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Stéphane Bouquet : « Il y a, qui me touche beaucoup chez Duras, une utopie de la caresse »


Stéphane Bouquet (c) Ph. Journé


Inutile de dire qu’il était impossible à Collateral de concevoir le dossier « Duras, notre contemporaine » sans aller à la rencontre de Stéphane Bouquet. De L’Année de cet âge jusqu’à Neige écran en passant par Un peuple ou encore Le Fait de vivre, Stéphane Bouquet s’est imposé comme l’une des voix poétiques les plus remarquables de notre contemporain. Une voix où s’entend, de manière spectrale, Duras, sa diction mais aussi sa mythologie.

 

 

Comment avez-vous découvert Marguerite Duras ? Un livre ? Un film ? Une pièce de théâtre ? Ses entretiens ? Quelle a été votre réaction après la « rencontre » avec cette écrivaine ?

 

Pour autant que je m’en souvienne, je crois bien avoir rencontré le personnage Duras avant son œuvre. Etude de L’Amant en classe et projection du fameux numéro spécial de l’émission Apostrophes. Je me souviens d’une sorte de sidération un peu scandalisée, surtout suite à la phrase qu’elle prononce, je crois me rappeler, avec une sorte de plaisir malicieux : « Sartre n’a pas écrit, Blanchot lui oui a écrit ». A l’époque je lisais Sartre et Camus, je n’avais jamais entendu parler de Blanchot, et je m’étais énervé à voix haute. Mon professeur avait tenté d’expliquer mais je n’étais pas en mesure de vraiment comprendre. Assez vite pourtant j’allais me convertir à cette vision intransitive de l’écriture et plonger dans Duras et dans le Nouveau roman. C’est plus ou moins à ce moment-là donc, par Duras, que j’ai commencé à comprendre que la littérature avait des enjeux qui dépassaient l’analyse de textes (même si j’adorais et que j’adore toujours l’analyse de textes – grande activité du lycée d’alors).

 

 

Pourriez-vous me citer : le livre, le personnage, la phrase de Duras qui vous ont le plus marqué.e ? Pourquoi ces choix ?

 

Difficile à dire car je crois que cela a varié avec le temps. Je citerais (de mémoire) trois phrases. D’abord, une phrase tirée de la préface du Navire Night : « c’était évitable d’écrire le Night. C’était évitable mais comment, comment occuper la vie ? » Je trouvais très beau cette revendication de la non-nécessité du texte. Il y a un texte parce qu’il faut bien qu’il y ait quelque chose après tout. Le texte ne vient d’aucune nécessité, il n’a rien d’urgent à nous dire, il est par défaut, il est le temps latent de la vie, il en est sa preuve. Notez bien qu’elle ne dit pas : c’était inutile d’écrire le Night. Le texte n’est pas inutile, il est simplement là à la place du vide, pour combler, pour combler le vide, et nous combler au passage. Il aurait pu ne pas être mais il est.

Ensuite : « Et puis Lol remua dans le ventre de Dieu » – parce que Le Ravissement de Lol V. Stein est sans doute le roman que je préfère et parce que j’aime beaucoup les personnages de Duras qui sont au sens propre atterrés par l’amour, mis à terre, allongés, écrasés, Lol donc mais aussi le Vice-consul ou la jeune femme de L’Eté 80 ou Anne Desbaresdes dans Moderato Cantabile. Ils ont une façon de se remettre en mouvement après la stupeur que je trouve somptueuse. C’est une façon très moderne, au sens déjà un peu daté du mot moderne, de figurer l’expérience de l’absolu, y compris de l’absolu littéraire : après avoir tout abandonné que reste-t-il ? que veut dire re-commencer dans le monde vidé de tout et notamment de sens ? Nous sommes sur une plage normande, dans un jardin désert à Calcutta, et nous devons nous remettre à habiter ce vide après avoir vécu l’intensité même. Le cinéma de Duras m’a toujours plu par la capacité qu’il a eu justement de filmer cet après-le-désastre : après la ruine, il y a encore quelque chose. Après la fin, il y a la lenteur de nos gestes – ainsi de tous ces gens qui traînent dans des chaises longues et se lèvent lentement.

