
« Le principal obstacle à une pacification vraie, c’est que les Arabes sont les Arabes »
De La Tour du Pin, Revue des deux mondes, 1er avril 1846
Dans une somme de 780 pages, Alain Ruscio, bien connu pour ses ouvrages sur la colonisation et la décolonisation, à titre personnel ou à la direction d’ouvrages collectifs, maître d’œuvre de l’entreprise passionnante de L’Encyclopédie de la colonisation française (4 volumes déjà édités aux Indes savantes, entre 2016 et 2022) a publié aux éditions de La Découverte, en octobre 2024, La première guerre d’Algérie - Une histoire de conquête et de résistance 1830-1852. L’illustration de couverture est le tableau d’Horace Vernet, La Prise de la smala d’Abd-el-Kader par le duc d’Aumale à Taguin, le 16 mai 1843, événement central de la période.
Le choix des deux citations mises en exergue montrent bien la justification de la recherche qui suit : un extrait d’un témoignage d’un officier de la conquête, recueilli par le comte d’Irisson ; deux vers d’un poème anonyme qui en dit long sur ce qu’on veut imprimer dans l’esprit des Français dès cette date, poème dans Le Corsaire du 7 mai 1830 : « Eut-il même raison, l’Algérien aurait tort/ Car l’Algérien est faible et le Français est fort ».
Suivent un avertissement fort utile sur l’orthographe de certains mots et noms et sur l’usage d’appellatifs comme celui d’ « indigène ».
Alors on s’engage véritablement dans "une" histoire, illustrée par de nombreuses citations et références, l’historien faisant vivre à son lecteur cette époque qu’il rend vivante et présente par un style qui raconte et retient l’attention malgré ou grâce à ses nombreuses précisions. Disons d’entrée de jeu qu’une simple présentation ne peut rendre toute la richesse de ces pages. Mais un véritable art des titres et sous-titres tisse le fil chronologique de ces trente années dont on n’a pas fini de mesurer les répercussions. Encore, pour les mesurer, faut-il en connaître la réalité. La table des matières qui réunit toutes ces étapes, très explicite, aide à revenir à tel ou tel développement. Car nous avons affaire à un ouvrage de référence auquel il faut revenir quand une séquence sollicite notre lecture du moment.
Il est utile aussi de préciser que je lis ce volume en littéraire, passionnée par la présence de l’Histoire dans un texte de création. Pour « bien » le lire et l’analyser, j’ai besoin de références historiques fiables. Comme l’écrivait Pierre Macherey en 1966 : « cette histoire n’est pas par rapport à l’œuvre dans un simple rapport d’extériorité : elle est présente en elle, dans la mesure où l’œuvre, pour apparaître, avait besoin de cette histoire, qui est son seul principe de réalité, ce à quoi elle doit avoir recours pour y trouver ses moyens d’expression ».
Je vais m’arrêter sur les pages qui m’ont plus sollicitée que d’autres car je ne peux être exhaustive. Toutefois pour un compte-rendu synthétique, je renvoie à Jean-David Richaud-Mammeri, historien, qui en donne une présentation dans Openedition Journals [https://doi.org/10.4000/12u46]. La lecture étant un acte collectif, il n’y a pas à redire ce qui est déjà bien recensé. Notons toutefois que dans le dernier point de son compte-rendu J-D Richaud-Mammeri note : « Par ailleurs, il est indiscutable qu’Alain Ruscio a des idées et des valeurs qui se retrouvent dans ses engagements au sein du Parti communiste et qui l’amènent à condamner régulièrement non seulement la conquête militaire, mais aussi la colonisation et l’idéologie qui la sous-tend. Or ces valeurs sont clairement et régulièrement exprimées dans l’ouvrage, ce qui en fait, comme il le dit, "Une histoire et non L’histoire" » (p. 25). Il ajoute : « Il faut néanmoins souligner et se réjouir que cette histoire radicalement anticoloniale n’oppose pas un « gentil » algérien victime d’un « méchant » colonisateur : l’auteur souligne longuement que cette conquête a été coûteuse en vie aussi bien du côté français que du côté algérien (le point de vue français est d’ailleurs mieux documenté que celui des Algériens) et l’opposition qui est mise en avant est bien plus celle de masses victimes de projets d’élites politiques et militaires ».
