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  • Photo du rédacteurChristiane Chaulet Achour

Sylvain Pattieu : Et si... (Une vie qui se cabre)


« du lasso à lancer au cou sauvage de la vie

qui se cabre

dans tous les sens »

Aimé Césaire, En tâtant le sable du bambou de mes songes

 

« Son père avait beau moquer les poèmes de Césaire – pour qui les a-t-il écrits, plaisantait-il –, pas pour moi, en tout cas »

(Guy, père de Marie-des-Neiges)





Interrogé par Xavier Mauduit le 5 janvier dernier dans « Le cours de l’Histoire » sur France Culture, Sylvain Pattieu revendiquait à la fois l’Histoire puisqu’il est historien, et la fiction : ce sont deux mondes et modes différents, deux activités qui peuvent se rencontrer. Lui-même part de ses recherches historiques pour écrire un roman. Cette fois, il a souhaité aller du côté de « l’histoire contrefactuelle ». Il a toujours été tenté par l’invention de mondes possibles et des faits historiques lui permettent de s’évader du sérieux de l’Histoire pour aller vers plus de « fantaisie » qui interroge ce qui aurait pu être. Il se situe dans un ensemble habité par les travaux d’historiens et les œuvres d’écrivains dont il donne la bibliographie en fin de volume.



 

Le 22 janvier, Johan Faerber s’entretenait à son tour avec le romancier pour Collateral, pour bien cerner la réussite du projet romanesque et l’antériorité de son écriture ainsi que les forces qui l’ont aidé à inventer cet univers. Celui-ci, même si certaines scènes sont violentes et porteuses d’échecs, se caractérise par un optimisme que le créateur revendique  quand il répond à une des questions posées : « Je n’ai pas envie que lecteurs et lectrices compatissent, ni de figurer des souffrances, car je suis très mal à l’aise avec les postures misérabilistes. Bien sûr, il y a le poids des dominations, mais aussi la capacité des classes populaires à résister, à contourner, à faire preuve d’agentivité. C’est plutôt de cette manière que je vois mes personnages ».

 

Les deux entretiens mettent bien en valeur le fait que, comme écrivain, Sylvain Pattieu n’en est pas à son coup d’essai. Cet historien… de profession a déjà édité d’autres romans et des récits pour la jeunesse. Il a voulu cette fois, aller vers un autre genre littéraire. La quatrième de couverture prévient le lecteur :

 

« Et si, après 1945, l’Empire français avait changé de centre de gravité, le pouvoir passant de ¨la petite France¨, hexagonale à ses colonies ? Et si Suzanne Césaire, succédant à son mari, Aimé, présidait cette Union française d’un nouveau genre ? ».

 

Peut-on, avec des si, changer l’Histoire et mettre un peu d’optimisme dans un monde contemporain en fracas ? Est-ce l’enjeu de la fiction ? Je propose donc une analyse du roman à partir de ma propre lecture, nécessairement interprétative, en m’appuyant aussi sur quelques réponses du romancier.


 

La temporalité choisie 


Quel est le temps de l’histoire que raconte le roman ? Une loi, en faveur de la reconnaissance des droits des colonisés avait été portée et défendue par le député socialiste de Dakar, Lamine Guèye, exigeant la citoyenneté française pour tous les ressortissants de l’Empire. Les défenseurs de l’ordre maintenu s’y étaient opposés mais la loi était passée. C’est à partir de la distorsion de ce fait que le romancier travaille pour construire son uchronie, genre littéraire dont on peut rappeler la définition : « l’uchronie est un genre qui repose sur le principe de la réécriture de l’Histoire à partir de la modification du passé. […] L’auteur d’une uchronie prend comme point de départ une situation historique existante, modifie un événement ayant eu lieu pour ensuite imaginer les différentes conséquences possibles. (C’est la) volonté de changer le cours de l’Histoire pour imaginer ce qu’elle aurait pu être ».

Donc, dans la réalité historique, un événement a bien eu lieu mais il n’a pas modifié le cours de l’Histoire. Qu’à cela ne tienne, Sylvain Pattieu décide que oui et nous voilà embarqués dans une Union française donnant des droits égaux à ses dominés : « L’Union française avait remplacé l’Empire, Aimé Césaire en avait été lu président et, dans l’entre-deux de ces bouleversements profonds, le père de Marie-des-Neiges s’était mis en grève, avec ses camarades, il avait manifesté, et il avait saigné d’un coup de matraque ».

