La Métamorphose de Bertille Mirallié : "On me dit dans l’oreillette…"
- Delphine Edy
- il y a 5 heures
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Le titre, très suggestif, de la pièce aurait pu nous donner à croire que Kafka allait nous être offert sur un plateau. L’affiche du spectacle – la photo déchirée et reconstituée mettant en avant deux âges du même visage – aurait fait un très bon visuel pour l’allégorie kafkaïenne de la révolte individuelle contre une société moderne où les êtres humains sont de plus en plus isolés et aliénés. Rien de tel cependant. Quand nous entrons, deux jeunes femmes sont assises dans le cube noir de la salle Tomasi de la Factory, laboratoire de cette fabrique permanente d’art vivant. En jeans et converses, elles nous attendent pour nous faire vivre une expérience unique en France : celle du théâtre Verbatim dont la compagnie Sept Heures d’avance est une pionnière. Mais encore me direz-vous ? Je vous raconte, verbatim.
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Le noir se fait, puis le théâtre commence : les deux comédiennes nous expliquent le dispositif. Munies d’oreillettes, elles vont nous livrer les paroles de celles et ceux qu’elles ont interviewé en entretiens. Ni plus ni moins. Pas de texte écrit, pas de texte appris. Pas de théâtre donc pourrait-on penser. Il s’agira de dire les mots diffusés via le dispositif audio. À partir de plus de cinquante témoignages de personnes de tous âges, des extraits ont été agencés par l’équipe artistique pour tisser une pièce sans texte, ou plus exactement une pièce décidée à faire entendre les voix de celles et ceux bien trop souvent invisibilisé.es dans notre société contemporaine : des enfants, des vieux, des vielles, des résident.es d’EPHAD, des hommes et des femmes qui ont accepté de dire ce qu’il en est de grandir et de vieillir. De ces récits singuliers advient une parole collective, à même de faire apparaître sur le plateau une image, un véritable pop-up, bluffant de justesse et de vérité.
« Si vous pouviez redevenir enfant, que feriez-vous ? » est l’une des questions posées en entretien. Clin d’œil à la régie. Noir. Les voilà cinq au plateau. La toccata et fugue en ré mineur de Jean-Sébastien Bach retentit, mais loin de la solennité et de la superbe de cette pièce, les comédien.nes nous offrent un concert de grimaces. Les rythmes des visages tentent de s’accorder à la partition musicale : premier décalage d’une longue série où le théâtre offre des tableaux sensibles d’expériences de vie, parfois drôles, parfois mélancoliques. Qu’il s’agisse de cette petite fille, 8 ans, qui « écrit des histoires », ou de celles et ceux qui racontent leurs souvenirs d’enfance – les coquillettes-jambon finiront même par croiser un slip Spiderman – les cinq artistes se font porte-parole de récits authentiques. Le principe de vie s’affirme comme moteur des récits.

C’est lors de sa formation à la Royal Academy of Dramatic Art (Angleterre) que la metteuse en scène, Bertille Mirallié, a découvert cette forme de théâtre unique, inconnue en France alors qu’elle était déjà largement pratiquée en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, où elle est née. La compagnie a été formée par Kristine Landon Smith, metteuse en scène renommée et spécialiste du Verbatim en Angleterre, et souhaite populariser cette pratique en France, la rendre accessible pour un public le plus large possible, notamment en milieu rural. On reconnaît ici une tendance contemporaine du théâtre désireux de diffuser de nouveaux récits (clin d’œil bien sûr au Centre des récits créé par Caroline Guiela Nguyen au Théâtre National de Strasbourg) pour atteindre d’autres publics, faire entendre des voix plus proches de celles et ceux pour qui le théâtre n'est ni familier, ni une évidence.
Dans La Métamorphose, certains récits sont douloureux : la mort de la grand-mère qu’on n’a pas revue lorsqu’il en était encore temps, le harcèlement à l’école, le soutien-gorge trop petit… Grandir est un processus ni simple ni enthousiasmant. Il s’impose. Ces récits dont ils ont été les témoins très privilégiés abordent la sexualité, la parentalité, la maladie et même la mort. Les artistes ne refusent aucune de ces questions et se confrontent à leur puissance. Ce théâtre n’est pas seulement un théâtre du mot à mot, c’est un théâtre du corps qui fait de la recherche sa dynamique. Les comédien.nes se métamorphosent physiquement sous nos yeux : ils incarnent tous les âges – marionnettes vivantes, capables d’épouser les gestes, les fragilités et les douleurs de l’existence tout entière. Leur énergie de caméléons va jusqu’à métamorphoser leurs voix pour incarner au plus près celles qu’ils entendent dans leurs oreillettes. Des intermèdes dansés entre les tableaux de vie ajoutent une épaisseur, une spectralité capable de doubler les voix recueillies, de les faire déborder dans notre présent, d’en faire jaillir une vérité criante. Difficile de ne pas repenser en de brefs instants au Tanz-Theater de Pina Bausch. La création lumière y participe pleinement, tout comme la playlist capable de faire surgir des émotions et des atmosphères immédiatement reconnaissables par un public pourtant fort divers.

Comme si cette question de « devenir adulte » était transversale, quel que soit notre milieu social, notre histoire, notre trajet de vie. Comme si ce dispositif permettait de transfigurer nos expériences individuelles. La parole polyphonique, issue des recueils de voix, se fait l’écho d’expériences existentielles singulières, elle parvient à restituer une vérité qui nous dépasse. Le processus de métamorphose fait partie de la vie, les comédien.nes l’abordent de front, lui donnent corps et proposent au public d’y participer dans des moments plus immersifs. Si le théâtre est le lieu d’où l’on voit, il est aussi celui où le commun se fait possible. Le travail de cette compagnie de jeunes artistes nous invite à une introspection salutaire : réfléchir à nos propres parcours, revisiter nos vies, pour mieux apprécier ce qui nous arrive maintenant et, peut-être même, regarder l’avenir avec confiance ? Nous réveiller et nous donner la force de penser à celles et ceux qui seront à notre place demain, voilà le pari tenu de cette Métamorphose dont on se prend à rêver, en sortant du théâtre, qu’elle puisse irradier notre système politique abscons et inhumain.