Cette réserve souligne, me semble-t-il, la difficile neutralité de l’historien lorsqu’il a recensé les faits et événements le plus factuellement possible et qu’il avance une interprétation. Dans un portrait récent de l’historien Benjamin Stora sur le site TSA (Tout sur l’Algérie, 18-02-25), ce dernier précise assumer « même une certaine « subjectivité » dans son travail. « Je ne prétends pas à l’objectivité radicale, scientifique, distanciée. Je crois qu’il faut un investissement quand même personnel ».
Le titre de l’introduction donne le ton : « Une guerre longue et dévastatrice ». Il lui faut justifier le choix de son titre général puisque « la guerre d’Algérie » renvoie habituellement à celle de 1954-1962. Pour A. Ruscio, cette guerre (Conquête vs Résistance) a commencé le 14 juin 1830, « lorsque le premier soldat français posa le pied sur la terre algérienne ». C’est donc pour lui une évidence de nommer le début, 1830-1852, « première guerre d’Algérie ». 1830 va de soi ; 1852 est la date du départ définitif de l’émir Abd-el-Kader du sol français. Cette « première » guerre fut plus longue que celle de 1954-1962. Comme date de clôture, il a préféré s’arrêter au seuil du Second Empire. Sont donnés les noms des villes, les noms des officiers mobilisés. L’équilibre ne se fera entre soldats et civils qu’en 1844. Auparavant, les militaires dominent.
C’est ensuite la présentation des moyens engagés de part et d’autre pour mener la guerre, avec un déséquilibre flagrant entre « l’Armée d’Afrique » et la résistance des autochtones. On sait, grâce aux écrits des officiers, que cette guerre fut féroce : les morts sont dues à la guerre mais aussi aux maladies (choléra, tuberculose). Si la population dans le pays a été estimée en 1830 à 3/4 millions, on chiffre à 500.000 victimes les morts au cours des deux premières décennies. Parallèlement, les affrontements de la période ont semé le malheur chez les Français (100.000 soldats). Du côté des civils, « la grande masse de cette première génération de colons fut bel et bien une victime collatérale de la conquête ».
L’ambition de ce livre est de tenter un va-et vient constant entre l’Histoire de la France et l’Histoire de l’Algérie. Il faut donc s’interroger sur l’existence d’une « opinion publique » en France, ce qui est délicat puisque les « couches populaires » ne connaissaient pas la vie politique du pays, une minorité lisait les périodiques et le corps électoral était très réduit. Au plus haut niveau, il y eut beaucoup de débats et de polémiques entre les « pour » la conquête (majoritaire) et les « contre ». Alain Ruscio détaille ses sources avec beaucoup de précision et regrette à la fois le peu de sources algériennes de l’époque et sa méconnaissance de l’arabe qui a réduit sa documentation.
L’annonce de son plan est claire : La première partie : 1830-1840 est consacrée aux tâtonnements. La seconde partie : 1841-1848 est celle de la guerre totale et de la survie. La troisième partie : 1848-1852, « La mise en place de la colonisation et l’enracinement de la résistance de la population algérienne ».
Les 300 pages de la première partie sont distribuées en neuf chapitres. C’est tout d’abord le rappel de ce qu’il appelle, toujours textes à l’appui, une marche lente vers la colonisation où Louis XIV et Napoléon Bonaparte ont leur part. La conquête de l’Algérie ne s’est pas faite sur un subit coup d’éventail. Rappel est fait, à partir de quelques œuvres littéraires, des thèmes courants, celui des Barbaresques et de la « Barbarie » en Méditerranée et celui du harem ou comment forger les imaginaires et les préjugés durablement. Notons qu’en 1830, les bagnes à Alger étaient déserts et l’éradication des Barbaresques plus une priorité. C’est à la fin du XVIIe s. que des conseillers lancèrent l’idée qui marquerait le rôle de la France, celle de « la mission civilisatrice » : à l’appui de cette affirmation, des citations de L’abbé Raynal (1713-1796), de Condorcet (1743-1794). Talleyrand (1754-1838) a œuvré pour une expansion coloniale : « la Méditerranée doit être exclusivement la mer française ». Autre fait marquant dans ce désir de conquête : la France venait de perdre Haïti, « la perle des Antilles », la Régence d’Alger devenait « la meilleure des colonies » et compensait également l’échec de la campagne d’Egypte.
