Soixante-huit.
Tel est, aussi considérable qu’intimidant, le nombre de premiers romans qui paraissent en cette rentrée littéraire 2024. Un chiffre qui, selon les professionnels, accuse une baisse sensible au regard des 74 primo-romanciers de l’année précédente mais n’en témoigne pas moins, d’un engouement toujours soutenu pour ces textes inauguraux. C’est pourquoi Collateral a choisi de leur consacrer un dossier cette semaine, à travers notamment les formidables Mythologie du .12 de Célestin de Meeûs aux Éditions du sous-sol, Après ça d’Eliot Ruffel aux Éditions de l’Olivier, ou encore Constellucination de Louise Bentkowski chez Verdier.
Une première interrogation se dessine : pourquoi faire paraître les œuvres de ces néophytes au moment d’une rentrée littéraire qui comporte, à chaque fois, des noms d’écrivains déjà largement installés, avec cette année par exemple Maylis de Kerangal ou Aurélien Bellanger ? N’est-ce pas prendre le risque inutile de confronter des œuvres fragiles et des auteurs encore en devenir à des romancières et romanciers déjà reconnus pour leur effet-œuvre ? Ce serait trop vite oublier sans doute qu’en dépit de la mise en concurrence féroce des œuvres et des auteurs qu’elle génère, la rentrée littéraire en France s’impose comme un moment d’attention exceptionnel qu’aucune maison d’édition ne peut désormais se permettre de négliger ou de contourner du fait de ses énormes enjeux critiques et commerciaux, au point que, pour l'essentiel, la production primo-romanesque se concentre elle aussi désormais entre août et septembre – octobre étant un mois déjà nettement moins favorable aux premiers romans puisque davantage dévolu aux essais.
Une telle organisation calendaire n’obéit donc à aucun hasard mais répond à une évidente stratégie éditoriale qui, depuis les années 1990, a progressivement fabriqué le « premier roman » comme phénomène éditorial et commercial. En effet, loin de se limiter à une formule renvoyant simplement au caractère ordinal et à la détermination générique, le « premier roman » peut être considéré avant tout comme une puissance de labellisation dont les éditeurs font mention soit en bandeau, soit sur la 4e de couverture. Face au risque d’apparaître comme un repoussoir en tant que synonyme d’écriture balbutiante ou peu assurée, le « premier roman » comme label s’est progressivement imposé au fil des années comme un véritable argument de vente, appelant à une attention soutenue, et entrant pleinement dans ce qui relève d’une véritable stratégie marketing. La visée fondatrice de ce label consiste en réalité à créer, à travers le renversement paradoxal qu’il opère, de la visibilité et de la valeur, conférant dès lors au “premier roman” une puissance événementielle dans le champ médiatique comme en témoignent notamment le numéro annuel du Figaro littéraire consacré en septembre aux primo-romanciers ou les festivals du premier roman de Laval ou de Chambéry.
Cette étiquette « premier roman » consiste en même temps à offrir au lecteur un pacte démocratique en plaçant critique et public (ou tout du moins en en donnant l’illusion) dans une relation qui se veut pleinement horizontale : ils se trouvent, devant la première œuvre, sur un pied d’égalité qui les expose tous les deux à la promesse d’une possible découverte du futur Grand écrivain. Plus troublant encore, tout se passe comme si le premier roman permettait, à chaque fois, d’assister en direct à la naissance de la littérature. En œuvrant à créer un véritable objet de désir, une telle stratégie marketing a ainsi pour objectif principal de garantir les conditions d’une visibilité collective dans un marché dominé par une offre pléthorique et donc par le risque majeur d’inexister.
Une visibilité qui joue elle-même d’une narrativité certaine. Car, en France, tant pour la critique que pour le public, un premier roman a toujours lieu deux fois – et c’est même à ce redoublement qu’on mesure son évident succès. Expliquons-nous : un premier roman doit toujours porter avec soi, pour la presse et une part croissante du public, le roman du premier roman.
