V.Y. Mudimbe, entre les eaux…
- Amina Bekkat
- il y a 2 jours
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Le 22 avril 2025, Valentin Yves Mudimbe, plus connu sous le nom de V.Y. Mudimbe a quitté ce monde. Il vivait près du campus de l’Université de Duke où il avait enseigné. Sa réputation et ses nombreux travaux lui ont assuré une place de choix dans la recherche africaine mais il ne recevait plus depuis longtemps, fatigué sans doute par une vie de labeur et de recherches. Qui était donc cet homme qui nous fit l’amitié de présenter un colloque organisé à Alger et de faire montre d’une hospitalité toute africaine lorsqu’il me reçut en 1993 à l’Université de Stanford. Il mit à ma disposition toute sa bibliothèque et nous avons longtemps parlé en des entretiens passionnants.
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Son œuvre abondante est multiple et variée, traduisant son insatiable curiosité intellectuelle: (libido sciendi selon st Augustin) :Poésies, romans, essais, autobiographie, il n’a cessé tout au long de sa vie de lire d’étudier et d’écrire suivant en cela la règle des Bénédictins, ora et libera, et la répartition du temps en trois périodes: 8 heures pour dormir, 8 heures pour travailler, 8 heures pour méditer, même si la réflexion philosophique a pris la place du recueillement et de la prière pour celui qui se décrit désormais comme un agnostique, marqué cependant et pour toujours par le jardin à la bénédictine.
Il est né le 8 décembre 1941 dans une famille chrétienne de troisième génération, de père Songye et de mère Luba, tous deux originaires du Kasai au Katanga. Dès l’âge de 8 ans, il se destine à la prếtrise. Il entrevoit de vivre comme les Bénédictins (pour qui il garda toujours une grande admiration) dans leur chemin de retrait du monde et de contemplation. Il entre au petit séminaire (1952-1958) et s’initie sous la direction des moines aux œuvres d’idées. Il décide alors de rejoindre le monastère bénédictin de Gihindamuyaga au Rwanda. Mais ce projet s’interrompt pour des raisons confuses. Il s’en explique plus tard dans son autobiographie: Les corps glorieux des mots et des êtres; “Je quittai la vie bénédictine par fatigue. La guerre civile entre Hutus et Tutsis m’habitait. Le rôle et le jeu de mon église me navraient. Ils étaient d’une remarquable hypocrisie ». (p. 67). Ses romans Entre les eaux, portant en sous-titre, Dieu, un prêtre, la Révolution (1967) et Shaba deux (1989) mettent en scène des religieux africains déchirés entre leur foi et leur désespoir face aux souffrances des leurs.
Devant les situations d’incohérence et de déréliction qui règnent encore dans les pays africains, que penser du rôle de l’Eglise?
Le père Pierre Landu, héros d’Entre les eaux, ne cache pas son désarroi, dès l’incipit « et le dégoût inavoué sans cause et sans objet qui accompagne l’image de (mes) ses maîtres de Rome ». Soeur Marie-Gertrude dans Shaba deux ne peut manquer d’éprouver les mêmes angoisses malgré sa foi profonde. Restée seule dans un couvent abandonné par les Européennes parties se mettre à l’abri, elle s’interroge sur le rôle de l’Eglise. Son corps mutilé aux ongles arrachés est retrouvé peu après.
On peut dire que Mudimbe a mis ses interrogations et ses doutes dans ces oeuvres de fiction qui peuvent expliquer sa perte de foi. Cependant, cette formation de religieux a laissé une empreinte profonde sur sa vie. Il racontait volontiers qu’il avait été appelé à donner l’extrême onction à un malade, tant son comportement et sa tenue donnaient le change. Il avait accepté pour ne pas désespérer la famille du mourant.
S’il avait renoncé à la prêtrise, Il reconnaissait que les Bénédictins avaient eu une grande importance dans sa vie : « L'agnostique que je suis devenu aujourd’hui dans ses réflexes les plus quotidiens et les plus ordinaires, se réfléchit en une lointaine éducation en un jardin bénédictin ».
