Relève (Pierre Michon par-delà Pierre Michon)
- Jean-Claude Pinson
- 16 juin
- 27 min de lecture

Avançons dans nos exégèses, nos élucubrations peut-être.
Maintenant qu’est retombée la poussière des premiers émois épidermiques et médiatiques, reprenons à tête reposée. Relisons lentement, comme il sied, J’écris l’Iliade. Un livre assurément hors norme, riche de mille feux brillant dans ses replis, diamants narratifs aussi bien que fusées réflexives, les uns et les autres portés par ce sens aigu de la phrase qu’on connaît à Pierre Michon.
Tabula rasa
Sujet patent du livre ? Rien moins que la vie et la mort ; ce qu’en rapporte la « vieille chanson », celle, sur « le Styx inconnu et la vie trop connue », qu’inaugure le « rossignol en chef », l’aède « à la face aux yeux creux », Homère. Autrement dit, car c’en est le permanent cortège, le sujet éternel de la guerre et du sexe, de leurs furies et « enragements » conjoints. Sujet flagrant et omniprésent des quatorze nouvelles (si toutefois le mot convient) que tient serrées dans sa besace, alternant fable antique et récit autobiographique, ce J’écris l’Iliade.
Mais c’est aussi un autre récit qui traverse ostinato tout le livre. Celui d’une ambition littéraire érigée en impératif quasi-catégorique : « Je devais devenir Pierre Michon ». Récit toutefois empli de constante auto-ironie, car de cette démesure qui emporte un auteur qui n’est encore qu’en puissance (« j’étais la poésie universelle »), Michon rétrospectivement ne manque pas de se moquer : « je me la jouais Orphée ».
Largement autobiographique, le livre revient sur cette auto-légende qui lui colle à la peau – et malmène au passage la religion de la littérature dont elle procède. « Quoique je n’en eusse pas les moyens, je désirais passionnément entrer dans la vie vivante par la voie royale de l’écriture, et ceci sans efforts, par miracle. [… ] J’ignorais encore qu’il fallait être passé par l’ENS pour écrire Une saison en enfer. » Nulle complaisance, mais au contraire la relation sans fard du jugement sans appel reçu par ses livres au comptoir d’un bistrot qu’il fréquente dans un village voisin : « tes bouquins sont aussi imbitables que ce que bredouille Robert [un ami d’enfance qui a perdu la tête] ».
Dans la mise à bas de sa propre statue, Michon n’hésite pas à pousser jusqu’à la caricature. Jouant du procédé de la mise en abyme, c’est à rebours de toute complaisance qu’il se portraiture dans la nouvelle intitulée « Une langue pure ». Un écrivain raté (« Je suis Sylvain Delille, un tocard » qui « ne vaut pas un kopeck sur le marché »), réfugié à La Baule, reçoit de temps à autre la visite du « grand écrivain » Michon, qu’il a autrefois « admiré avec passion ». Ce dernier suit de près sa tentative de raconter les amours d’Ulysse et de Circé en inventant une langue neuve, à la fois humaine et divine. Michon, nous dit Delille, « ça l’intéresse. Il sait écouter. Il me dit : « Fais un porno, donne la déesse aux cochons. Je dis : Quand même… Il est vrai que Michon, avec la mégalomanie, plonge dans l’obscène, depuis la deuxième partie de son histoire de Beune, et ça ne vaut pas tripette. Il dit qu’il a les deux sexes de l’âme, pas gêné. On dirait Duras. »
Pourtant, derrière l’auto-ironie, un drame se joue. Car si cette ambition a permis à l’auteur de se hisser durablement au sommet, de devenir de son vivant un classique, elle est désormais synonyme de paralysie et d’impasse. Devenu dans le paysage de la littérature française un « monument » (c’est son mot), l’écrivain Pierre Michon ne supporte plus l’enfermement, la réification en statue du Commandeur qui pour lui en résulte. Il aimerait se « démonumentaliser » et retrouver le mouvement (le moviment, aurait dit Ponge) pour aller, encore et toujours, de l’avant.
À sa façon singulière, à l’écart de tout manifeste et souci d’adhésion à quelque chapelle que ce soit, ce Michon-là, travaillant à sa propre déconstruction, est un auteur qu’on pourrait dire d’avant-garde. Il ne conçoit pas la littérature autrement qu’animée par un perpétuel mouvement de réinvention. Faire de son propre passé table rase est la condition d’une résurrection de l’écrivain.
« Avançons dans la genèse de mes prétentions », on s’en souvient, est la première phrase de Vies minuscules. On était alors au seuil d’une œuvre qui restait à écrire si l’auteur voulait remplir son souhait de s’inscrire dans cette « « épopée-fleuve » de la littérature (occidentale du moins), cette chaîne qui commence avec Homère et n’a au fond qu’un seul auteur. « Avançons » est encore un des derniers mots de ce J’écris l’Iliade. Le terme apparaît à l’issue d’une scène aussi hallucinante qu’hilarante où le narrateur (qui est aussi bien l’auteur) raconte comment, mu par une rage jubilatoire, il a procédé à l’autodafé de toute sa bibliothèque avec le secours d’un voisin paysan – un « commensal » prénommé Alcide, à bord de son tracteur « indubitable » comme Achille « dans la caisse du char qui le jette contre Troie ». Rien n’échappe au brasier, des livres d’histoire à ceux de « l’impayable Littérature », en passant par les ouvrages érotiques et ceux des sciences humaines et de la philosophie (« Heidegger brûla comme un cochon, fort mal »).
