Dans le célèbre Saint Genet, comédien et martyr, Sartre écrit: « l’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous ». Des mots qui rappellent ceux d’Annie Ernaux dans Mémoire de fille : « la démonstration édifiante que, ce qui compte, ce n’est pas ce qui arrive, c’est ce qu’on fait de ce qui arrive ». Deux phrases qui tracent une ligne commune à l’intérieur d’un horizon littéraire plaçant au centre de la narration l’expérience de la mobilité sociale et culturelle, avec le conflit identitaire qui en découle. On en trouve des exemples non seulement chez Annie Ernaux, mais aussi chez Didier Eribon, Édouard Louis, sans oublier des figures comme Albert Camus et Jean Genet.
Chacun d’eux, à travers leur écriture, a raconté l’éloignement de leur milieu d’origine : un éloignement qui, parfois, a été le fruit d’un choix conscient, d’autres fois imposé par des événements extérieurs. Par le geste de l’écriture, ces auteurs ont tenté d’élaborer les conflits qui les ont traversés, symbolisant le sentiment de dépaysement et, en même temps, cherchant à recoudre les blessures intérieures d’une existence divisée. C’est le drame de l’exil, celui des sujets suspendus entre deux mondes sociaux éloignés, marqués par la fracture décrite par Pierre Bourdieu avec le concept d’habitus clivé : «c ette ambivalence est au principe d’une double distance par rapport aux positions opposées, dominantes et dominées, dans le champ ».
Je voudrais, dans cet espace qui m’a été accordé, réfléchir à cer mots d’Annie Ernaux et sur son écriture. Une écriture qui ne dédommage pas, qui n’apaise pas, mais qui s’impose comme témoignage d’une condition de transfuge de classe. Dès son premier livre, Les Armoires vides, l’écriture d’Ernaux se situe inévitablement à contre-courant : « j’écrivais contre, y compris contre la littérature, que j’enseignais par ailleurs ». Ernaux se positionne contre la littérature traditionnelle, contre les canons bourgeois de la narration, contre le système culturel dominant qui, paradoxalement, a contribué à la former en tant qu’écrivaine.
Cette réflexion a été encore nourrie par l’arrivée récente en Italie de la traduction de L’Écriture comme un couteau, un échange épistolaire avec Frédéric-Yves Jeannet, vingt ans après la première édition publiée par Stock éditeur et plus de dix ans après la version actualisée parue chez Gallimard. Dans ce livre-entretien, Ernaux aborde certains des points fondamentaux de son parcours narratif, offrant des pistes pour comprendre les racines profondes de son acte littéraire. Je tenterai de tracer quelques lignes de lecture de ce livre-entretien en le mettant en dialogue avec la conversation qu'Ernaux aura, quelques années plus tard, avec Pierre Bras, faisant ressortir les points de contact entre ces deux entretiens.
L’écriture contre, même contre la littérature, comme le disait Annie Ernaux à Frédéric-Yves Jeannet, est une écriture destinée à exposer celui ou celle qui l’utilise, à exposer le corps et la personne au regard des autres. « J’entrais mal, de façon incorrecte, boueuse, dans la littérature, avec un texte qui déniait les valeurs littéraires [...]. Ce n’était pas un premier roman aimable (Les armoires vides, ndr), qui me vaudrait la considération de la province où je vivais, les félicitations de la famille. Mais du plus profond de mon être, je savais que je n'aurais pas pu écrire autre chose que ce texte-là. D'entrée de jeu, sans le vouloir de façon claire, je me suis située dans une aire dangereuse ». Un danger qui provient du sentiment de trahison envers sa classe sociale d’origine. Dans la longue conversation avec Pierre Bras, Annie Ernaux dira, toujours à propos de Les Armoires vides, que « le livre [...] s’inscrit hors du champ littéraire ou plutôt m’y fait entrer en tant qu’hérétique, dans une forme de destruction même, carrément, vouloir détruire tout ce à quoi j’ai cru : la belle écriture... Les Armoires vides sont une rupture avec la littérature qu’on enseigne, qu’on admire, me situent ailleurs ».
Danger, destruction, rupture. Il ne semble donc pas fortuit que soit choisi, comme titre du livre-entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, l’image d’un couteau, un objet qui coupe, qui tranche, l’arme dont Annie Ernaux a besoin et qui fait partie intégrante de sa recherche pour explorer la réalité, extérieure ou intérieure, de l’intime et du social dans un même mouvement, en dehors de la fiction.
C’est ce type d’écriture qui introduit le soi au monde, mais surtout « le monde en moi » qui représente la « seule possibilité que j’aie de faire de la littérature », selon les mots d’Ernaux, et qui fait partie de termes d’une observation du monde et d’une manière de l’habiter, ce type d’écriture comprend, outre la leçon de Pierre Bordieu, celle de Michel Leiris sur l’écriture comme mouvement centripète, de soi à soi, et centrifuge, de soi vers les autres. A la base, il y a une réflexion profonde sur sa propre condition d’écrivain qu’Ernaux a entreprise au début des années 1980 et qu’elle explique dans l’entretien avec Frédéric-Yves Jeannet. Elle sentait qu’elle devait donner corps et voix à une écriture qui mettait en lumière ce premier monde populaire dont ses études puis son parcours professionnel l’avaient séparée, un monde populaire que, d’une certaine manière, elle voulait oublier.
