La littérature, au bon et mauvais sens du terme
- Jan Baetens
- il y a 2 heures
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Le mot de littérature ne va plus sans avertissement ni guillemets. La méfiance s’impose quand elle se montre « au mauvais sens du terme », celui d’une langue figée par les conventions, victime d’une rhétorique surannée, empêtrée dans une tradition incapable de saisir les enjeux, les questions mais aussi la langue d’une époque qui change. Une telle littérature n’est pas seulement haïssable, elle est devenue « inadmissible ».
Les tentatives de trouver ou de retrouver le « bon sens » de la littérature ne manquent pas : dépouillement du langage, dans l’espoir d’aboutir au degré zéro de l’écriture ; abandon de la littérature et passage à un autre média (qui peut être l’oralité, celle qui nous « dé-livre » du cercueil de l’imprimé) ; dérèglement, voire destruction de la fonction communicative ou platement signifiante du langage ; négation, jusqu’au silence (mais comment faire comprendre qu’on se tait sans qu’on le dise ?); quête, enfin, de nouvelles façons de dire, sans l’apprêt de la fiction ou dans des fictions qui refusent d’être l’alibi de quelque politique de divertissement : la littérature vivante d’aujourd’hui va sûrement dans cette direction, redécouvrant du même coup un autre sens de l’histoire et du social.
En marge de ces multiples perspectives, qu’unit un esprit certain de résistance, il y a aussi ce que Jean Paulhan nommait la « maintenance ». Ici, la littérature au bon sens du terme accepte la persistance de son autre, la littérature au mauvais sens, avec de plus tout ce que le langage en général implique de lourdeur et de stéréotypes, non pour les pérenniser mais comme outil d’une rhétorique réinventée, apte à dire les besoins et réalités de l’époque et seule capable – c’est là , aux yeux des mainteneurs, sa justification fondamentale – de se faire entendre par tous.
L’œuvre de Jean-Benoît Puech, auteur pour qui les notions de livre et d’œuvre se lovent l’une dans l’autre (chaque livre met en abyme toute l’œuvre, celle-ci est une suite de variations sur le même livre, sans cesse réécrit et modifié), appartient sans conteste à cette logique de maintenance. Comme elle, cette œuvre apparemment classique n’a rien de passif ni de nostalgique.
Le Salon d’automne, premier volume d’un nouveau cycle (il n’est pas interdit de penser ici à Rohmer, dont le travail n’est pas sans rapport avec celui de Puech), raconte une histoire connue : les déceptions amoureuses et existentielles d’un jeune homme romantique, qui finit par comprendre qu’il est lui-même coupable du suicide de la femme aimée. Or, si l’histoire est simple, son exécution ne l’ est pas, qui engage une réflexion profonde sur le bon et le mauvais sens de l’acte littéraire.
Le narrateur du Salon d’automne l’annonce à peine terminées ses premières lignes : il arrête le texte, celui qu’il a commencé à écrire en italiques, pour continuer d’une tout autre manière : « sans figures de style, sans images plus ou moins subtiles ou sans… littérature (au mauvais sens du mot) », tout en déclarant son vrai programme : « Puis l’art détournera vers sa vérité vraie une prose trop raide ou trop crue » (p. 10). Rejet donc de la « littérature » au profit d’une écriture sans art, qui coïncide avec la transition de l’italique au romain. Cependant, l’histoire mais aussi la forme qu’elle prend dans le récit, témoignent chacune de l’échec de son expérience. La littérature chassée par la porte revient en effet très vite par la fenêtre (à la page 22, le ton redevient soudainement lyrique, avant que le narrateur se reprenne et renoue avec une écriture plus sèche. Conscient de ses erreurs, le narrateur perd son innocence première, ce qui affleure dans l’incapacité de tenir à distance la littérature au mauvais sens du terme : à la fin du livre, le narrateur reviendra à plusieurs reprises sur son « ton théâtral », ce qui semble condamner l’essai de se dégager des figures de style et des images.
