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Littérature & musique : questions de langue ?

Photo du rédacteur: Johan FaerberJohan Faerber

Aya Nakamura (c) capture d'écran

Inlassablement, l’actualité ne consiste plus depuis bientôt quelques années à n’offrir que des polémiques, c’est-à-dire des débats qui n’en sont pas et qui ne doivent se lire que comme l’expression d’un racisme véhément dicté par l’extrême droite. Le dernier pugilat médiatique en date ne fait pas exception à cette règle mortifère d’un débat public en coma dépassé : Aya Nakamura, choisie par Emmanuel Macron, artisan de la loi anti-immigration, pour chanter Edith Piaf en ouverture des JO Paris 2024. Depuis cette annonce, les groupes d’extrême droite et autres éditorialistes du Figaro et de Cnews expriment leur racisme en usant d’un argument pour mieux faire passer ce même racisme pour une distinction culturelle : Aya Nakamura ne chanterait pas en français. Elle malmènerait la langue. Elle ne sait pas chanter mais pire : même pas parler.

Derrière cette rage néocoloniale, dont la France a désormais coutume, perce ainsi immédiatement la langue comme enjeu idéologique où, comme il est habituel en France, la musique a depuis longtemps partie liée avec la défense d’une certaine idée, populaire au demeurant, de la littérature. Mise en musique de poèmes, parole de chansons travaillées comme des poèmes : de Léo Ferré à Gainsbourg, c’est cet héritage qui est jeté à la face du débat public comme un camouflet ou un soufflet façon Le Cid. Sur les plateaux, dans les journaux, peu d’avis de musicologues, encore moins d'avis de critique littéraire. Le fascisme télévisuel a laissé place à des hommes politiques qui, d’un coup d’un seul, seraient devenus critiques musicaux ou lexicologues de l’Académie française. Notre époque est bien la crise de toute expertise.

Pourtant, quelques voix se sont heureusement élevées ici ou là pour souligner deux éléments majeurs nécessaires, comme autant d’évidences qui peinent à être dites, pour comprendre de quoi il retourne : la langue chantée n’est ni la langue parlée ni la langue des dictionnaires. Elle accompagne ou provoque une mélodie qui elle-même la suscite. Enfin, la langue chantée est l’objet d’une création et d’une créativité qui impose, comme en littérature, de pouvoir susciter une langue autre – c’est ce qu’on appelle exercer son art. On l’aura alors perçu sans peine : la polémique raciste autour d’Aya Nakamura repose la question de la littérature en musique, et incidemment de la musique en littérature.

Si Aya Nakamura n’a pas encore écrit de roman, de poèmes et n’y songe peut-être même pas, il convient cependant de souligner combien la question des liens littérature et musique se pose de manière aiguë en littérature depuis bientôt quelques années en littérature. De la musique avant toute chose, ou bien de la littérature entre autres choses ? Le passage de la musique au roman, au poème devient un des axes les plus saillants de la littérature contemporaine. Si, au fil des années, Joseph d’Anvers, Bertrand Belin ou Florent Marchet se sont ainsi imposés comme les auteurs de romans aussi singuliers qu’étonnants, cette rentrée d’hiver 2024 accentue encore davantage ce fil en mettant en lumière combien les rapports entre littérature et musique peuvent être questionnés de manière sans doute inédite, notamment à la faveur de la parution de Taxi-Girl de Mirwais, guitariste de Taxi-Girl et producteur de Madonna, qui livre cette semaine cet important texte qui rebat les cartes.

Pourtant, avant d’en évoquer les enjeux, faut-il rappeler que « Littérature & Musique » dessine, sur le plan critique, le retour d’un couple qui s’affirme comme un véritable serpent de mer tant deux positions, toujours reconduites, depuis leur maladresse n’ont cessé de s’affirmer depuis de nombreuses décennies : tout d’abord sur la base de rapprochements impressionnistes qui, hors de tout critère poétique, valoriseraient la question du « phrasé » ou de la « syncope ». C’est ce qu’en claquant des dents comme on joue des claquettes on peut lire notamment à propos des rapprochements entre le jazz et les romans sur le jazz, le jazzé de la phrase. Ce qui ne veut absolument rien dire hélas sinon qu’on exhibe, en parlant, un marqueur bourgeois.

La seconde impasse critique s’agissant des rapprochements critiques entre littérature et musique s’affirme comme la séparation radicale entre les deux arts qui, s’ils ont pu avoir les fêtes dionysiaques pour origine, n’ont plus rien à voir, leur matérialité, leur médium et autres pratiques se séparant davantage chaque jour, ne communiquant plus, réclamant leur autonomie et ne parvenant plus à jeter le moindre pont. Jacques Rancière rappelait pourtant il y a peu combien la musique avait toujours partie liée, notamment depuis le 19e siècle, avec un voyage de l’art qui la conduit à se penser comme langage et récit, et inversement.

Au-delà de ces deux nécessaires préventions sur le mimétisme critique bourgeois et sur l’impossible autonomie des arts, il faudrait peut-être envisager deux pôles majeurs de questionnements qui seraient, cette semaine, comme autant de pistes herméneutiques à offrir pour mieux comprendre ce qui se passe de la littérature à la musique, et de la musique à la littérature.

La question, tout d’abord, de l’interprète : comment le récit qui évoque la musique interroge-t-il la musique ? Mais comment surtout interroge-t-il les récits qui mettent en scène la musique ? N’existe-t-il pas en littérature une manière de mythifier les musiciens et les interprètes qui pose question précisément sur la manière dont la musique devient une source de mythologies ? Echenoz avait ouvert la question avec Ravel qui pointait combien la mélancolie traversait absolument les dernières années de Maurice Ravel et enfonçait le musicien dans une quête toujours plus dense où l’épuisement le guettait à chaque instant. Tout est question alors d’interprète : c’est ce que confirmera cette semaine, dans notre dossier, Alexandra Dezzi qui interroge dans son roman et sa pratique musicale la question de la colère. Mirwais pose également la question se faisant dans Taxi-Girl davantage herméneute que narrateur, et dévoilant les coulisses du récit qu’est le show-business. L’artiste est décidément un interprète, qu’il soit l’exécutant d’une partition ou bien un sémiologue à la recherche des signes musicaux et narratifs.

Car, et c’est sans le deuxième pôle, l’ambition politique qui trame les liens entre littérature et politique permet de mieux comprendre ce qui tient ces deux arts. Cette ambition politique doit se comprendre comme une clef pour saisir la pratique d’écriture des musiciens qui se livrent à la littérature et des écrivains qui s’adonnent à la musique. Philippe Beck qui livre un texte inédit pour ce dossier de Collateral explique ainsi combien, par le poème, la littérature devient avec la musique un enjeu qui quitte l’esthétique. Il en va de l’existence et de la définition de l’humanité comme être musical. Ce rapport affirmé au sensible se dévoile aussi bien un enjeu non plus esthétique mais purement esthésique : un devenir sensible, où les sensations trouvent dans les notes ou dans les mots les moyens de parvenir à nous-mêmes. Une collection comme « Supersoniques » de la Philharmonie de Paris, menée par Sabrina Valy, en pose la question avec acuité et viendra nous en parler cette semaine même.

Deux questions ouvertes ainsi pour un dossier qui, dès demain, mettra en lumière avec les entretiens d’Alexandra Dezzi puis de Mirwais combien parler de musique n’aboutit qu'à défaire le langage pour enfin pouvoir parler. Ce n’est pas Aya Nakamura qui nous dira le contraire.

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