Au soir de cette impitoyable tabula rasa, « je dormis, écrit Michon, sans boire, comme un assassin ou un justicier ». Mais le lendemain, saisi de remords (j’expliquerai plus loin pourquoi), il éprouve le besoin impérieux d’écrire à nouveau, de relancer à nouveaux frais la littérature : « Il fallait que quelqu’un rassemble et ratelle le sel de la terre, en fasse de petits tas, de l’Iliade à Malone meurt […] En faisant mon café j’appelle déjà la déesse ». En somme, dans sa trajectoire d’écriture, Pierre Michon se révèle implicitement hégélien, s’appliquant à lui-même cette fameuse Aufhebung, ce dépassement, cette « relève » (comme a voulu traduire Derrida) qui fait selon Hegel le mouvement de l’Histoire, mais aussi bien, dans le cas qui nous occupe, celui d’une existence en proie à la passion d’écrire. Il y a le moment de la négation (celui en l’occurrence de l’autodafé), mais la négativité n’en est pas sans reste, la tabula rasa n’abolit pas du passé tout ce qui fut. À son tour elle est « niée » et, réaffirmée et rafermie, l’écriture s’en voit à nouveau relancée.
Certes, « la littérature a été imparfaite ; décevante, oui, et pas parfaite non plus : à l’image des hommes, catastrophique et somptueuse ». Mais, écrit Michon, « il me la faut toute. Avançons. Je vais au plus antique. Je fais l’énorme bond : de Chios aux Cards [« J’y ai une masure dans les bois »], c’est un sacré bout de chemin et de siècles ».
« Énorme bond » en effet, à la mesure d’une ambition littéraire qui conduit l’auteur, au risque de la chute, à jeter des passerelles entre monde antique et monde d’aujourd’hui, à tendre un impossible fil entre récit épique nourri de légende et de mythologie et narration contrainte de puiser à même la prose du monde moderne. Baudelaire (« mon seul rival attitré ») dit quelque part que « l’âme lyrique » est capable des plus grandes enjambées là où le romancier se complait davantage dans l’analyse. Dans la prose de Michon, on trouvera les deux : l’élan lyrique, le souci du chant, et l’acuité de « l’analyse concrète des situations concrètes », comme on disait au bon vieux temps du marxisme.
Un livre hermaphrodite
Faisons d’abord un sort à ce soupçon qui n’a pas manqué de peser sur la réception immédiate du livre. Dans sa représentation de l’amour et des rapports entre les sexes J’écris l’Iliade serait gravement entaché d’idéologie patriarcale, « masculiniste ». Oubliant qu’il ne s’agit aucunement d’un essai, on applique alors à une œuvre littéraire une grille de lecture politique nourrie des pensées les plus actuelles du féminisme nouveau.
C’est autrement, à mon sens, que pourtant il faut lire ces nouvelles érotiques ; avec d’autres lunettes et plus attentivement. Certes, on admettra bien volontiers que le monde de la Grèce antique dont participe Homère est foncièrement un monde où s’affirme le patriarcat. Dès lors, il n’est pas surprenant que l’auteur, ancrant dans cet univers les nouvelles d’un livre (livre dont il dit lui-même que le registre en est « hellénico-érotico-autobiographique »), se fasse l’écho de représentations et valeurs patriarcales inhérentes à cet univers. Qu’il y adhère est une tout autre affaire, quand bien même il porte un regard à bon droit circonspect sur la très abondante littérature qui s’emploie à faire de ce patriarcat la nécessaire critique : « Quant aux exacerbations actuelles sur la question, les genres, la trouvaille WASP pour toujours sembler à l’avant-garde, je les lis, j’y apprends des choses ; parfois extrêmement intelligentes, surtout en biologie. (1) »
Quoi qu’il en soit, J’écris l’Iliade n’est pas un ouvrage d’anthropologie historique. Pourtant, sur cette question du patriarcat, le livre, tout entier dévolu aux fureurs du désir, à sa rage, offre un éclairage des plus décapant, à l’écart des sentiers battus. Loin d’être je ne sais quel plaidoyer pour le patriarcat, c’est un livre me semble-t-il foncièrement hermaphrodite. Un livre où le désir féminin a tous les droits et pouvoirs, en partage avec le désir masculin. Partage du désir, de sa folie divine, ; partage synonyme à la fois d’identité et de différence, de communion et de séparation. Partage d’une même pulsion guerrière, celle qui anime, en vertu de ce désir hégélien de reconnaissance qui lui est inhérent, le rapport amoureux lorsqu’éros est polémos (c’est-à-dire presque toujours). Car si mal gaze il y a, ce n’est pas sans qu’un female gaze sans cesse fasse jouer son art du contrepoint guerrier, même si les conditions historiques et sociales font que le premier le plus souvent impose son écrasant pouvoir.
« Nous nous allumions en douce, et personne n’était dupe », lit-on dans la nouvelle intitulée « La bataille d’Éryx ». Nous et non pas je (le narrateur de sexe masculin). Réciprocité donc des regards dévorés de désir. Car si la jouissance n’est pas d’un sexe à l’autre identique, le désir, en sa furie, est lui chose la mieux partagée. La rage, source de violence, est certes ordinairement associée au désir masculin. Mais cette même nouvelle décrit semblablement celui de l’héroïne. « Vire » (tel est le surnom que lui ont donné ses compagnons lors d’un voyage dans ce « comble de la Grèce » qu’est la Sicile), écrit le narrateur, « me regardait enragément ». Néologisme (car seul le substantif « enragement » est attesté par le dictionnaire), l’adverbe ne peut manquer de retenir l’attention. Il me fait pour ma part penser à l’adverbe « erronément » qu’on trouve dans Vies minuscules (« je songeai avec joie qu’erronément, “mais poétiquement toujours, sur terre habite l’homme“ »). L’un et l’autre disent combien boiteuse est la condition humaine, partagée entre ivresse heureuse et rage malheureuse d’un désir toujours inapaisé et loin d’être circonscrit au seul domaine du sexe.
