuse. Écrits 1985-1994 est salutaire et douloureux ; pessimiste aussi en ce sens que les questions que Finley pose sur le patriarcat, les violences faites aux femmes, aux sans-abris, ou l’injonction à être mère n’ont que fort peu évolué en trente ans.





Karen Finley, Je n’étais pas censée être talentueuse. Écrits 1985-1994, traduit de l’anglais (États-Unis) par Malik Boutebal, Le Seuil, "Fiction & Cie", mars 2025, 112 pages, 15 euros


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