Le coup d’éventail est un prétexte et une tromperie. Ce qui persiste, c’est d’anéantir la Régence d’Alger. Il y a, bien entendu des réactions de l’Empire ottoman sans véritable portée et les inquiétudes des Britanniques devant l’installation de la France à Alger. Pour cela, il a fallu un engagement militaire massif.

Chateaubriand brossa le tableau du départ de Toulon, auquel il n’a pas assisté, dans ses Mémoires d’outre-tombe :
« La rade était couverte de navires qui saluaient la terre en s’éloignant. Des bateaux à vapeur, nouvelle découverte de génie de l’homme, allaient et venaient, portant des ordres d’une division à l’autre comme des sirènes ou comme les aides de camp de l’amiral. Le dauphin se tenait sur le rivage où toutes les populations de la ville et des montagnes étaient descendues. [Le dauphin] voyait se levait le jour par qui la chrétienté devait être délivrée ».
Au moment du débarquement, il n’y a pas véritablement de réactions des Algériens, mal organisés, sous un commandement turc pas très efficace. Le Dey Hussein capitule, Charles X pavoise mais les journées de juillet le renverseront !
Alger et ses alentours sont livrés au pillage et aux exactions. L’Etat-major laisse faire. Un nouveau commandant en chef de l’Armée d’Afrique est nommé : le général Bertrand Clauzel (bonapartiste) qui avait réprimé Saint Domingue en 1802, épousé la fille d’un riche planteur et sut « remettre au travail les nègres insurgés ». Son besoin de revanche était clairement exprimé. Il va perpétuer les pratiques exercées à Saint Domingue : « Voilà un peuple à nous, ces coquins de maures ne savent fléchir que sous le bâton, écrasons les infâmes tribus de l’Atlas ».

Tout un développement est consacré au pillage de la Casbah et de ses trésors : vols, razzias et démolitions de maisons ou de bâtiments historiques… Des occupations sont aussi monnaie courante et tout le monde en profite, même Charles X en exil !
E. Pellissier de Reynaud (1798-1858) qui a laissé un témoignage d’une tonalité assez différente de celle de ses contemporains écrit : « Dès le mois d’août, les environs d’Alger offrirent l’aspect de la plus complète démolition ».

La ville d’Alger est détruite pour laisser place à des places et avenues plus conformes à ce que doit être une ville européenne. C’est ainsi que naît la Place Royale devenue Place du Gouvernement. Au fur et à mesure de la conquête, les autres villes algériennes subiront le même sort. Ainsi, en 1840, Médéa n’est plus qu’un amas de ruines.
Les trois années suivantes sont celles des difficultés pour ne pas dire plus : les conquérants, trompés par la facilité avec laquelle ils s’étaient emparés d’Alger, crurent pouvoir s’enfoncer dans le pays comme dans du beurre. Blida, à 50 kms d’Alger, est la première ville à tendre un piège aux Français : les Turcs partis, la résistance algérienne s’organise sur le mode de la guérilla qu’on ne nomme pas encore ainsi. Pélissier de Reynaud parle de « véritable boucherie » lors de l’assaut brutal de Blida par Clauzel en novembre 1830. Seule Oran fut prise facilement à la suite de la soumission du bey de la ville. Ce sont des victoires jamais pérennes et qui font subir des revers. Devant cette résistance, l’armée manque d’hommes. C’est alors qu’on envoya à Alger des ouvriers et artisans insurgés de 1830, nullement prêts à la guerre. Il en resta finalement 3000. Un petit nombre s’établit définitivement comme colons.