Or, la fin du récit n’est pas la fin du texte. Ce dernier poursuit avec une coda en italique, qui est moins une continuation qu’un recommencement, ou plutôt une reformulation de la même histoire. Le narrateur change à présent le vrai nom de la femme aimée, comme souvent lorsqu’un auteur retravaille des matériaux autobiographiques en vue de la publication, mais non le contenu de l’intrigue, son décor, ni même sa saison. Ce qui n’était qu’un canevas, ou le premier jet de l’histoire, ou son rapport « sans images » (comme si le narrateur avait pensé mieux approcher ainsi la vérité de ses épreuves), est repris dans un style plus soutenu, plus imagé, plus « littéraire ». Le recul du temps et de son « canevas » permet désormais au narrateur de reprendre à l’origine l’exposition du drame qu’il a vécu, mais en se souciant davantage de la valeur esthétique de sa narration. C’était le parti-pris de l’incipit, mais il l’avait vite abandonné pour une prose un peu raide, crue, presque sèche (même si dans un court passage, inattendu par l’auteur lui-même, revenait une poésie certaine).
Cette continuation de l’incipit, provisoirement suspendue par le passage à l’histoire centrale du livre, reste toutefois violemment privée de fin. Le texte laisse inachevée la poursuite lyrique de l’histoire, il se termine formellement par une élision (en l’occurrence un article défini non suivi d’un substantif), puis par une ligne de points de suspension.
La nouvelle de Puech, à peine vingt-cinq petites pages si l’on ne tient pas compte d’un paratexte prémonitoire à multiples fonds, est un pur exemple de maintenance et le mécanisme sur lequel elle prend appui est une manière de dialectique négative. Le Salon d’automne nous confronte en effet avec une thèse (la littérature au mauvais sens du mot) suivie d’une antithèse (la littérature au bon sens du terme), sans pour autant déboucher sur une synthèse finale.Â
Tout au long du livre, le texte critique la thèse, à savoir l’abus de la littérature au mépris de la vérité, mais il ne dénonce pas moins l’antithèse, celle d’une écriture sans arts, sans littérature, présentée comme une illusion, comme un leurre. La vérité que recherche le narrateur se voile par une machine narrative si habilement construite qu’en éclate partout l’artifice, de sorte qu’à la fin le lecteur ne voit plus rien d’autre que le dispositif avec ses vastes échafaudages. Quant à la conclusion de la nouvelle, c’est-à -dire le retour du narrateur supposé « déniaisé » à la première version de son texte, elle apporte tout sauf une synthèse libératrice. Ce qui se raconte dans les dernières pages en italiques ne boucle strictement rien. Il ne se détache guère, au contraire, du ton romantique et ultra-littéraire de la parenthèse ouvrante. Ce faisant, il contraint le lecteur à y appliquer la même grille de soupçon du mauvais sens de la littérature que partout ailleurs.
C’est pourtant là , dans cette injonction au lecteur à parfaire ce que le narrateur n’arrive lui-même à mener à bien ou à terme que se situe la réussite de la manÅ“uvre de maintenance. Le Salon d’automne réussit à produire une complicité avec son partenaire, le lecteur du texte, appelé à faire ce que le narrateur laisse littéralement en pointillés. Le narrateur de la nouvelle (ou l’auteur du texte : la distinction devient vite spécieuse, car on sent bien le vécu biographique derrière l’écran de la fiction, dont on voit bien la nécessité dans l’effort de rompre avec le lyrisme) veut « tout » comprendre, lui-même et les autres, mais la vérité de son texte et par conséquent de lui-même dépend finalement du lecteur, à condition que ce dernier accepte d’entrer dans le jeu de poursuivre à sa manière la recherche du vrai, non en dépit des mots qui la dérobent mais à l’aide d’eux, quel que soit le nombre d’écrans qu’ils dressent dans cette somptueuse fiction.Â

Jean-Benoît Puech, Le Salon d’automne, éditions La Pionnière, novembre 2025, 40 pages, 14 euros




