Sami Tchak et Annie Ferret : « Il faut situer ses exigences de lecteur au plus haut, tutoyer les sommets ou rien » (Profaner Ananda)
- Cécile Vallée
- 29 avr.
- 6 min de lecture

C’est bien ce que font ces deux écrivains en consacrant cet ouvrage étonnant à l’œuvre d’Ananda Devi qu’ils ne sont pas les seuls à placer dans leur panthéon littéraire. Cependant, ce ne sera ni une hagiographie, ni un éloge mais une profanation. En tant qu’écrivains, mais aussi compagnons d’écriture, Annie Ferret et Sami Tchak ne restent à distance ni de l’œuvre ni de l’écrivaine mais y pénètrent avec leur écriture, ce que confirme la seule contribution de la principale intéressée, qui figure sur la quatrième de couverture : « Ce livre est notre « enfant d’âme » à tous les trois, comme le dirait Henri Michaux. C’est la confluence ultime de nos trois écritures, de nos trois personnes, de nos trois corps ». Cette confluence prend des formes différentes. Dans la première partie, « Le moine et la lettre », Annie Ferret explique dans « Ananda Devi, le ciel et la boue », leur confluence d’écriture puis fait de l’écrivaine le personnage principal d’une sorte de pastiche. Quant à Sami Tchak, il poursuit son compagnonnage avec l’œuvre et l’écrivaine dans un dialogue fictif, « Ananda et moi ». Il s’agit bien de confluence mais également de congruence de ces trois écrivains-lecteurs qui partagent le même engagement en littérature.
« Nous n’avons fait que ça : célébrer la littérature, à distance ou à chaque occasion de respirer le même air. »
Sami Tchak insiste sur ce qui lie le trio en l’opposant aux écrivains qui ne lisent pas : « ne pas lire, se vautrer dans une inculture et se croire écrivain, c’est aussi ridicule que la prétention d’une casserole à être une source de musique émouvante quand elle tombe de son perchoir pour heurter le sol ». Ce n’est pas le cas d’Ananda Devi qui a longuement décrit son rapport aux auteurs et autrices qui lui parlent, dans son œuvre autobiographique. Elle a, elle-même, également consacré un ouvrage, Sylvia P, à une écrivaine de son panthéon. L’intertextualité, sur laquelle elle s’est beaucoup exprimée, est toujours présente dans ses romans que ce soit par allusions, épigraphes ou citations.
Ecrire ne signifie pas faire œuvre isolée, mais s’inscrire dans la littérature, en tant qu’héritiers : « la littérature a été durant ces décennies notre obsession, c’est dans ses tripes que nous avons toujours plongé pour parler de nous et de nos propres écrits ». En revanche, à l’opposé d’une « muette adoration » verticale, Sami Tchak explique qu’il est entré dans l’œuvre d’Ananda Devi à l’horizontal pour y chercher « l’auteure elle-même dans les interstices où elle se cache peut-être », dans une « communion [qui] devient plus féconde ». C’est ainsi qu’il définit le processus de profanation : « tout ce que j’y introduis donc, ma propre imagination, mes propres réflexions, mes propres obsessions, sans que mon attention se détache pour autant de l’œuvre que je suis en train de découvrir ». Cette fusion du lecteur et de l’œuvre est source de création pour ces compagnons d’écriture, qui se glissent dans l’écriture de l’autre pour nourrir la leur.
« Les grandes œuvres tiennent leur sacralité de cette profanation. »
Annie Ferret passe par le pastiche pour dire « le mythe de cette bâtisseuse de mythes », pour se « laisser aller au jeu de l’incarnation », pour « cheminer un chemin d’incandescence, accompagnée par ses femmes et ses hommes, des êtres qui lui sont proches, avec la conscience et la volonté de faire durer leur présence ». L’« Histoire du moine Ananda dialoguant avec lui-même » est effectivement imprégnée des œuvres, des personnages et de l’écriture de l’écrivaine. On y retrouve notamment le paranaturel et le titre renvoie au jeu instauré par l’autrice elle-même entre son prénom et son homonyme, disciple de Bouddha dans Indian Tango.
Dans un désert qui se métamorphose au cours de l’histoire, le moine Ananda pousse le fauteuil roulant de l’écrivaine Ananda, devenue une très vieille femme, droite, « telle une Grande Royale ». Le moine tire également un petit chariot dans lequel sont entassés tous ses livres publiés dans toutes les langues. L’écrivaine cherche l’endroit propice pour « une dernière jouissance sous les étoiles, un râle dans le désert, un cri dont elle n’entendrait pas la fin ». Son corps desséché et déformé, débarrassé de ses fonctions génitales, n’est paradoxalement plus entravé : « là où la pudeur tombe, l’esprit se libère totalement pour la première fois. » Annie Ferret raconte ainsi la quête infinie du « grand œuvre » de cette écrivaine qui « a transposé l’érotisme de la chair dans celui des mots ».