Parfois, la division des sexes s’accuse à l’extrême. L’amour alors est la guerre : « C’est le masque de la bataille qui sied à l’amour, pas la mine riante qui offre des fleurs ». Madrigaux guerrieri e amorosi, maintes nouvelles de J’écris l’Iliade, mettant ainsi en scène l’affrontement des désirs féminin et masculin, déconstruisent, à même le récit qui s’y déploie, la représentation ordinaire d’un désir masculin forcément, en raison de l’emprise du patriarcat, dominateur et sans partage. C’est le cas tout spécialement de la nouvelle intitulée « Vergina ». L’héroïne, Daphné, « se prépare pour l’amour, mais son hostilité est flagrante ». « Son désir veut la guerre » ; elle tient que « la vérité du coït humain est le viol » et elle-même « n’a de plaisir que dans un simulacre de viol (2) ». D’où un échange plus que tendu avec son partenaire-ennemi : « Passes d’imbéciles entre nous, écrit Michon, comme toujours quand un mâle parle mâle et une femelle, femelle. » Le narrateur (Michon lui-même en l’occurrence – le récit est clairement autobiographique) ne s’exempte pas de ces emportements guerriers qui sont le lot de la sexualité de ce « vrai désastre » qu’est l’espèce humaine.
Que la violence inhérente au désir ne soit pas, même si le patriarcat lui impose sa domination impériale, l’apanage de l’homme seul, c’est ce dont témoigne l’histoire d’Artémis et d’Actéon racontée dans la nouvelle intitulée « La déesse vient ». De la scène de chasse mythologique on connaît le dénouement. Michon en propose une version égalitaire : « Actéon était la biche autant que le cerf, ils ont été les deux, Artémis et lui, pour goûter le plaisir de l’une et de l’autre. Tous les dieux sont par nature violents et lubriques. Le désir est par nature violent et lubrique. »
Mais le désir féminin, loin de le dénigrer au nom de je ne sais quelle moraline fustigeant ses excès, J’écris l’Iliade au contraire l’exalte. C’est particulièrement le cas de la nouvelle intitulée « Éloge de la blancheur ». Récit audacieux (3), à la première personne du singulier et au présent, la nouvelle cède la parole à Pasiphaé et narre comment elle parvient à « être montée » par le taureau Leukos, grâce à ce leurre de la vache en bois qu’a construite pour elle Dédale. « Allons, les dieux soient loués : dans les temps à venir on racontera jusqu’à plus soif l’histoire de cette femme qui se prenait pour une vache et qui obtint d’être saillie. » On raconta en effet et on peignit aussi, comme en témoigne cette fresque qu’on trouve à Pompéi dans la maison Vettii, où l’on voit Dédale montrant à Pasiphaé la génisse de bois qu’il a construite afin qu’elle puisse être saillie par « le fier taureau de Crète », comme elle le souhaite.
Exaltant le désir féminin, Michon confie qu’il aurait aimé être une femme : « Me mettre à la place de la femme a toujours été mon fantasme (4) ». Dans la succession des nouvelles, masculin et féminin se livrent ainsi à un chassé-croisé qui fait qu’au bout du compte on a le sentiment d’avoir affaire à un livre hermaphrodite (5).
Exactement l’amour
Faut-il s’en tenir là, à cette seule guerre des sexes », à cette représentation archaïque, prémoderne, immémoriale, où s’affirme la violence du rapport sexuel ? Un autre paradigme du rapport amoureux n’est-il pas possible ? J’avais, dans un essai naguère consacré à Pierre Michon, avancé l’idée de deux sortes d’étreintes amoureuses. M’appuyant sur Barthes, j’y évoquais « la réalité (au moins souhaitée) d’un enlacement “enfantin“ », distinct de la prédation définitoire de l’étreinte copulatoire fondée sur le modèle de la chasse et de la guerre (6).
Or quand Michon, à l’occasion d’une visite au mont Athos, contemplant une icône de la « Théotokos, la Mère de Dieu », se déclare « mariolâtre », c’est bien cette autre forme de l’amour qui se fait jour. Marie, écrit-il, est
« la seule rivale possible d’Aphrodite ». Elle est « celle qui a consenti de tout cœur, une seule fois, à un dieu qui n’était pas le monstre aux cheveux bleus, et pas même l’archer nocturne Poséidon ni Apollon ni Zeus les bien membrés, non le dieu sans organe ni spécialité définie ni rival, mais qui à la place porte la majuscule, Dieu. Marie est celle qui jouit éternellement de cette majuscule, douloureusement, avec bonté. Cette alliance de la bonté et de la jouissance, qui est exactement l’amour [c’est moi qui souligne], me fait un instant penser à Daphné, qui veut tant les dissocier. Je prie qu’elle trouve son plaisir où qu’elle le cherche. Même si ce n’est pas dans l’amour. »
Du capital – économique et culturel
Si l’on voulait à tout prix tirer des nouvelles de J’écris l’Iliade quelque leçon d’ordre politique (pas sûr que ce ne soit pas de toute façon faire fausse route), ce n’est pas tant un rejet du patriarcat (et pas davantage un plaidoyer pour le matriarcat (7)) qu’il faudrait y lire qu’une affirmation très sensée, très républicaine au fond, d’une égalité des sexes reconnue jusque dans leur droit réciproque au désir et à la jouissance, partage contre-effectuant ainsi leur différence et division originaire. Du moins, s’il y a pour Michon une forme supérieure de l’amour, c’est celle qui, refusant la trop virile prédation, place Marie au-dessus d’Aphrodite.
