Nassera Tamer : l'histoire personnelle comme tache aveugle (Allô la place)
- Alexis Weinberg
- 19 sept.
- 4 min de lecture

Le livre de Nassera Tamer, Allô la Place, s'ouvre sur un exergue emprunté à Jacques Derrida : « Le téléphone, c'est le fantôme. » Sans que la référence soit autrement explicite, le livre a de fortes résonances derridiennes : il parle de l’absence, de la perte de la langue maternelle, du sentiment d'étrangeté à soi ; mais aussi des nouvelles technologies, en insistant sur leurs effets de spectralité. Il n'a toutefois rien d'une réflexion théorique abstraite. C'est un témoignage profondément incarné, d’une écriture toujours précise et sensible. Le titre fait référence à un taxiphone parisien, lieu ayant joué un rôle important dans la vie de l'autrice, lieu emblématique à bien des égards.
Le livre se présente comme une sorte d'enquête, dont l’objet se situe entre l’individuel et le collectif, sur fond d’une tache aveugle qui est celle de sa propre histoire (on pense au paradigme du Nouvel âge de l'enquête, dégagé par Laurent Demanze) ; une enquête qui résiste toutefois à se nommer telle, qui se confronte à son impossibilité tant matérielle que psychique. Après avoir grandi auprès de ses parents immigrés au Havre, la narratrice est partie à Paris faire ses études de droit ; les parents, eux, sont repartis au Maroc ; ils reviennent parfois séjourner au Havre. Des années plus tard, la narratrice cherche à renouer le fil d'un lien fragile, avec sa mère en particulier ; c’est pourquoi elle décide de réapprendre le Darija, le dialecte marocain qu'elle a en partie perdu. Pour cela, grâce à une application en ligne, elle entre en relation avec Mer qui habite au Maroc, le diminutif de Meriem, dont l'homophonie fait entendre cette tentative de retrouver la mère, et les empêchements auxquels elle se confronte. Le livre progresse à mesure de cette relation amicale naissante avec Mer, dans toute sa complexité et son ambivalence ; le récit est ponctué de notations, souvenirs et réflexions mêlées, dans un équilibre d’une grande justesse. La narratrice exprime ses scrupules à user du matériau vécu, ce qui l’incite à présenter à Mer l'avancée du texte, afin d’obtenir son accord de principe. Cette préoccupation éthique, à l'image de l'ensemble de la démarche, témoigne d’une pudeur qui enveloppe tout le livre.
Puissant effet de montage : sont disposées de proche en proche, par une mise en page spécifique, des reconstitutions de tracts ou d'affiches pour différents taxiphones (dont les illustrations asémantiques sont toutefois décrites et non reproduites) ; cette transposition ancre le texte dans un ensemble de signes qui, comme chez Perec et Modiano – deux références citées – sont ceux d'une mémoire blessée, en direction de cette langue qui « fait un trou dont je ne peux faire le tour » (84). Lieu d'une « double absence », selon l’expression citée d’Abdelmalek Sayad ; condition d’enfants issus de la deuxième génération de l'immigration, dont le lien avec le pays des parents s’est distendu, mais qui ne peuvent qu’éprouver une sorte de décalage. Sentiment d’être ni d’ici ni de là-bas, de distance, voire de trahison à l'égard de ses parents, en particulier quand l’embourgeoisement l’accentue. La figure d’Annie Ernaux, auquel le titre fait peut-être inconsciemment écho, vient à l’esprit.
La réussite littéraire d’Allô la Place réside dans l’inscription de cette étrangeté à soi, de cette circulation douloureuse entre plusieurs langues : la langue maternelle (qui reste « lalangue » au sens lacanien, c’est-à-dire chargée d’affects du début de la vie), et la langue de socialisation à l’école qui peut garder quelque chose d’abrupt, qui épouse mal les contours du nom propre, même si c'est en réalité la première langue, la plus maîtrisée. Ce malaise fait de non-dits et d’écarts contraste avec les promesses technologiques de transparence communicationnelle, d'où ces métaphores filées, d’une ironie piquante, qui empruntent aux registres des nouvelles technologies ; comme ici, parmi bien d'autres exemples : « Il n'y a pas de bande magnétique assez robuste pour les porter [les personnes qu’on aime], pas assez de giga-octets, pas assez de débit » (89). Elles accompagnent une réflexion, de portée tant politique que techno-critique, sur l'usage ambigu, parfois aliénant qui est fait aujourd’hui de ces nouvelles technologies. Exemple éloquent : les chatbots dans certaines administrations mettent à distance les populations qui sont les moins armées pour les utiliser, dont les besoins sont pourtant les plus aigus. C'est une manière de ne pas répondre à leurs demandes, reçue comme la poursuite d’une humiliation. A cet égard, le texte a des allures d’archéologie des médias, d’histoire des usages racontée par ce qui passe inaperçu, ce qui dysfonctionne.
Comment faire, quand il a fallu pour se construire mettre à l'écart la langue maternelle ? Comment inscrire le creux de cette absence dans un écrit partageable ? Comment le symboliser ? C’est la tâche de l'écriture de mettre en forme ce qui, selon une expression péjorative qui avait cours au Havre dans l'enfance de la narratrice, « n’a pas de forme ». Un chemin se fraie, tout en associations d’idées, en échos subtils, qui est le texte même : « Depuis, je regarde les taxiphones, j’écoute ce qu’ils racontent et j’y perçois une forme possible » (176). Pour ce faire, l’écriture articule les registres : une observation qui se refuse à se faire froide ethnographie, un témoignage où refluent traces psychiques dans leur ténuité ou leur violence, des notations de portée socio-historique que permet la traversée des années. Avec, parfois, ces éclats bouleversants, à la fois intimes et politiques, comme cette évocation de la confusion chez le père entre le tu et le vous, confusion typique, dont il est écrit qu’elle est « la faute au contremaître » (180).
On l’aura compris, c'est un livre qui appartient à un moment d’une histoire postcoloniale, ce dont la conscience le traverse tout entier. Les taxiphones sont en train de muter. Les cartes prépayées évoquent elles-mêmes certaines entreprises privées qui ont été entachées de scandales. Le livre, de plus, paraît dans un contexte où certaines forces réactionnaires, voire xénophobes, se font entendre dans l'espace politique et médiatique. Toute cette histoire est bien là, tantôt dite tantôt entre les lignes, qui lui donne un relief particulier. Les taxiphones sont comparés, dans une belle formule proche de la fin, à des « sémaphores qui portent l'ailleurs, le passé, l'avenir, ici et maintenant » (189). Passage du lieu au signe, de l’absence à son énonciation : poignante métaphore de l’écriture qui fait de la fragilité intime un geste vers l’autre.

Nassera Tamer, Allô la place, Verdier, collection "Chaoid", août 2025, 192 pages, 18,50 euros