Et effectivement le roman s’ouvre sur une scène de manifestation – il y en aura d’autres dans le récit – : le visage en sang du père de Marie-des-Neiges, image imprimée durablement dans la mémoire de sa fille. Le sujet historique central pointe du nez à la page suivante : « Le soir où son père était revenu en sang, l’Empire français était presque mort ». Le premier chapitre mêle histoire fictionnelle et histoire événementielle revisitée en donnant la part belle à l’imagination du romancier. L’uchronie est en marche… Comment se construit-elle ? Quels sont ses effets sur le lecteur ?

Pour s’approprier l’invention, le lecteur a besoin de quelques repères temporels. Il place son personnage dans la décennie 1960-1970 et imagine que l’Algérie a vaincu, non sans mal, l’impérialisme. Puisant dans ses souvenirs de jeunesse et choisissant deux villes qu’il connaît bien, Marseille et Aix-en-Provence, il laisse imaginer un autre règlement de la question des colonies et de l’Empire français. Lorsque le roman se termine, on est quinze années après, sans doute aux alentours de 1975.

 


Les espaces représentés


 La fiction se déploie en sept parties ayant toutes comme titre (sauf une) un nom de lieu. Chaque partie est elle-même subdivisée en chapitres d’inégale longueur.  La première partie, « Dakar », lieu de naissance et de formation de la protagoniste comprend quatorze chapitres (une cinquantaine de pages) où les parents de Marie-des-Neiges sont omniprésents et où Maryse Condé a la vedette dans plusieurs chapitres. La seconde partie, en nombre de pages équivalent à la précédente s’intitule « Aix-en-Provence » : Marie-des-Neiges a quitté le Sénégal pour se former dans la France hexagonale, « la petite France », au métier d’institutrice. Neuf chapitres nous décrivent son installation, ses rencontres et ses attachements. La troisième partie, « Marseille », est la plus  longue (près de cent quarante pages) : elle comporte 32 chapitres et elle est celle sur laquelle on s’attarde le plus concernant les heurs et malheurs de l’Union française. La quatrième partie, d’une quarantaine de pages, « Le coup » contient treize chapitres : elle est la plus riche en événements. Les trois dernières parties, dix ans et quinze ans plus tard, ont chacune un unique chapitre qui résume le devenir de Marie-des-Neiges et les gestes symboliques qui concluent sa vie : « Saint-Germain-en- Laye », « Castagniccia » et « Vercors ». Le déséquilibre dans l’espace textuel donné à chaque partie témoigne de l’importance qu’ont les trois premières villes. A cette place de la géographie dans le roman, Sylvain Pattieu répond :

« Je n’imaginais pas du tout écrire un roman géographique, même s’il est vrai que chaque chapitre, sauf un, correspond à un lieu et à un déplacement géographique. J’ai choisi Dakar parce que j’y suis allé voir mes amis qui y habitent, et ça me semblait plus facile à écrire de ce fait. Aix-en-Provence et Marseille parce que j’y ai grandi. Mais il est vrai qu’il me semblait important de parcourir différents espaces de ce monde postcolonial imaginé. Cependant, mon intention plus directe était de construire, comme je le fais souvent, un roman de groupe, avec cette petite bande d’amis qui partagent découvertes, discussions, combats ».

 


Le personnage principal 


Effectivement, le fil rouge est, me semble-t-il, la protagoniste au nom de conte, nouvelle Blanche-Neige d’un monde hostile dont elle va déjouer les pièges. Plus qu’un personnage construit en profondeur, elle est un espace de déploiement de l’uchronie par les différentes composantes qui la caractérisent. Bien que nous offrant beaucoup d’anecdotes pour nous faire saisir son profil, le romancier contourne sans cesse sa profondeur d’être. A Dakar, elle est à la fois la fille et l’élève parfaite mais qui accouche d’un enfant sans que l’on sache comment cette naissance a pu se produire. On ne voit pas très bien d’ailleurs la nécessité de cet enfant si ce n’est qu’il annonce sa liberté sexuelle et qu’il sera le prétexte de la relation de Marie-des-Neiges avec sa voisine française. L’héroïne plonge ensuite dans la vie étudiante aixoise avec facilité et liberté partageant son temps libre entre ses amours avec Kathy, son amie américaine et Ange, le malfrat corse dont elle ne peut se passer. Elle nous est apparue comme un personnage « flottant » au-dessus des contingences. Et comme toute héroïne de conte, elle  sort indemne de toutes les situations plus ou moins difficiles qu’elle vit. Elle est l’espace de rencontre du groupe avec lequel elle va vivre et qui est une des inventions réussies du roman. Elle est aussi le prétexte à la présence récurrente de « Madame Condé » : quatre des quatorze chapitres de la première partie « Dakar »  lui sont consacrés, campant une femme audacieuse, assez dirigiste avec ses élèves surtout Marie-des-Neiges, son élève préférée, l’impliquant dans son accouchement. Peut-être y a-t-il un parallèle entre l’enseignante et l’élève mais l’héroïne n’a jamais la liberté de parole et de vie de son modèle : « tu es une femme avant d’être une mère elle disait, ne l’oublie jamais. Ne mets pas l’enfant entre toi et  tes ambitions, ne le mets pas entre toi et un amant, ne le place pas avant le destin du monde ».