Il y a bien pourtant, contribuant à lester les nouvelles à caractère autobiographique d’une vraie force « réaliste », un regard politique porté par l’auteur sur le cours du monde. Un regard imprégné d’un marxisme implicite qui n’oublie pas que la domination partout sur la planète est aujourd’hui d’abord celle du capital (8). En témoigne à l’envi ce passage de la nouvelle « Une langue pure » où, à l’analyse de classe (la composition sociale de la population d’une cité balnéaire), se joint une analyse des forces de production à l’âge du capitalocène :
« La Baule. Tout ce gris. L’océan… Je suis en état d’exil, ou d’effondrement [c’est Sylvain Delille qui parle], sur la côte atlantique. De vieux amis m’ont prêté leur appartement vide sur le front de mer. Princier. Ils sont la providence des écrivailleurs en panne. Je viens souvent me refaire, l’hiver : pas une âme, peu de joggers, peu de baigneurs, juste les petits vieux. Ce qui vit est visible tout là-bas ; les feux des navires-citernes, le soir, font sur l’horizon de mer, à des kilomètres d’ici, un long cortège de loupiotes ; parfois ils cornent et je ne sais si c’est impatie,nce ou code maritime : ils sont à la queue leu leu sur une seule ligne de dix kilomètres pour entrer dans le port de Saint-Nazaire, et pousser plus avant dans l’Estuaire jusqu’à la raffinerie de Donges, où ils déchargent le brut. Tout Donges, c’est l’Empire Total. La capitale du puant Capitalocène. Total y raffine. Décharger le brut d’un tanker prend des jours. »
De cette réalité, la simple dénonciation ne saurait suffire à l’écrivain, quand bien même, comme Sylvain Delille, il s’estimerait, en ses moments de découragement n’être qu’un « tocard ». Il aimerait pouvoir inventer une langue capable de se hisser à la hauteur de l’épopée homérique ; une langue qui parlerait ensemble le divin, le masculin et le féminin ; qui inventerait, retrouverait la belle totalité épique, conjuguant pour l’occasion « l’empire Total et l’androgyne ». Enivré d’abord par les phrases qu’il écrit sous la dictée de Circé, phrases où se viennent compacter « tout le sens et le son vrais du verbe baiser », « comme écrit dans le Cratyle », Sylvain Delille finalement réduit ce texte « prétentieux » à cinq pages qu’il soumet à Michon. Lequel en fait toutefois l’éloge, ayant retenu « la première phrase, l’adresse, l’appel de la voix qui prend l’auditeur au col ». Dans cet incipit (« Ô container, fils de Poséidon … »), le grand écrivain croit voir « de l’épopée véritable où toute phrase est un éclair – un cri de guerre ». Dans cet « appel pétrolier au dieu Total, qui ressemble à Poséidon et l’affronte », indulgent, le maître admiré par Sylvain Delille affirme reconnaître « une voix divine qui parlait l’humain […] Ce n’est ni prose ni poésie ; ce n’est ni homme ni femme ; ce n’est ni dieu ni bête ; ni vivant ni métal. Michon ne pouvait en dire plus. »
Dire ce qu’il en est du capital aujourd’hui, mais ne pas s’en tenir à cette puissance démystifiante qui fait la force du romanesque de type balzacien, tel est le défi de l’écrivain-poète. Pour Michon, Balzac n’est d’ailleurs pas simplement ce sociologue réaliste que toute une tradition marxiste a voulu voir en lui. C’est d’abord un métaphysicien, un mage romantique, un alchimiste qui a en main « le feu Saint-Elme, les apparitions, les spectres, les masques », qui fait « revenir » les morts (« Le temps est un grand maigre », dans Trois auteurs). S’il y a lieu de « démystifier » (et d’abord pour Michon sa propre figure de grand écrivain), il importe de ne pas en rester à ce premier moment de la négation dialectique. L’Aufhebung, la « relève », doit rétablir dans ses droits (mais autrement) l’aura : « Pourquoi démystifier, demande Michon ? Je ne suis pas sociologue. Je prends des noms propres indubitables comme Van Gogh et Rimbaud. Je les fais trembler un petit peu dans l’espace de 60 ou de 120 pages. Je les mets en cause, à l’épreuve, mais je crois qu’à la fin l’aura ressurgit intacte. (9) ».
Une hache de la marque Leborgne
« Beauté plus pitié, il n’est pas permis de demander davantage à l’œuvre d’art ». Cette phrase de Nabokov, Michon la reprend à son compte dans le texte qu’il consacre à Balzac. Lié à une compassion toute baudelairienne, à une empathie envers les gens de petite extraction, il y a chez l’auteur de Vies minuscules un sens aigu et une compréhension vécue de ce qu’impliquent les différences de classes dans l’ordre des façons d’être comme dans celui du langage. C’est pourquoi à Marx, à l’anthropologie qu’implique sa théorie de la lutte des classes, il n’est pas inutile, pour éclairer J’écris l’Iliade (comme tous les textes antérieurs de l’auteur), d’ajouter Bourdieu et sa théorie relative au capital culturel.
On notera d’abord que si le narrateur est un lettré, il est lui-même de petite et rurale extrace. Le lieu qu’il aimerait doter d’un dieu (« J’invente un dieu »), « dissimulé » en « un désert affreux dans les monts d’Ambazac », est une « masure dans les bois » où l’on entend la nuit « le galop des loirs dans les greniers ». Et s’il possède un ordinateur, la vie qu’il y mène et les gens qu’il fréquente ne sont pas exactement ceux d’un écrivain parisien. Les outils qui l’environnent sont ceux traditionnels de la campagne, une campagne où rôdent encore les fantômes des anciens dieux païens, d’autant plus enclins à reparaître que la vaste culture de ce peu ordinaire habitant qu’est l’écrivain les convoque à l’envi.