Enfin : « le temps aurait été long, fait d’une seule coulée, comme par Dieu lui-même ». Dieu encore, même si Dieu n’est pas très important ici, mais le temps d’une seule coulée, oui – on le trouve dans les travellings des films de la fin. Il y a, qui me touche beaucoup chez Duras, une utopie de la caresse : le sentiment que si la séparation peut être dépassée c’est par ce geste lent et doux, d’une seule coulée, où ne vient s’introduire le danger d’aucune discontinuité, d’aucun écart, d’aucune absence.

 

 

Qu’est-ce qui vous fascine le plus chez elle ? Sa langue hyperbolique, anaphorique, ses silences ? Ses sujets atemporels qui reflètent, comme la parole du mythe, la mémoire à la fois collective et individuelle du XXe siècle ?

 

D’abord, un peu, son audace. Sa capacité à dire et à écrire ce qui lui passe par la tête, parce que cela lui passe par la tête – parce que pourquoi pas. Je lui passe tout même quand elle dit n’importe quoi.  J’aime beaucoup, en fait, qu’elle prenne si peu de précautions. J’imagine que cela a beaucoup à voir avec le fait qu’elle a plus ou moins fini par se prendre pour une pythie avec le temps.

Ensuite, et surtout, son rythme. Ce qui est lié à son devenir-pythie d’ailleurs – et à son idée d’une écriture intransitive aussi. Son écriture tend à montrer que le monde ne préexiste pas vraiment à la décision de l’écrire. C’est parce qu’elle l’écrit que le monde est. Par exemple il y a chez elle cette passion du déictique : cette mouette, ce camion, ce mur. Bien qu’on ne sache pas exactement de quelle mouette elle parle, ni de quel mur. Mais puisqu’elle le dit, le nomme, c’est. Et son rythme, ses anaphores, ses répétitions, ses silences, participent aussi de cette idée que l’écriture est la mise en scène de l’apparition du monde. Disent la puissance d’apparition qu’est l’écriture, sa puissance de nomination et d’évocation. L’écriture est vraiment, pour rebondir sur la question précédente, ce qui vient peupler le vide de la vie.

 

 

La « modernité » de son écriture, celle qu’elle a nommée dans les années 1980 « écriture courante », impatiente de s’exprimer, au plus près de l’intention orale et de l’inspiration créatrice a-t-elle inspirée votre œuvre ?

 

Je ne sais pas si c’est la « modernité » de son écriture qui m’a influencé, mais je sais qu’elle m’a influencé. D’abord, il faut bien le dire, grâce à ses tics facilement reconnaissables et reproductibles, Duras est facile à imiter comme pouvait l’être à la même époque quelqu’un comme Thomas Bernhard. Le elle dit, il dit de Duras et le avais-je dit, avais-je pensé de Bernhard c’étaient deux scies de l’époque. Mais je crois que ce qui me fascinait avant tout c’est la manière dont elle faisait lever un monde avec rien comme si elle avait su inventer un oxymore : une sorte de minimalisme hyperbolique, et parfois emphatique, dont même l’emphase ne me gênait pas.

 

 

Duras encore ou on la confie à l’histoire littéraire ?

 

Les deux non ? Je veux dire, l’histoire littéraire n’est pas de l’histoire, elle n’est pas morte, elle n’est même pas passée pour paraphraser la fin fameuse d’un roman de Faulkner. J’ai tendance à croire que toute écriture est plus ou moins ma contemporaine si elle peut m’apprendre quelque chose, m’ouvrir des possibles, me donner de l’audace ou des idées.  


(Questionnaire par Simona Crippa/Propos recueillis par Johan Faerber)





Stéphane Bouquet, Neige écran, IMEC, "Diaporama", octobre 2023, 44 pages, 9 euros

 

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