La Monarchie de juillet n’a pas de politique algérienne. Le 6 décembre 1831, Savary, duc de Rovigo est nommé car c’est un homme à poigne qui est pour la manière forte. Il se distingue par le massacre de la tribu d’El Ouaffia (près d’El Harrach), les 6 et 7 avril 1832. De nouvelles expéditions sont organisées vers les ports : Clauzel ne recule devant aucune manœuvre ou mensonge pour arriver à ses fins. Mais un cancer du larynx l’oblige à partir en mars 1832 et il meurt en juin 1833. C’est l’époque où entre en scène un officier qui aura une triste renommée : Yusuf, de son nom Joseph Ventini (1808-1866) qui avait vécu à la cour du Bey de Tunis et s’était converti à l’islam. D’une violence remarquable : on se méfie de lui mais on le laisse faire. C’est un précurseur dans la guerre de contre-guérilla. Il sera un acteur majeur dans la prise de la smala d’Abd-el-Kader et dans la destruction de Laghouat en 1852. Il eut tous les honneurs et toutes les promotions.
La Kabylie reste un espace problématique : économiquement, elle présente peu d’intérêt et a une géographie difficile à conquérir et à contrôler. C’est avant 1840 que naissent les premiers « Bureaux arabes » qui ne sont donc pas une création du Second Empire.
La société algérienne a été en état de sidération avec la prise d’Alger. Pourtant auparavant, avec le relâchement de l’autorité ottomane sur le pays, il y avait les prémices d’émergence d’une nation. Dans le chapitre 6, Alain Ruscio passe en revue les personnalités « algériennes » qui se sont exprimées et manifestées contre cette main mise sur le pays tout en essayant de négocier. C’est d’abord l‘émissaire du Dey auprès des Français, Hamdan Khodja, auteur d’un ouvrage, Le Miroir, bien connu des chercheurs algériens : ainsi Abdelkader Djeghloul (non cité par A. Ruscio) a montré qu’il appartenait à « l’archéologie de la modernité algérienne » et que son ouvrage est le premier « essai-plaidoyer » d’un intellectuel algérien, essai adressé à la France. Il représente ce que le même chercheur a appelé « la résistance-dialogue » : il s’est attiré les foudres de Clauzel et du colonialisme radical. Plus modéré mais adoptant une stratégie semblable, Ahmed Bouderba, autre émissaire, fait allégeance à la France en se mettant sous l’aile du nouveau pouvoir mais en plaidant pour la modération et la justice plutôt que pour la force. Il plaide aussi pour le respect de l’islam. Lui aussi, comme Khodja, sera expulsé.
S’il y a des points de résistance, il n’y a pas de résistance organisée : des tentatives sont faites du côté du Maroc. Dans l’ouest du pays, en 1832, Abd-el-Kader est désigné par son père pour organiser une résistance. Beaucoup d’informations sont données sur ses buts et ses alliés. Le dernier résistant étudié est Hadj Ahmed Bey, Bey de Constantine qui n’a pas eu le soutien qu’il voulait des Turcs.
Après s’être attardé sur ces premières résistances algériennes, A. Ruscio revient du côté français et sur la constitution d’un parti coloniste. En 1841, Louis-Philippe déclarera que « l’Algérie est pour toujours française ». Les voix favorables à la colonisation se sont organisées en parti et lobby. Ce qui prime est l’intérêt économique et commercial qui s’appuie sur une conviction de la supériorité de la « race européenne » sur toutes les autres. Si on est supérieur, on doit s’imposer, quels que soient les moyens. En face, l’anticolonisme peine à se faire entendre.
Entre 1834 et 1840, c’est « l’ère des tâtonnements » : des tentatives de négociation dont l’Acte I peut être le traité Desmichels, le 26 février 1834, qui sera rompu. L’Acte II est le traité de la Tafna, le 30 mai 1837. C’est le début du duel de Bugeaud/ Abd-el-Kader. Après la rupture du second traité, Abd-el-Kader passe à l’offensive en 1839. En 1840 commence la seconde mission de Bugeaud.

La seconde partie, « De Bugeaud à Saint Arnaud » regroupe cinq chapitres où domine la figure du conquérant le plus connu de la colonisation algérienne : Bugeaud. Nous lisons, dans ses détails les plus brutaux, les faits et méfaits du maréchal. Une simple citation (mais il y en a bien d’autres) donne la mesure de ses convictions et de son programme : « […] pour les réduire, il faut attaquer leurs intérêts [… il faut] détruire les villages, couper les arbres fruitiers, arracher les récoltes, vider les silos, fouiller les ravins, les rochers et les grottes, saisir les femmes, les enfants, les vieillards, les troupeaux et le mobilier » (1850).