Quand le héros de la nouvelle intitulée « Malama Tamaï » prend un train de nuit à Limoges pour aller se venger à Paris d’un rival amoureux, c’est une hache qu’il emporte. Dans ce qui est sans doute l’une des plus saisissantes nouvelles de J’écris l’Iliade, on trouve ainsi ces phrases : « Mes yeux tombèrent, près des bûches, sur ma petite hache de la marque Leborgne. Ils s’y arrêtèrent. […] Il était minuit, je jetai en vrac dans mon sac quelques bricoles. J’y mis la Leborgne, elle y tenait tout juste, le sac avait été taillé pour exactement… ». Bien qu’il n’ait jamais tenu une hache d’armes, Michon (ainsi le narrateur s’adresse-t-il à lui-même à la deuxième personne du singulier – « Michon, toi qui n’as… »), il y voit d’emblée, s’étant assuré que la lune, signe favorable, est « en état de guerre », l’instrument idéal du « sacrifice » qu’il prémédite : « Je pensais en technicien : la frappe par percussion qu’exerce la hache est le mode opératoire rêvé, et son invention un pas décisif dans l’évolution d’Homo faber, pour tuer raide le gibier et l’ennemi. »
In extremis, parvenu sur le palier de son rival, le narrateur Michon renoncera à commettre le crime : « En passant le Pont Marie, je jetai la Leborgne à la Seine. La lune très basse s’en allait […] Je n’y lus aucun caractère distinctif. C’était la lune. »
On connaît la grande hache de l’Histoire, qui n’est pas toujours sans parenté avec celle de la littérature. Difficile en tout cas ici de ne pas penser à la hache de Raskolnikov dans Crime et châtiment. « Souvenez-vous des longues pages que Dostoïevski consacre à l’arme du crime, à son poids, à la préparation du crime lui-même », écrit André Markowicz à l’article « Hache » de son Dictionnaire amoureux de Pouchkine. Lequel article commence ainsi : « La hache, dans le folklore, dans la tradition populaire, c’est l’arme du paysan en Russie. L’arme de la violence brute, de cette violence qui ne laisse que du sang et des ruines. On pourrait suivre les haches dans la littérature russe – et, toutes, elles viennent de Pouchkine ».
Was ist daẞ « une garenne » ?
Mais c’est surtout dans la scène finale de l’autodafé que trouve le mieux à se dire, sous l’angle plus précisément du langage, ce qu’il en est de la différence des classes en termes (bourdieusiens) de capital culturel. Alors que le feu allumé par Michon pour sacrifier toute sa bibliothèque tend à s’étouffer, survient Alcide, son voisin, en partance pour la chasse (« en effet, il était affublé de la chasuble fluo »), qui lui propose son aide (« j’en ai en pagaille des allume-feux »). Alors, « la lutte des classes traversa la bibliothèque : on voyait bien qu’Alcide n’avait de sa vie tenu un livre dans sa main depuis l’école ». Mais il remplit efficacement son office, quoique puissent dire le « Grand Auteur et le Lecteur Difficile », pour qui il n’est qu’« un plouc qui ne lit pas, indigne du Logos ». Et Michon d’ainsi commenter : « Mais il arrive aux dieux de désirer de beaux mortels, et Alcide était beau ; ils se rattrapaient sur l’esthétique. »
Vient le moment de jeter au feu le rayon philosophie tandis que l’orage menace. « Les érotiques avaient un peu distrait Alcide ; maintenant plus chagrin, il regardait ces titres, ces hiéroglyphes sentant le soufre ; pour Héraclite, c’était Fragments, ça allait ; pour Hegel, Phénoménologie de l’esprit, c’était déjà moins clair ; à Heidegger, Ontologie : herméneutique de la facticité, il écarquilla un instant les yeux sur la couverture, avec un vague courroux. »
Mais bien vite vient pour Alcide le moment de la revanche. Une revanche sinon littéraire du moins dans un ordre, celui du langage, où pourtant c’est son partenaire qui est censé porter le sceptre. « Le feu était quasi mort et fumait sans flammes », quand Alcide propose à Michon de « faire une garenne ». L’écrivain ne comprend pas : « Une garenne ? Comme les lapins de garenne ? dis-je. Si tu veux, répondit-il. Il riait. Mon sang ne fit qu’un tour. Il s’agissait bien de chasse ! Je le lui dis vertement. Mais non, lança-t-il, tu ne comprends pas : une “garenne“. Il faut qu’on fasse circuler l’air, là-dedans, il n’y a pas un brin d’air entre tes cochonneries, comment veux-tu que ça reprenne ? »
Alcide alors de bricoler de « petits échafaudages de vide », afin que puissent reprendre « des noces de carbone et d’oxygène » qu’il observe « content de lui, religieux et affairé ». « Et puis, ajoute Michon, il voyait bien à ma gueule qu’il était riche du mot “garenne“, à lui réservé, et qu’il réservait. Tu ne sais pas, Pierrot, ce que c’est qu’une garenne ? – non, en effet, sur ce mot j’en étais resté aux “droits de chasse, de pigeonnier et de garenne“, abolis dans la nuit délirante et sensée du 4 août. »
Que l’être-jeté est aussi être chantant
L’humaine condition toutefois, c’est une évidence, ne se réduit pas à une condition sociale. Homo n’est pas qu’œconomicus ; il est aussi artisticus. Il habite (aimerait du moins habiter) en poète. C’est du moins ce qu’on peut déduire de cette idée d’un « chant de l’univers » qui court tout au long du livre.
Certes, notre condition, la relative exceptionnalité qui découle de ce que nous sommes des animaux parlants et raisonnnants, est d’abord celle qui nous voit jetés au monde sans raison : « Je me heurtais à la substance hostile et imbécile de la nuit, la nuit nulle dont la butée nous fait si bien mesurer combien le monde ne nous désire pas et nous jette. » En philosophie, à l’aune de sa moderne « inflammation germanique », on parlera de déréliction (mot par lequel on traduit habituellement le terme heideggérien de Geworfenheit).
Mais le monde dans lequel nous sommes jetés est aussi un monde où peut s’entendre quelque chose comme un « chant de l’univers ». Notre être-au-monde est un être présent à cette dimension « chantante » de l’univers. Affirmation de poète sans doute, mais du moins nous faut-il reconnaître là une aspiration dont il nous est difficile de nous défaire. C’est pourquoi, de cet éventuel chant, nous guettons le moindre signe.