On peut diviser sa vie en quatre périodes.
De la naissance à 1961, c’est l’enfance, de 1971 à 1970, c’est la formation universitaire à Lovanum, de 1971 à 1980, les années d'enseignement et de recherche en Afrique en général. Et puis à partir de 1980 l’expérience de l’exil aux Etats-Unis à Haverford (Pensylvanie), à Stanford (Californie) et à Duke (Caroline du Nord). Son passage dans un monde anglophone le contraint à relire en anglais toutes les oeuvres philosophiques pour maîtriser la langue qu’il va désormais utiliser. Il se consacre d’abord à la poésie avec des titres suggestifs, Déchirures (1971), Entretailles précédé de Fulgurances d’une lézarde (1973) et Les fuseaux parfois et un important poème, Les Fragments d’un espoir (1976). On remarque que les titres insistent sur la fragmentation, la brisure voire la rupture comme celles qui déchirent son âme. Comme le commente Bernard Mouralis (1988, 46), son recours à la poésie témoigne d’un souci d’échapper au particularisme géographique, historique et culturel dans lequel tend à s’enfermer le prosaïsme du roman. La déchirure est présente de façon constante et organise les descriptions, poèmes tragiques qui décrivent un monde sans espoir où l’écrivain adopte deux postures, tantôt extérieure pour mieux témoigner des situations, tantôt fusionnelle pour s’abolir « dans l’être collectif du peuple » : « Pouvoir être cette meurtrissure, cette gangrène éternelle, ce signe du nègre que je suis, par la grâce de mes milliers de morts sacrifiés à la différence et aux distances! », écrit-il dans Déchirures. Malgré les accents césairiens de ces vers, Mudimbe marqua un certain détachement envers la Négritude, qui, de parole libératrice dans les premiers écrits des poètes (Senghor, Césaire, Damas) devint rapidement, selon lui, un discours sclérosé dans les discours des nationalistes. Nous ne sommes pas très loin des positions de Frantz Fanon.
Après quelques tentatives romanesques, il lui apparait rapidement qu’il ne pourrait plus écrire de la prose sans s’interroger sur les conditions d’émergence du roman dans les pays africains et sa prétention à apparaître comme le seul discours légitime que l’on pourrait tenir sur la réalité. Il mène désormais une réflexion sur les sciences humaines et ce sont ces textes qui lui donneront une notoriété mondiale.
Dans L’autre face du royaume, il entreprend de décrire l’ethnologie ou plutôt la raison ethnologique qui a constitué les Africains en objets du discours. Processus de réification de l’indigène selon les termes de Fanon, elle a servi à établir une science de l’autre.

Sa première œuvre publiée aux Etats-Unis porte un titre révélateur, L'invention de l’Afrique (1988). Il reconnaît avoir pour but d’étudier l’archéologie du savoir du continent. Il fut très influencé par les analyses de Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir et il démontre la collusion entre le discours scientifique (et littéraire) et le discours colonial.
L’Afrique a été créée par les scientifiques et chercheurs qui l’ont étudiée et surtout qui y ont projeté leurs fantasmes. Une démonstration comparable sera faite en 1978 par le chercheur palestinien Edward Said (1935-2003) à propos de l’Orient.
Un universitaire camerounais, Achille Mbembe, dont la notoriété ne cesse de croître, analyse ainsi cette influence : « Le discours sur l’Afrique est cette médiation grâce à laquelle l’Occident accède à son propre inconscient et rend publiquement compte de sa subjectivité ».( De la postcolonie, 2000).
Notre conclusion, nous l’emprunterons à un autre Africain, grand connaisseur et grand admirateur de l’oeuvre de Mudimbe, Justin Bisanswa : « Il entre désormais une grande part de mythologie dans le tracé de la vie et l’oeuvre de Mudimbe. Les quelques éléments de sa vie livrés dans son autobiographie, son parcours de philosophe, de philologue, de romancier, de poète, d’apprenti-peintre et son exceptionnelle érudition ne peuvent laisser indifférent ».