Dans la période retenue par A.Ruscio, Bugeaud est en Algérie en 1836-1837, puis de 1841 à 1847. Dans le chapitre 10 qui lui est consacré, l’historien, s’appuyant sur de solides références historiques antérieures (cf. notes et bibliographie), retrace toute la carrière de celui dont le nom est attaché à la colonisation algérienne mais aussi à la guerre contre le Maroc, pour couper l’herbe sous les pieds de la résistance algérienne. Il plaide aussi fortement pour réduire la Kabylie. Ainsi, il déclare à la Chambre des députés, le 24 janvier 1845 : « Pour dominer tout le pays arabe, il ne nous reste plus à conquérir qu’un petit pays de 60 à 65 lieues de largeur sur 30 ou 35 de longueur, c’est la Kabylie. C’est un pays magnifique, peuplé d’hommes énergiques, vigoureux, qui formeraient d’excellents fantassins. Cette conquête sera difficile, mais elle n’est pas impossible. Depuis longtemps l’armée d’Afrique ne connaît pas d’impossibilité de ce genre. Cette conquête sera difficile à faire, mais il faudra la faire ».
Dans cet ouvrage, nous n’avons qu’une partie de cet acharnement contre la Kabylie compte tenu de la période étudiée. En 1958, dans sa Lettre à Albert Camus, « La source de nos communs malheurs », Mouloud Feraoun écrira : « A cette époque, la femme du djebel ou du bled, quand elle voulait effrayer son enfant pour lui imposer silence, lui disait : Tais-toi, voici venir Bouchou. Bouchou c’était Bugeaud. Et Bugeaud, c’était un siècle auparavant ! ».
Bugeaud sera toujours très fier de son bilan algérien. La formation d’une armée « féroce » dans ses pratiques est justifiée au plus haut niveau. Il y a même eu l’idée assez tenace d’une « extermination » à l’horizon. Je me souviens avoir lu dans Le Livre d’or du Centenaire, en 1930, la mise à l’honneur du règlement de la question indienne en Amérique…
Les témoignages sur la brutalité de la conquête sont accablants : villages, moissons et terres brûlées, razzias, vols et chapardages, décapitations, essorillements, enfumades et emmurements, exécutions sommaires et viols. La destruction de Zaatcha, ville fortifiée, est réalisée en juillet-novembre 1849.
C’est après s’être attardé sur toutes ces pratiques de la guerre de conquête qu’A. Ruscio consacre un chapitre aux « hommes de troupe » qui sont malmenés, mal nourris, qui ont une vie dure. Pour renforcer les troupes, on inaugure le recrutement d’indigènes, zouaves et spahis, dans le but aussi de « diviser pour régner ». Mais ce n’est pas vraiment une réussite. On fait appel aussi à la légion étrangère. Dans le chapitre suivant, on passe du côté algérien pour souligner une résistance qui a étonné les observateurs. Reprenant une expression de l’historien algérien, Mahfoud Kaddache, A. Ruscio évoque la « stratégie numide » en référence à Jugurtha, technique ancêtre de la guérilla qui fait son apparition dès 1830. Le Maroc est une menace pour la conquête par peur de l’aide qu’il peut apporter à la résistance algérienne.
La troisième partie intitulée, « Colonisateurs et colonisés en Algérie et en France » est composée de huit chapitres. Notons que deux seulement reprennent un récit factuel, les chapitres 18 et 19. Les six autres seraient plus des essais de sociologie historique.
Le chapitre 15 s’intéresse à l’accaparement des terres puisque le but d’une colonisation est de s‘emparer d’une terre qui appartient à d’autres. On ne colonise pas par philanthropie mais pour en retirer un gain économique. Sont présentés : le « théoricien de l’expropriation », Alexis de Tocqueville et les principaux praticiens : le général Clauzel et le duc de Rovigo.