Il en est question dès la première nouvelle (« Hoplite ») quand Michon évoque la respiration de la locomotive Mikado à l’arrêt pour pouvoir faire un plein d’eau nécessaire à sa marche :
« Quelqu’un haletait sous septembre […] [La Mikado] me parut être le cœur battant du monde. Il y avait le secret immense de la nuit ; le bon septembre ; les monts sur l’horizon noir, tous les rocs de l’Auvergne ou de Franche-Comté, le cirque de basaltes ou de côtes calcaires ; les étoiles et les arbres : un théâtre d’épousailles divines. La machine jouissait calmement, dans un assentiment ferme et doux, accordé à toutes choses, qui n'était pas celui d’une fille besognée hurlant dans le noir. Elle prenait son temps. Elle tenait une note. Je crus y entendre la note juste qu’il m’a si rarement été donné d’entendre, la note qui est le chant de l’univers, sa clairière et sa trêve […]. »
De ce chant de l’univers, l’homme participe en tant qu’il est un animal, qu’il est sensible à ce « versant animal » qui ouvre son être-au-monde à d’autres façons de s’ouvrir à ce qui est, versant qu’a si bien mis en évidence Jean-Christophe Bailly.
Là où Gracq parlait de « plante humaine », Michon préfère lui parler du monde animal : « L’animal est notre patrie ». Nous-mêmes animaux, c’est parmi les animaux que nous habitons. Du moins est-ce le cas de l’auteur-narrateur aux Cards, où il en voit nombreux, du « marcassin perdu » à la « poule faisane égarée », passer devant sa porte : « Tous ont mon approbation. Tous ont l’apparence délectable dont ont besoin les êtres pour alléger la souffrance de leur bref passage en ce monde. Je les aime tous, je les caresse ou je leur parle ; il arrive aussi qu’ils m’exaspèrent ou me fassent peur, et alors je les tue. »
La sidérante nouvelle intitulée « Malama Tamaï » débute par un récit cruel où se dit magnifiquement notre appartenance à cette « patrie animale ». Je cite (et il importe de beaucoup citer, tant le texte appelle, plutôt que le commentaire, son effacement) :
« Je contemplais le désastre de ma vie jusque tard dans la nuit, accroupi sur le seuil ; il avait plus toute la journée, il pleuvait toujours, l’auvent m’abritait un peu. […] Je ne pensais à rien, j’avais le souffle court, je fumais et buvais. […] Je montai me coucher vers quatre heures, chancelant et trempé. […] Je fermai violemment ma fenêtre, je sentis une résistance : levant la tête je vis une espèce de chiffon coincé entre le châssis et le battant. J’ouvris de nouveau pour le dégager, il tomba à mes pieds : je venais de cisailler net un lérot. Il était raide mort, j’avais dû lui briser l’épine dorsale. Le lérot est une bête délicieuse, ses yeux cernés de noir lui font un masque féminin, son ventre d’un blanc pur appelle la caresse. Je me souviens que dans mon enfance, l’un d’eux s’était pris dans un piège à abattant que mon grand-père Félix avait disposé pour des souris. Celui de mon enfance n’était pas mort, la languette de fer l’avait éventré, les tripes sortaient, l’œil aigu dans son maquillage nous regardait en suppliant ; j’étais terrifié de pitié. Félix l’avait achevé. La vieille peine des enfants me broya comme elle l’avait fait alors ; je laissai le mien par terre. »
Dans la dernière nouvelle, celle qui raconte l’autodafé, c’est d’une rainette rieuse qu’il est question. Après l’avoir délicatement déposée sur son épaule, tandis que ronfle et enfle le bûcher, le narrateur finit par s’en débarrasser : « je laissai tomber au feu la grenouille rieuse ». Mais le lendemain, au réveil, « restait une honte imprécise », qui n’est pas celle d’avoir sacrifié toute sa bibliothèque. « Je pensai un instant à ma rainette rieuse, au petit flop qu’elle avait fait en touchant la fournaise. La honte d’être un homme me sauta au visage. […] J’avais dissous le sel de la terre. J’étais une figure du déshonneur dont nos derniers siècles ont été fertiles ».
Cette « patrie animale » à laquelle nous appartenons, l’espèce humaine en effet a cessé depuis longtemps de la ménager, d’entretenir avec tous les vivants qui la peuplent ce rapport fait à la fois d’« éthique de la gratitude » et d’« éthique de l’agressivité », de « violence et d’amour », qui caractérisait (et caractérise encore aujourd’hui, pour ce qu’il en reste) les sociétés les plus archaïques (10). À l’âge de l’agro-industrie, l’homme en est venu, à l’encontre de maints animaux, à des traitements proprement criminels.
Après avoir évoqué (dans « Hélène revient »), les charmes du pays gallo du côté de Fougères, « pays d’orées, de futaies, de vastes prés », Michon écrit :
« Mais il y a moins poétique, ce sont les “batteries“ d’élevage. Ici et là en rase campagne un long hangar de tôle d’où sortent des grognements ; les porcs enterrés vifs, qui ne peuvent bouger ni se coucher. Le crime du genre humain. L’étable de Circé. L’homme est un être plein de rage, comme les étoiles. Cette rage prend ici l’odeur du lisier. »
Le bond de la sauterelle (de l’inspiration)
En quête d’une « philosophie non théologique », Mikel Dufrenne, un philosophe d’obédience phénoménologique, soutenant qu’« on ne peut être matérialiste que poétiquement », voyait la source et le principe de toute création en art dans le poiein de la Nature (11). En somme, l’impulsion créatrice de l’écrivain et de l’artiste trouve son inspiration première et sa matrice dans cette activité de création continuée que la Nature en son mouvement multiforme donne à voir.