Sami Tchak, quant à lui, met en scène leur compagnonnage d’écriture qui a commencé quand ils se sont rencontrés grâce au directeur de la collection « Continents noirs » de Gallimard, après qu’il a découvert Moi, l’interdite. Il réécrit une nouvelle fois la nuit à Naples en faisant des références explicites au recueil poétique Danser sur tes braises suivi de Six décennies, dans lequel Ananda Devi s’adresse à lui et implicites, avec la présence de Polichinelle, à son propre recueil de nouvelles, Les fables du moineau (2020), que l’autrice a préfacé.
L’écriture à quatre mains était propice à une mise en abyme de ce jeu intertextuel. Ainsi quand Sami Tchak affirme qu’« un jour, quelqu’un racontera avec indécence cette danse. Elle sera offerte à nos ombres errantes », on peut se dire qu’il fait allusion au dialogue du moine et de l’écrivaine écrit par Annie Ferret qui elle-même fait écho à ses compagnons d’écriture dans le dialogue entre ses personnages.
Ananda Devi est donc présentée comme une écrivaine-lectrice, « elle a vécu de littérature, elle a traversé les livres, s’est laissé habiter par eux ». Cependant, elle a aussi « permis aux siens d’absorber ce qu’ils ont voulu de sa vie ».
« Si la littérature et la vie sont la même réalité insaisissable et son ombre portée, l’écrivain qui ne sait pas entrer dans les nuances où l’une n’est pas l’autre, où l’une est l’autre, n’a peut-être pas encore réussi à dépasser la minceur dérisoire de son expérience empirique. »
L’écriture d’Ananda Devi est définie comme cette complexe relation entre la littérature, la langue et l’individu. Ainsi, les récits autobiographiques participent à cette construction, se situent dans « la dynamique de l’œuvre, ils viennent prendre leur place, en un parfait emboîtement dans les encoignures subtiles du minaret en construction ». Elle y est « une femme qui se raconte femme » dans une « intransigeance nécessaire pour recouvrer la liberté face à une voix d’homme », comme l’affirme Annie Ferret. Cependant, elle est tout aussi capable de se glisser dans la peau de ses personnages : « c’est le propre de la littérature, être autre, parler de et au nom de, oui, c’est licite, c’est légitime, c’est même ce que requiert la création, et on ne saurait reprocher à un écrivain de parle au nom de, c’est-à-dire faire son travail [...] parce que tout est fiction et emballement ». Sami Tchak le prouve avec l’exemple d’un des derniers romans de l’écrivaine, Le rire des déesses : « la prose et la poésie de l’auteure sont au service d’une grande cause, mettre en relief l’humanité des riens et la laideur magnifiée des « seigneurs », sans tomber dans la platitude irritante d’une dénonciation militante. »
A travers cette radiographie de l’écriture de cette écrivaine, Annie Ferret et Sami Tchak proposent une sorte de manifeste pour une littérature qui s’appuie sur le réel sans en être un « reflet grossier », une littérature qui creuse, qui conduit le lecteur « dans sa nuit profonde, là où, même seul, il n’est plus seul, car il entre dans une singularité appartenant à une expérience générale, universelle », une littérature incarnée au sens propre, qui part du corps, qui dit le corps, comme l’en exhorte Sami Tchak :
« juste des mots qui nous sortent de l’esprit, comme la merde de notre trou du cul. Lâche-toi et chie les mots sales que tu as si longtemps retenus dans ton ventre, les mots les plus souillés, lâche-les, Ananda. Seuls les mots sales ont la puanteur du Diable, notre Père. »
Ces mots crus placent le corps au cœur de l’écriture. « La littérature prend, [...] la dimension spirituelle et sacrée de la sexualité ». Ni pornographique, ni intellectualisée, la sexualité est considérée comme une « chose grave », ainsi « orgasme des sens, orgasme de l’écriture et de la lecture se confondent, s’avouent, se savourent ».
Profaner Ananda est une œuvre vraiment originale, qui n’est pas uniquement destinée aux lecteurs assidus de l’écrivaine mais à tout lecteur. Il lui sera difficile de ne pas plonger dans les œuvres de ces trois écrivains, car, comme l’affirme Sami Tchak, « lire excite et donne encore plus soif et faim, lire exacerbe l’envie de lire, c’est pourquoi lire, au lieu de réduire notre ignorance en matière de littérature, en éclaire plutôt l’étendue ». Encore un beau cadeau que nous fait la collection « Continents noirs » pour son 25e anniversaire !

Sami Tchak et Annie Ferret, Profaner Ananda, Gallimard, « continents noirs », mars 2025, 138 pages, 18 euros