Autre point important, Maryse Condé lui fait lire le roman de Claude McKay, Banjo, pour la préparer à vivre entre Aix et surtout Marseille. Et la magie de la lecture agit dès Dakar avant même qu’elle se retrouve en France. Marie-des-Neiges écrit des poèmes qui sont cités dans le roman. Elle se lance aussi parfois dans l’analyse d’un film, dans celle de la situation socio-politique ; mais, en règle générale, elle est plutôt réservée.

 


Les personnages inventés


Si l’uchronie se doit de mettre en scène des personnages qui ont réellement existé, des personnages référentiels, elle doit aussi en inventer. Dès son arrivée à Aix, Marie-des-Neiges fait la connaissance de ceux qui deviennent ses amis et qui l’ont sauvée, elle et son amie Kathy, d’un passage à tabac par les royalistes qui aurait pu mal finir. Ils sont les adeptes militants de l’Union française contre ceux qui veulent le statu quo colonial. Parmi eux trois camarades de l’Ecole Normale comme Marie-des-Neiges : Armand, grand, « géant », né à Abidjan ; Joseph, « un homme sec, teint bien blanc, cheveux très noirs et bouclés » à l’accent marseillais et fils d’un docker communiste de Marseille, Lakhdar « petit Nord-Africain maigre, joues creusées de bambou coupé en deux »  qui vient d’Algérie. Il y a aussi Robert, « un rondouillard à la peau ocre de métis » qui parle en gros français, c’est-à-dire en français châtié et qui fait des études de droit. Enfin Maria Angustias, « européenne d’Algérie », étudiante en  lettres, « petite femme brune », d’origine espagnole. Quelque temps plus tard – et sans doute pour introduire Françoise Ega – Yolande, Antillaise, qu’ils vont aider à sortir de son statut de femme de ménage exploitée pour devenir commerçante. La bande s’enrichit donc de Marie-des-Neiges et de son amie Kathy, Américaine et juive. On voit que le romancier a créé un panel de personnages très diversifié et représentatif de cette époque traversée d’espoirs et de contradictions. Entre tous ces personnages se noueront et se dénoueront des relations intimes et politiques. A la fin du roman, quinze années après, Marie-des-Neiges se souvient : « Elle pense au début de ses études, à son arrivée en France hexagonale, quand elle voulait devenir institutrice, à la petite bande encore soudée par l’amitié, même si elle est depuis longtemps dispersée, même s’il manque Lakhdar, assassiné sur un trottoir ».

Toutefois, ce qui donne corps à l’uchronie, ce sont les personnages référentiels.

 


Les personnages référentiels


Ils sont nombreux et essentiels dans ce genre littéraire. Les lecteurs qui connaissent cette période coloniale les retrouveront avec plaisir et amusement, sortis des rôles où l’Histoire les a figés. Au niveau du Sénégal, on peut remarquer que le romancier donne la vedette à Lamine Guèye plutôt qu’à Senghor qu’il égratigne au passage. Aimé Césaire est cité puisque c’est lui qui est le premier Président de l’Union française mais vite évacué, assassiné par un Français  d’Algérie. C’est néanmoins une citation d’un de ses poèmes de Ferrements qui donne son titre

au roman.