Je ne voudrais pas faire à toute force de Pierre Michon un adepte de mes vaticinations théoriques écopoétiques en la matière, mais c’est bien quelque chose de cet ordre qui se dit dans la nouvelle intitulée « J’invente un dieu », récit d’une forme de résurrection à la littérature. « Depuis des années le, goût de noircir du papier, écrit Michon, m’avait quitté. » L’élan qu’il faut pour écrire n’est plus là : « Je n’écrivais pas et n’écrirais plus. J’avais plus de soixante ans, il était grand temps que je fasse quelque chose de ma vie : la rencontre d’un dieu me parut un bon plan. » « Je décidai d’inventer un dieu ».
Or comme l’inspiration, le dieu ne vient pas quand on l’appelle mais seulement quand il veut. L’enthousiasme, au sens étymologique du mot, à savoir posséder le dieu (cet autre nom pour la beauté) en soi, voilà qui ne se commande pas, quand bien même le lieu qu’on aurait préparé pour son atterrissage s’y montrerait propice. Mais, poursuit Michon, quel dieu « aurait envie et de poser un pied aux Cards, sur le versant ombreux d’un vallon, fermé, anxiogène ? »
L’inspiration, écrivait Jacques Réda, vient toujours à pas légers. Le bond léger d’une simple sauterelle, voilà ce qui en l’occurrence redonnera à l’auteur Pierre Michon le feu sacré de l’inspiration :
« Le soleil tapait, il pouvait être cinq heures, quand se déchaîne le cri-cri des insectes. Comme j’atteignais l’ombre des lilas, une grande sauterelle verte me bondit sur la main, une femelle porte-sabre – le sabre lui sert à enfouir ses œufs ; la belle locuste dont l’éclat évoque la rosée et la fougère fraîche, dont la patte est coudée comme une faux, et qui fait le grand bond comme la Grande Faucheuse. Tettigonia viridissima, la très verte. Je la pris dans ma paume, je l’encageai dans mes doigts refermés ; je sentis au creux de ma main s’exprimer la goutte de jus vert qu’elle délivre quand elle est en danger ; elle palpitait, elle battait comme la vie, elle remuait, les saillants de ses pattes et ses crochets au thorax, aux griffes, aux mandibules, partout, me grattaient le gras des doigts comme une douce ronce ; je pensai que la nature souffre, comme le chante le vent, comme le marmonnent les pierres, qu’elle souffre naturellement, qu’elle souffre simplement d’être. Mais qu’avec la même passion elle jouit. Je lui parlais, jel’appelais ma petite verte, ma très verte, ma sauterellette, ma petite idole, ma petite sœur, ma grande sauteuse, mon grand Barou. Une plénitude parfaite me chauffa le corps comme un feu, mais ce n’était pas le feu de la fièvre ni de l’incendie, c’était comme la flamme de l’âtre. J’ouvris la main. La sauterelle bondit droit sur moi, elle voulait peut-être rester sous mon aile, m’adopter ; elle se prit les pattes dans ma chemise, je la démêlai et l’offris paume ouverte au ciel ; je n’avais jamais rien vu d’aussi beau que le bond prodigieux dont elle s’enleva pour aller souffrir, se réjouir et crever à l’autre bout du monde. Y porter en crevant les mots tendres de mon invention. […] J’écrivis le bond de la sauterelle. Puis je pensai au nom de mon dieu. Qu’il s’appelle Apollon ou Barou, ou Clan de l’arbre à couilles, qu’importait ? J’étais revenu sous son aile. J’étais sauvé. Il me parlait et je l’entendais. Je reconnaissais à mes côtés tous les auteurs depuis Homère ; nous tracions une ligne droite sans dévier. […] J’étais de nouveau littérateur. »
« Le 20 juin, je partis dans la montagne », telle est la phrase qui ouvre la nouvelle intitulée « J’invente un dieu ». Le retour à la littérature suscité par le bond de la sauterelle y est ainsi décrit au terme du récit : « Alors j’attaquai, je pris pied sur le remploi d’un vieil auteur, et la première phrase s’avança : “Le 20 juin, je partis dans la montagne“ ». La première phrase de la nouvelle se retrouve ainsi réécrite à sa toute fin, cette fois entre guillemets et en position de clausule, inaugurant en même temps une nouvelle époque de l’écriture michonienne (du moins du récit que l’auteur fait de son entreprise).
Le « vieil auteur » remployé n’est autre que Georg Büchner, dramaturge allemand du début du XIXème siècle. On le connaît notamment en tant qu’il est l’auteur d’un récit inachevé, Lenz, récit qui commence ainsi : « Le 20 janvier, Lenz partit à travers les montagnes. »
Dans la sobriété littérale du récit de Büchner, on a pu voir l’invention moderne d’une nouvelle manière de phraser, l’inauguration de ce que Jean-Christophe Bailly appelle une « littérature descellée », autrement dit rompant, en plein âge romantique, avec toute emphase, « les mots formant récit en se décollant de toute plus-value rhétorique, en descendant des sommets de l’hymne pour rejoindre l’expérience. (12) »
Adorno, lui, a parlé, à propos du dernier Beethoven, de « style tardif ». (Spätstil). Par-là, il entendait souligner que la maturité des œuvres produites sur le tard par un artiste ou un écrivain ne pouvait être comparée à un fruit mûr. Au contraire, la peau en est ridée plutôt que lisse. Refusant les conventions en usage dans tel ou tel art, ces œuvres de rupture ne visent pas à l’harmonie des formes et à la réconciliation avec le monde. Pleines de fissures et crevasses, de césures et arrêts brusques, peu soucieuses de plaire, elles frappent bien plutôt par ce qu’Adorno nomme leur « puissance dissociative ».
Dans ce J’écris l’Iliade, la puissance dissociative est d’abord dans ce grand écart que le livre ne cesse de faire entre la Grèce d’Homère et l’aujourd’hui des nouvelles à caractère autobiographique. Elle est aussi dans le fossé qui sépare la première manière de l’auteur, celle des Vies minuscules, hantée par la puissance de légender de la littérature, et celle, nouvelle, qui se moque de « l’impayable littérature » et s’emploie à la « desceller », jusqu’à l’autodafé final qui voit l’auteur brûler « ces trucs » que sont ses propres manuscrits.