Qui sont les colons ? Ce peuplement est le règne du cosmopolitisme car les Français qui émigrent sont plus intéressés par le Nouveau monde que par l’Algérie : la balance des migrants penche plus du côté « européen » que français. Les pays les plus pourvoyeurs sont l’Espagne, l’Italie, Malte.
La première génération de colons est présentée comme idyllique et des écrivains (Alphonse Daudet, Emile Zola) se feront l’écho de ce colon valeureux, courageux qui défriche et met en valeur le pays. Et pourtant la réalité est loin de cette image d’Epinal : l’exposé en donne plusieurs exemples et s’attarde sur les provinces françaises pourvoyeuses de migrants. La Mitidja devient le fleuron de la colonisation réussie. Au fur et à mesure des installations, il y a destruction et pillage de monuments de l’époque romaine.
Trois chapitres encore s’attardent sur ce que je nomme une sociologie historique : un chapitre consacré à l’attitude envers l’islam à cette époque. L’idée première et dominante est qu’il faut (ré)implanter le christianisme en terre d’Afrique. Un symbole, le 18 décembre 1832, la mosquée Ketchaoua (en bas de la Casbah) devient église par la force et dans la violence. Il y a aussi profanations de cimetières lorsqu’un nouvel aménagement de l’espace est projeté. Fin 1838, Mgr Dupuch est nommé évêque d’Alger, partisan d’un prosélytisme auquel les autorités ne sont pas toujours favorables.
Reprenant la définition ultérieure que donnera Georges Balandier de « la situation coloniale », A. Ruscio l’applique à l’Algérie de la conquête. Entre vainqueurs et vaincus, il n’y a pas de fusion et même pas de rencontre : on observe un côte à côte et souvent un face à face. Du côté algérien, de grands mouvements de migration se font de la ville vers les campagnes. Très progressivement, Alger devient une ville majoritairement européenne. Il n’y a pratiquement pas de mariages mixtes et les Français arabophones sont très minoritaires. Le vainqueur n’apprend pas la langue du pays. La langue dont il est fait état est le sabir comme on peut l’entendre dans « Le Turco de la commune » en 1872 d’Alphonse Daudet : un racisme absolu et déclaré. En 1846, dans son Voyage pittoresque en Algérie : Alger, Constantine, Oran, Théophile Gautier note : « L’on acquiert vite en Algérie une très grande légèreté de main et de bâton »…
Les noms de lieux et de rues sont modifiés et font entendre les patronymes des officiers de la conquête. Les premiers touristes commencent à venir. Notons : Théophile Gautier en 1845, les Dumas père et fils en 1846, les Frères Goncourt en 1849.
Enfin dans un chapitre intitulé, « L’Algérie et les Algériens en France », l’exposé montre que dans ces premières années, on ne s’intéresse pas vraiment à l’Algérie. Pourtant plus d’un million de Français, civils et militaires ont foulé son sol. Toutes sortes de faits sont recensés.
Il faut faire une petite marche-arrière pour rendre compte des deux chapitres d’une teneur semblable aux première et seconde parties : le chapitre 18 s’arrête longuement sur l’année 1848. Dans La Colonisation de l’Algérie, en 1856 (j’y reviendrai dans ma conclusion), Louis de Baudicour écrit : « Les colons furent bénis à leur départ, bénis à leur arrivée. Partout salués sur leur passage, ils répondaient avec enthousiasme, et fredonnaient à qui mieux mieux des airs patriotiques, avec le refrain : Nourri par la patrie ! C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie ».
Le 12 novembre 1848, les terres algériennes deviennent « terre française » avec trois départements, Chapitre X, article 109 de la nouvelle constitution : n’est-il pas nécessaire de souligner que naît ainsi juridiquement la colonisation de peuplement, caractéristique majeure de la colonie algérienne et de son destin ? Oui, effectivement cette année 1848 scelle le sort pour plus d’un siècle de ce pays.
Des convois de colons s’organisent, des villages sont créés, l’ouest algérien étant privilégié. Ce mouvement migratoire de la « métropole » vers la « colonie » s’enrichit encore des proscrits de 1848. Marcel Emerit avait déjà souligné la fausseté de cette référence fréquente dans La Révolution de 1848 en Algérie (1949) : « En Algérie, lorsqu’on interroge les descendants des colons de 1848, il est rare qu’ils ne déclarent pas qu’ils sont issus des déportés. Ils en sont très fiers. En réalité, presque toujours, ils ont pour ancêtres des concessionnaires libres ».
