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Nathalie Azoulai : Une fable morale (Toutes les vies de Théo)

Photo du rédacteur: Vincent MespouletVincent Mespoulet

Nathalie Azoulai (c) Matsas/POL
Nathalie Azoulai (c) Matsas/POL



Le dernier roman de Nathalie Azoulai aborde une matière délicate de notre présent le plus immédiat. L'écriture est précise et sans fioriture, presque clinique pour décrire le désordre des sentiments quand viennent se télescoper nos existences ordinaires avec l'irruption d'un événement majeur qui vient faire chanceler nos identités multiples dont certaines semblent plus centrales que d'autres, mais peuvent s'exacerber ou vaciller, s'user ou se transformer.

C'est souvent d'une grande justesse avec ce qu'il faut d'ironie de situation, voire de cruauté grinçante, pour en faire le roman-parabole des effets du massacre du 7 octobre et des massacres de Gaza qui rend le mieux compte du désarroi général de la société française. Une forme de condensation qui aurait pu glisser vers le caricatural mais qui est en fait très bien maîtrisé par l'auteure, car elle réussit à jouer avec et elle entraîne ses lecteur.ice.s dans la connivence de ce jeu.

Si j'osais (et j'ose donc), je dirais que cela fonctionne un peu à la façon d'"Un dîner en famille" de l'antidreyfusard Caran d'Ache : Nathalie Azoulai condense ce désarroi dans un environnement familial, jusque dans ses agencements (sororité conflictuelle avec les figures de Léa et de Rose, les réactions diverses des pièces rapportées non juives Benjamin et Théo qui doivent se comporter en Mensh(en), le cousin Dan qui est la figure du sabra héroïque le Juif nouveau, objet d'admiration idéalisé dans son inflexibilité et efficacité inaltérables en toutes circonstances), jusque dans les délitements de couples et jusque dans les bifurcations (décidément !) amoureuses d'un homme, Théo, un Breton né comme de bien entendu un 7 octobre, dont la date anniversaire personnelle est donc effacée par l'événement qui fait date.

A ce titre, les deux premières parties du roman rendent particulièrement bien compte de la gamme des sentiments contradictoires qui traversent les personnages confrontés à la fidélité à la judéité, avec l'affection portée à la grand-mère Nina rescapée de la Shoah et à son héritage yiddish, et le poids parfois encombrant qu'impose le résistible attachement à Israël. C'est une belle manière de montrer dans et par l'intime comment infuse le conflit israélo-palestinien au sein de la société française.

Les deux dernières parties d'après la bifurcation de Théo font glisser le roman un peu plus dans la farce. C'est là où se déploie le plus l'ironie de situation, avec des pointes acerbes pour dépeindre ce qu'il peut y avoir de superficiel et de sincère à la fois dans le soutien à la cause palestinienne, où les réflexes orientalistes de l'inconscient collectif ne sont jamais très loin. Le mot "Palestinien" n'apparaît qu'à une reprise dans le roman, et de ce fait dans la vision du monde des personnages influencée par la polarisation campiste du contexte international, où il ne peut y avoir que des Juifs et des Arabes irréconciliables.

La force du roman tient aussi au fait que Nathalie Azoulay se tient à égale distance de ses différents personnages. Elle est comme Noémie/Marie, la fille de Léa et de Théo, elle ne juge pas les névroses et angoisses des un.e.s et des autres. Elle se contente de les observer et l'angle choisi comme la manière de l'exprimer fonctionne très bien ainsi.

Théo est au final ce personnage qui incarne l'appétence pour une altérité désirée et inatteignable, tant il est attiré par des identités autres que la sienne : "il refusait d’être celui qui ne pouvait pas comprendre. Il l’avait fait avec Léa, il le ferait avec Maya". Ce n'est pas tant l'amour qui l'aveugle, c'est plutôt son empathie extrême avec qui n'est pas lui. Et c'est peut-être cette empathie avec ses limites et contradictions que Nathalie Azoulay visite avec talent puisqu'elle infuse toute la société française qui s'indigne tantôt pour le massacre du 7 octobre, tantôt pour les massacres de la guerre de Gaza sans réussir forcément bien à concilier les deux.

La mère de Théo est à moitié allemande, elle professe un antinazisme viscéral, nourri à la poésie de Paul Celan et aux journées du souvenir de la Shoah au Bundestag, qui l'a conduit à élever son fils dans le "Plus jamais ça", éducation qui fera de son fils Théo un expert en histoire de l'art spécialiste de l'après-Shoah. Elle est ravie qu'il tombe amoureux et se marie à une Française juive et se réjouit d'avoir une petite-fille juive. La question de l'identification parfois ambiguë à un trauma collectif est ainsi posée.

Où mènent les bifurcations amoureuses successives que l'on pressent comme argument dès le prologue du roman ? C'est la conclusion un peu pessimiste du livre au bord du désenchantement : ses bifurcations sont épuisantes ou éprouvantes, le héros est fatigué et presque ravi ou soulagé que ses revirements dans l'économie des sentiments finissent par le ramener à son point de départ à savoir à lui-même et à ses propres identités en dehors de celles d'autrui.

En ce sens, ce roman fonctionne aussi comme une fable morale. Il peut être intéressant à envisager pour chacun.e d'entre nous en questionnant nos approches sensibles au conflit israélo-palestinien, nos acceptations et nos indifférences dans le confusionnisme ambiant où des situations historiques différentes aussi scandaleuses dans le passé que dans le présent finissent par être mises en équivalence ou en rivalité à très mauvais escient.





Nathalie Azoulai, Toutes les vies de Théo, P.O.L, janvier 2025, 272 pages, 20 euros

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