Sensible de ce point de vue est la différence de ton et de phrasé qui oppose la toute première nouvelle (« Hoplites ») et la dernière (« J’écris l’Iliade »). « L’aventure ferroviaire » évoquée dans « Hoplites » est tout entière empreinte d’une forte charge métaphorique, où le halètement de Mikado, la locomotive à vapeur, se voit assimilé au « chant de l’univers ». Développant la plus grandiose des métaphores, l’auteur est conscient de frayer avec la grandiloquence : « J’ai l’air grandiloquent. Je le suis. » Ou du moins il l’était, quand il aspirait à devenir « grand écrivain » : « si tu veux devenir Pierre Michon, c’est ainsi que tu devras écrire. »
Tout autres sont le ton et la prosodie de la phrase dans la dernière nouvelle (et le lexique non moins). L’ironie et le mépris des grandeurs d’établissement l’emportent tout au long d’un récit qui avance à coup de phrases et de dialogues à l’emporte-pièce, sans souci de quelque surmoi littéraire que ce soit (« mes divinités spécifiques », « le Grand Auteur et le Lecteur Difficile », « m’avaient terrifié longtemps ; aujourd’hui elles ne me faisaient ni chaud ni froid »). Et pourtant, si le feu qui l’anime est désormais des plus prosaïque, l’auteur continue d’« appeler la déesse ». La négation de la littérature n’est en effet pas sans lendemain. À son tour, cette négation, je l’ai dit, est niée, « dépassée », « relevée » (augehobt). Car cette littérature qui est et a été, « à l’image des hommes, catastrophique et somptueuse », l’auteur Pierre Michon la veut toute, bien décidé qu’il est à relever le gant, à « reprendre par le commencement » son « épopée-fleuve » ; apte plus que jamais à « prendre feu au contact de la flamme écrite ».

Pierre Michon, J'écris l'Iliade, Gallimard, février 2025, 272 pages, 21 euros
Notes :
(1) « Dans le rétroviseur d’Homère », entretien avec Yannick Haenel, La Nrf, n° 660, Gallimard, février 2025, p. 22.
(2) On ne peut évidemment pas ne pas songer ici à cette phrase problématique où Levinas écrit, dans Totalité et infini, en écho à la formule oxymorique de Kant sur « l’insociable sociabilité » humaine, que le « Féminin » est « essentiellement violable et inviolable ».
(3) Audacieux, parce que Michon s’aventure sur l’autre versant du phallus, « versant inaccessible à nous autres hommes », Michon l’admet volontiers. Mais, ajoute-t-il, « exagérer » la différence des désirs et jouissances relèverait de la simple idéologie (« Milady », propos recueillis par Georgina Tacou dans la revue Edwarda, n° 6, décembre 2011. Le texte est repris dans le numéro 2 des Cahiers Pierre Michon, Presses Universitaires de Rennes, p. 26).
(4) Il ajoute : « sur une échelle d’intensité de l’orgasme, la femme a neuf points, l’homme un seul » (Entretien avec Yannick Haenel, op. cit., id.).
(5) Plus généralement, il s’en faut d’ailleurs de beaucoup que le livre soit monodique. Au gré de la succession des nouvelles, le sujet de l’énonciation, obéissant à une logique de la division cellulaire, ne cesse de se pluraliser. Si le narrateur, dans plusieurs d’entre elles, est bien identifiable à l’auteur, il arrive aussi qu’il porte d’autres voix ; venues de l’Antiquité (celle d’Homère ou d’Alexandre par exemple, ou celle, fictive, d’un écuyer nommé Aristote, « maître des limiers » au service d’Actéon), ou encore, on l’a vu, celle prêtée à un écrivain raté, épigone de l’auteur.
(6) Sur Pierre Michon, Trois chemins dans l’œuvre, Fario, collection Théodore Balmoral, 2020, p. 59.
(7) Qu’une « ère matriarcale » ait pu précéder « la domination du pater familias », comme l’avance Bachofen dans un livre célèbre qui retint l’attention d’Engels comme de Walter Benjamin, on peut supposer que Michon n’en ignore rien. Mais peu importe, son objet d’écrivain, de poète, est ailleurs, très à distance des querelles suscitées par l’ouvrage (la thèse de Bachofen est d’ailleurs aujourd’hui très discutée).
(8) Il ne s’agit évidemment pas de faire de Michon un écrivain marxiste qui s’efforcerait d’illustrer par ses récits une doctrine préétablie (Marx et Engels eux-mêmes, d’une telle littérature, comme on sait, ne voulaient pas). Bien plutôt, il s’agit, loin de toute approche idéologisante aussi bien que sociologisante, de mettre à jour une imprégnation en quelque sorte spectrale (quoique bien réelle – aussi réelle que la lutte des classes elle-même) du marxisme (d’un horizon marxiste) dans l’œuvre de Michon. Je développe ce point dans un article paru dans la revue Esprit (« Michon marxiste ? », n° 492, décembre 2022, p. 97-108).
(9) Le roi vient quand il veut, 2007, Albin Michel, p. 49.
(10) J’emprunte ces expressions et cette analyse au livre de Charles Stépanoff, Attachements, Enquête sur nos liens au-delà de l’humain, La Découverte, 2024, p. 226.
(11) « Disons-le tout de suite : on ne peut être matérialiste que poétiquement : en cherchant le commencement dans un poiein de la Nature dont l’art seul […] donne une idée en l’imitant. » (Le poétique, PUF, 2ème édition revue et augmentée, 1973, p. 38).
(12) Jean-Christophe Bailly, Panoramiques, Bourgois, 2000, p. 215.