Le chapitre 19, quant à lui complère le chapitre 6 puisqu’il est consacré à l’émir Abd-el-Kader et ses quinze années de lutte jusqu’à sa demande de l’amân en novembre 1847 ; également ses années de captivité en France pour non-respect par les autorités françaises de la parole donnée de le laisser s’installer en terre d’islam. Il ne quittera la France que le 21 décembre 1852, date choisie par Alain Ruscio comme point terminal de son enquête historique. Nous reviendrons dans notre conclusion sur cette captivité, les faits étant bien connus.
Le récit historique se termine : on trouve encore un glossaire, des statistiques des troupes françaises et des populations civiles européennes, des repères chronologiques, une bibliographie sélective et, avant la table des matières, un index des noms de personnes très utile.
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On doit reconnaître à cet ouvrage un effort tout à fait exemplaire pour ne pas écrire une histoire de la conquête franco-centrée et de ménager, autant que faire se peut, une part de la narration aux Algériens, de la sidération initiale à la résistance sous des formes variées et qui va encore se diversifier tout au long du siècle qui s’annonce. Car la conquête n’est pas terminée et il y aura encore des révoltes qui ont menacé sérieusement le pouvoir colonial.
Alain Ruscio a pris ses précautions en introduction pour justifier ce déséquilibre entre vainqueurs et vaincus. En exploitant un peu différemment ses propres références bibliographiques, nous souhaitons poursuivre le dialogue avec cet ouvrage tout à fait majeur pour qui veut élargir sa connaissance de l’histoire algéro-française. Je reviendrai donc sur deux titres donnés en note mais non exploités en texte et sur les rapports nécessaires entre Histoire et Littérature.
1 - Mostefa Lacheraf, L’Algérie :Nation et Société.

Dans son introduction, ce chercheur est qualifié d’ « historien renommé », auteur de ce qui est devenu un classique. Toutefois, son apport n’est pas exploité. Si l’ouvrage est édité chez Maspero en 1965, il contient, outre l’introduction, trois chapitres (issus d’articles publiés autour de 1955), « Colonialisme et féodalité », « le patriotisme rural » et surtout « Psychologie d’une conquête » qui font écho aux années étudiées par Alain Ruscio. Ce n’est pas le lieu ici de détailler leur apport mais de la signaler. L’historien, travaillant sur les écrits des généraux de la conquête, écrit : « A la lecture de tous ces récits, à l’évocation de ces immenses hécatombes, de cette « chasse à l’homme » – et c’est là le titre d’un livre dû à la plume d’un officier, le comte d’Hérisson, et qui fit scandale en son temps en 1844 – au souvenir, surtout, de ces sursauts inattendus, de cette résistance opiniâtre du peuple algérien, on a l’impression de se trouver en face d’un homme coriace qu’on étrangle en vain, d’un mort récalcitrant qui ressuscite à tout bout de champ » : introduction à une étude qui bat en brèche quelques clichés et qui apporte de l’eau au moulin de la démonstration d’Alain Ruscio.
On peut aussi rappeler la périodisation que l’historien propose dans son article sur « Le patriotisme rural », périodisation pour l’Histoire de l’Algérie moderne : 1830-1871. Puis 1871-1920 et enfin 1921-1955. La première période est celle des cinquante années d’une guerre meurtrière : « Cette guerre, ces soulèvements, et les répressions en retour qui ont duré de 1830 à 1884, atteignant leurs plus hauts sommets en 1845, 1849, 1857, 1864, 1871 ». Si A. Ruscio justifie le choix qu’il a fait de 1852, on peut aussi avancer que 1871 avec la révolte d’El Mokrani était un terme se justifiant du point de vue algérien. Cette première guerre d’Algérie, 1830-1871, a duré plus de quarante ans.