Lamine Guèye  (1891-1968)       Aimé Césaire (1913-2008)

 

Ce qui frappe dans cette uchronie, c’est la place donnée aux femmes. Contre toute vraisemblance – mais on a compris que l’uchronie ne développe pas la vérité historique mais le désir d’une autre bifurcation de l’Histoire –, la nouvelle présidente, après son assassinat, est son épouse Suzanne Roussi qui s’est sacrifiée pour que l’expérience se poursuive et que le nom de Césaire ne sombre pas dans un échec. Lorsqu’elle apparaît dans les pages racontant sa venue à Aix, elle est campée comme une femme marquante par sa force intérieure mais manifestement malade, ce qui correspond aux dernières années de sa vie. Le roman mentionnera encore son discours pour sauver l’Union française contre les menées des colons d’Algérie  qui la refusent.

Elle est entourée par trois autres femmes, Gerty Archimède la juriste, Jenny Alpha l’artiste et Maryse Condé lécrivaine. Une quatrième ne fait pas partie de son staff mais a une importance essentielle  à Marseille et dans la vie de Yolande, c’est Françoise Ega, la militante sociale.

 

Suzanne Roussi Césaire (1915-1966)              Gerty Archimède (1909-1980)

 

 


                      

Jenny Alpha (1910-2010                        Françoise Ega (1920-1976) 

 

 

Parmi les personnages référentiels, deux écrivains et une artiste-peintre occupent l’espace romanesque beaucoup plus que tous les autres.



Le nom de Claude McKay (1890-1948) revient avec insistance, essentiellement pour son  roman Banjo : je pense que le lecteur ne pourra s’empêcher, une fois le roman refermé, de (re)lire ce roman… Maryse Condé  (1937. Elle a aujourd’hui 86 ans) est la « vedette » de ces personnages référentiels. Plus encore que son œuvre, c’est sa forte personnalité qui est inscrite dans de nombreuses pages. Enfin, Faith Ringgold née à Harlem en 1930. Elle a aujourd’hui 93 ans. Le romancier affirme, dans ses remerciements : « j’ai été fasciné par son œuvre si originale et si belle, puissante source de réflexion. Je lui suis très reconnaissant d’avoir accepté que l’un de ses tableaux sur tissu figure sur le bandeau du livre ».En reconstituant cette galerie, illustrée ici par leurs portraits de l’époque de la fiction, l’Histoire reprend ses droits et peut inciter, pendant et après la lecture, à faire véritablement connaissance avec toutes ces personnalités qui ne sont pas choisies au hasard : un seul Africain, des Antillais, deux Afro-américains.

 


L’Algérie, obstacle à l’Union française 


Dans la bande de copains, Lakhdar, d’Algérie, apparaît comme  le plus angoissé. Il expose l’impasse où se trouve son pays ; il a quitté l’Algérie car les « européens » empêchent les « musulmans » d’avoir des droits égaux de citoyens : « Pour nous, la question de l’indépendance se pose. Nous avons un sentiment national. Aimé Césaire nous soutenait ; Suzanne Césaire nous soutient encore, mais ca va trop lentement ». Marie-Angustias approuve son analyse. On aura l’explication de son pessimisme, lorsqu’il raconte à Marie-des-Neiges avoir échappé à une ratonnade à Alger en 1956 : les trois pages de son récit sont saisissantes de réalisme et de poésie (p. 188-191). Kateb Yacine n’est pas cité dans les remerciements mais elles m’ont fait penser à la manifestation du 8 mai 1945 à laquelle participe Lakhdar dans Nedjma. La source que cite Sylvain Pattieu est le livre de Sylvie Thénault,  Les ratonnades d’Alger, 1956. C’est en lisant ce livre qu’il a pu reconstituer l’atmosphère de ce racisme colonial ordinaire dans une colonie de peuplement.

 


 

Par sa présence en texte, Lakhdar est celui qui introduit cette colonie de peuplement récalcitrante à l’Union. Dans la suite du récit, il est fait mention de l’aggravation de la situation en Algérie avec l’action du général de Gaulle pour conserver ce joyau de l’Empire. Au retour de la manifestation à laquelle le groupe a participé à Aix, ils sont attaqués par des Européens d’Algérie qui s’en prennent aux Arabes : Lakhdar qui a échappé aux ratonnades à Alger, meurt assassiné à Aix.