Le défi, alors, n’était pas seulement d’écrire, mais de le faire sans trahir. Trahir le père, figure centrale de sa mémoire ; trahir le milieu dont elle venait et qui continuait d’exister, bien qu’elle en fût à la marge. Ernaux sentait que le seul moyen juste de faire ressurgir la vie de son père était une écriture qui respecte les faits, qui puise dans les paroles réellement entendues, dans les gestes quotidiens, dans la vérité de cette existence. Il n’y avait pas de place pour la fiction romanesque, qui aurait transformé la réalité en artifice, réduisant cette vie à un simple enchevêtrement narratif dépourvu d’authenticité.
Si, à Frédéric-Yves Jeannet, Ernaux déclare que, pour ce projet d’écriture, « le titre que j’ai donné à cette entreprise pendant plusieurs mois – La Place s’est imposé à la fin seulement – était assez clair sur mes intentions : Éléments pour une ethnologie familiale. Il n’était plus question de roman, qui aurait déréalisé l’existence réelle de mon père », il s’agit d’une écriture « objectivante, sans affects exprimés, sans aucune complicité avec le lecteur cultivé », dans le dialogue avec Pierre Bras, Ernaux affirme qu’elle reproduit dans le champ littéraire sa position dans la société. La position de transfuge, entre deux mondes sociaux. Disons que l’écriture, c’est le moyen pour moi d’atteindre le réel et je pense que ce doit être une des fonctions essentielles de la littérature. Pour atteindre le réel, il n’y a pas de voie privilégiée, il n’y a pas de certitude non plus d’y être arrivée. Dans le champ littéraire, il n’y a pas que la position qu’on y occupe, il y a aussi la façon de s’y comporter, les stratégies pour y avancer ou s’y maintenir ». À travers cette posture d’écriture, elle dépasse ce qu’elle avait défini avec Frédéric-Yves Jeannet comme la déchirure culturelle : l’expérience d’être une immigrée interne de la société française. Et si l’écriture, comme un couteau, enfonce sa lame dans la douleur et devient l’arme d’une lutte de classe et de genre, il est tout aussi vrai que l’écriture est l’arme pour faire advenir, pour une transformation qui part du je vers l’extérieur, un outil pour affronter la réalité, remettre en question et ébranler l’ordre du monde. D’ailleurs, comme elle le confiera également à Michelle Porte, écrire signifie intervenir dans le monde, « je ne peux pas écrire sans cette pensée d’être utile ». C’est cette tension vers un engagement civique qui, selon Dominique Viart, fait d’Annie Ernaux une écrivaine de son temps, capable de produire une œuvre séculière, enracinée dans la contemporanéité et ses conflits. Au nom de cet engagement, Ernaux choisit de rester loin de Paris, préférant écrire depuis les périphéries, géographiques et symboliques, qui appartiennent à son origine et à son identité.
Pierre Bras a interrogé Ernaux sur ce refus d’« entrer à Paris », en suggérant que ce choix, d’une certaine manière, ne lui aurait jamais été pardonné, l’associant à un jeu de domination et de soumission typique des rapports de force culturels et sociaux. Ernaux reconnaît combien la découverte et l’expérience de la domination masculine ont profondément marqué sa vie, un thème qui émerge avec force dans Mémoire de fille. Dans ce livre, l’auteure explore la connexion intime entre expérience personnelle et écriture, un lien qui non seulement donne forme à son œuvre, mais la place dans un dialogue fécond avec les théories sociales et de genre, leur conférant une vérité qui naît de la vie vécue (et en ce sens il faut chercher la signification des mots placés au début de cette réflexion).
C’est l’ouverture d’une narration qui ne se limite pas à explorer l’intime, mais s’élargit à un extraordinaire tableau sociologique et politique. Ernaux a inscrit la narration personnelle dans un récit collectif, montrant comment chaque moment fondateur de l’identité est le résultat d’une intersection entre le contexte social dans lequel on naît et la perception subjective de soi et du monde.
L’écriture devient ainsi un espace où l’individu et le collectif se rencontrent, s’entrelacent dans une réflexion qui éclaire le lien indissoluble entre la dimension personnelle et la dimension sociale, un espace qui, pour Annie Ernaux, est devenu, au fil des années, une façon d’exister.
Ainsi, vie et écriture sont liées par un double fil: « c’est vrai, j’envisage l’écriture comme un moyen de connaissance, et une espèce de mission, celle pour laquelle je serais née, donc aller toujours le plus loin possible, sans savoir ce que cela signifie vraiment ».