En effet, découvrir un premier roman revient à découvrir un récit double : le premier roman en soi mais aussi bien le récit même de la manière dont le premier roman est parvenu à publication. Le storytelling que la critique développe à son endroit emprunte ici largement et sans fards à la morphologie du conte de fées selon un schéma ternaire obéissant au registre du merveilleux et aux lois strictes de l’enchantement. Situation initiale : l’autrice ou l’auteur sont parfaitement inconnus. Ils vivent hors littérature. C’est Jean Rouaud kiosquier, Marie Darrieussecq étudiante, Neige Sinno au Mexique. Péripétie : l’envoi du manuscrit sans aucune surface mondaine. La Poste joue là le rôle d’opérateur d’enchantement. Comme si l’autrice ou l’auteur sortaient alors d’une supposée misère. Le conte de fées reconduit comme toujours les distinctions classistes que, seuls, l’enchantement et l’intervention du surnaturel permettraient de défier. Rouaud poste. Darrieussecq poste. Neige Sinno poste. On sort alors de l’anonymat. Une histoire se met en place : une histoire du manuscrit, de l’élection parmi les élus. Le premier roman, c’est décidément le romanesque de sa publication. Situation finale : le succès inouï avec en toile de fond l’inévitable success story qui est toujours une revanche sur la société. Rouaud quitte son kiosque à journaux. Darrieussecq n’est plus étudiante. Neige Sinno dépasse ses traumas.
En ce sens, ce roman du premier roman procure un double plaisir. À la fois au public qui s’émerveille mais aussi aux journalistes qui passent une épreuve narcissique : celle qui montre qu’ils aiment aimer. Se dessine alors, dans le champ de la réception critique, une relation asymétrique qui est signe d’une jouissance certaine : s’impose un écart disproportionné entre l’absence de notoriété du primo-romancier et la notoriété du journaliste. Plus ce dernier est reconnu, plus le premier roman dont il parle acquiert de la valeur. Plus largement, le conte de fées permet de dissimuler l’opportunité éditoriale et la stratégie commerciale en proposant de recouvrir le marché du livre par un régime affectuel de l’émotion, une émotion elle-même d’autant plus grande qu’elle permet d’assister à une naissance inouïe.
Mais que reste-t-il du premier roman après le premier roman ? Telle est la question que nous voudrions également poser à la faveur de cette rentrée littéraire 2024, en opérant un léger déplacement de la question du premier roman à celle du deuxième roman. Existe-t-il un « effet premier roman » pour celles et ceux qui, en ce mois de septembre, font paraître leur nouvel opus ? Et en quoi consiste, s’il existe, cet « effet premier roman » ? Peut-être une hypothèse, toute provisoire, peut-elle s’esquisser, celle qui pose les autrices et les auteurs d’un deuxième roman au cœur d’une double dynamique, à la fois d’écriture et de lecture et que nous nous bornerons ici à formuler à travers quelques questions.
Ecrire un second roman consiste à vivre, notamment si le premier roman a eu un large succès public et critique, dans un après-coup narratif du roman du premier roman. Comment se situer par rapport à cette première œuvre ? S’agit-il avec le nouveau récit qui débute de poursuivre et creuser le sillon esquissé dans le premier roman ? Cette voie délicate est celle qu’emprunte Etienne Kern dans La Vie meilleure en explorant plus avant et avec force les vies dédoublées d’inventeurs méprisés déjà au cœur des Envolés, prix Goncourt du premier roman en 2022. Le premier roman devient alors le premier moment d’une écriture se déployant plus largement pour dessiner ses frontières et arpenter un territoire singulier.
Inversement, le deuxième roman peut devenir le lieu de la violence de « l’effet premier roman ». Comment écrire après ? C’est-à-dire comment s’affronter à une question encore plus redoutable que celle que posait Barthes avec « Par où commencer ? » et qui serait : « Par où recommencer ? » Le deuxième roman se singularise dans ce cas, pour certaines et certains, comme une véritable page grise, une page blanche mais qui ne serait plus tout à fait vierge, déjà marquée d’écritures, de sa propre écriture et qu’il s’agit, coûte que coûte, de contourner. Après La Fille du père et Les Idées noires, Laure Gouraige s’amuse avec légèreté, en cette rentrée, de ce tragique de l’écriture dans un troisième roman, Le Livre que je n’ai pas écrit, où elle conte les tribulations géographiques, sentimentales et romanesques d’une jeune autrice butant précisément sur « l’effet premier roman », et qui pour écrire doit « se débarrasser d’elle-même », à savoir de son premier roman.
Vaste dilemme que ce dossier de Collateral explorera tout au long de la semaine en compagnie de primo-romancières, de primo-romanciers, d’autrices et d’auteurs publiant leurs deuxièmes romans, d’éditrices et de libraires. Le tout peut-être en obéissant, du premier au deuxième roman, à une loi unique, celle qui guide Constellucination, le premier roman de Louise Bentkowski : « Chaque mot est relié à un autre mot par l’intermédiaire d’un autre mot et d’un autre mot, lui-même relié à un autre mot relié à un autre mot… » À l’infini.
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