C’est le seul de la bande à avoir un destin tragique, ce qui attire l’attention sur son pays d’origine. Mais on note, en même temps la difficulté à évoquer en profondeur cette colonie dissidente. Son  sort est réglé par une pirouette. Suzanne  Césaire a tenu bon contre de Gaulle : « Elle avait résolu la sanglante guerre civile algérienne, en accordant l’indépendance tout en préservant l’association avec l’Union française », nous dit-on. On est frappée, étant donné la période choisie et le caillou dans la chaussure de l’Empire que représente l’Algérie, que Sylvain Pattieu n’ait pas, dans les personnages référentiels, introduit Frantz Fanon, dont on peut rappeler une seule citation dans L’An V de la révolution algérienne en 1959 correspondant exactement aux propos tenus par Lakhdar, :

 « L’Algérie est une colonie de peuplement. La dernière colonie de peuplement à avoir fait parler d’elle a été l’Afrique du Sud. On sait dans quel sens.

Les Européens d’Algérie n’ont jamais tout à fait désespéré de rompre avec la France et d’imposer leur loi d’airain aux Algériens. C’est l’unique constante de la politique colonialiste en Algérie. […] La France fera la paix en Algérie en renforçant sa domination sur l’Algérie ou en brisant les féodalités algériennes d’Algérie. […] On verra les fissures à partir desquelles s’est remodelée la société européenne d’Algérie. »

 


La double lecture


C’est une double lecture que peut provoquer une uchronie. Une lecture peu informée de la réalité historique à partir de laquelle joue le romancier se contentera de suivre l’ordre narratif du roman et d’entériner la nostalgie de ce qui aurait pu être. La seconde lecture est plus active et devient une sorte de jeu : si on connaît bien la période, le contexte et les personnages référentiels sollicités, on va faire un va-et-vient incessant entre les inventions de l’uchronie, ses déplacements et les faits que l’on connaît et se faire sa propre opinion sur la solution avancée, volontairement optimiste. Sylvain Pattieu expose bien son objectif : « Aujourd'hui, on est dans une situation internationale assez déprimante. Avec ce livre, j'essaye de prendre le contre-pied et de me demander à quel moment ça aurait pu bien bifurquer, à quel moment on aurait pu solder les comptes de la colonisation sans que ça fasse autant de dégâts que ceux qu'on supporte aujourd'hui avec les inégalités, le ressentiment et les injustices qu'il peut y avoir. Je me dis que cette loi Lamine Gueye aurait pu être un moment de bifurcation ».

 

Après avoir suivi la trajectoire de Lakhdar et ses analyses, on reste tout de même dubitatif. L’Union française – dans le giron de la France –, aurait-elle donné aux dominés le sentiment d’une justice restaurée et de leur destin pris en mains par eux-mêmes ? On s’interroge aussi sur le choix de ce couple d’Antillais à la tête de l’Union  française et non d’Africains. Des Maghrébins, il n’est pas question. Il reste beaucoup de questions à résoudre et c’est une qualité de ce roman de ne pas clore le sujet. Pourquoi Marie-des-Neiges choisit-elle l’archéologie, que signifie cette Dame de Brassempouy ?

 


Dame de Brassempouy ou Dame à la capuche

Le fait d’avoir opté pour une période relativement proche de la nôtre permet en partie à l’uchronie de fonctionner . Ce qui est sûr, c’est qu’une fois le roman lu, on cherche qui est qui, on lit les livres indiqués et, du même coup on enrichit nos connaissances d’une Histoire de colonisation/décolonisation autrement outillée car « le centre de gravité » a été déplacé. Et cela, c’est bien la réussite de ce roman.

 

On confirme avec Sylvain Pattieu et le genre littéraire choisi que toute écriture est riche de lectures antérieures et de lectures d’accompagnement. Si l’on s’en tient à la littérature, comment ne pas retourner vers Sembène Ousmane [Les bouts de bois de dieu, Le Docker noir] à Maryse Condé [La Vie sans fard], à Léonora Miano [Rouge impératrice], à Suzanne Césaire [Le Grand camouflage- Ecrits de dissidence réunis par Daniel Maximin], à Claude McKay [Banjo], à Françoise Ega [Lettres à une noire] et d’autres encore. Un roman choral n’est pas seulement celui qui partage la parole entre différents personnages mais c’est celui qui sait dialoguer avec ses pair.e.s. dans sa texture profonde. Que cette inertextualité ne soit plus « réservée » aux descendants des dominés donne l’espoir que le regard « postcolonial » soit partagé par toutes et tous.

 



Sylvain Pattieu, Une vie qui se cabre, Flammarion, janvier 2024, 348 pages, 21,50 €

 

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