2 - Amel Chaouati a édité un ouvrage original et passionnant sur les femmes dans la suite de l’émir. Elle inaugure une recherche à faire sur les Algériennes sous la conquête qui se résume, le plus souvent, au tableau de Delacroix… « Femmes d’Alger dans leur appartement » ! Pour cette période, recherche à mener jusqu’à Lalla Fatma N’Soumeur (1830-1863)

C’est, bien entendu, un ouvrage plus confidentiel que l’ouvrage très connu de M. Lacheraf mais dont le projet peut donner l’envie de sonder l’histoire par les invisibles ! Les Algériennes du château d’Amboise - La suie de l’émir Abd-el-Kader, en 2013. Elle fait vivre de l’intérieur, autant que les documents le permettent, la composante féminine de la suite de l’émir. Lorsqu’elle se trouve aux Archives d’outre-mer à Aix-en-Provence, elle dépouille des Lettres : « Les voix de ces Algériennes m’assiègent et ne me quitteront plus. Elles attendaient d’être délivrées de l’enfermement de l’histoire et pour certaines d’une mort inachevée ». Le livre esttrès intéressant et donne, dans son ultime partie, un récit de cet exil forcé d’Abd-el-Kader et des siens (p. 180-198).
Il faut aussi attirer l’attention sur le chapitre intitulé : « Quand la peinture est au service de l’idéologie coloniale ». Il s’agit du Tableau d’Ange Tissier peint après 1860. « Napoléon III le 16 octobre 1852 à Amboise » dont elle donne une analyse très suggestive et documentée, une peinture,comme un roman, étant une interprétation du réel !.

3- Cet échange nécessaire entre Histoire et création permet d’aborder le dernier point de ma conclusion : la nécessaire connaissance qu’on doit avoir des sources « historiques » qu’utilise un romancier quand il se lance dans l’écriture pour comprendre la représentation qu’il élabore.
Les sources documentaires que Camus dit avoir utilisées pour Le Premier Homme sont deux ouvrages, évoqués par Alain Ruscio : Louis de Baudricour, Histoire de la colonisation de l’Algérie et Maxime Rasteil, A l’aube de l’Algérie française. Le Calvaire des colons de 1848.
Quelle image Camus va-t-il donner des premiers colons ? Celle justement de ces deux ouvrages : « ouvriers de 48 entassés dans une frégate à roues » qui atterrissaient « en chancelant, après cinq semaines d'errance, sur cette terre. » Ces émigrants sont caractérisés par leur souffrance et leur misère ; également par la duperie dont ils ont été l'objet. Le père de Jacques Cormery, dont la filiation remonterait plutôt à 1871, est assimilé à ces premiers migrants, plus « victimes » que… « bourreaux »… avec un plus dû à l’œuvre coloniale d’un siècle : la route construite. Pour les émigrants de 48, il n'y avait pas de route dans la « plaine marécageuse » et le « maquis épineux » ; différence aussi dans l'attitude des Arabes qui d'hostiles en 1848 semblent plus neutres aujourd'hui. Ces émigrants sont arrivés dans un pays du néant, « sans une habitation, sans un lopin de terre cultivé », dans « un espace nu et désert », « entre le ciel désert et la terre dangereuse. » Tout se liguait contre eux : l'aridité, l'hostilité, les fièvres et la brutalité du climat. Le pionnier a donc occupé une terre vierge sans habitants. Le discours rapporté du colon Vieillard et du vieux docteur ne peut que susciter compassion et complicité. La violence est partout – lions, voleurs de bétail, bandes arabes et autres colons – : ni revendiquée, ni condamnée, elle est survie. A un moment historique, celui que vit l’écrivain, où sa communauté est l'objet d'attaques multiples et menacée d’éviction, il veut susciter la sympathie pour ces pauvres, victimes depuis le début, qui se sont attachés à cette terre et l'ont transformée, « fuyant la misère ou la persécution, à la rencontre de la douleur et de la pierre. » Ces émigrants ont gagné leur droit du sol par « l'anonymat, au niveau du sang, du courage, du travail, de l'instinct, à la fois cruel et compatissant. » Mais comme les autres conquérants qui les ont précédés, ils seront évincés. La reconstruction de l'origine permet donc de nier le statut de possédant donc de prédateur. La solution est de féconder la « nudité » qui concerne la culture et la mémoire et non l’appartenance charnelle à la terre qui est une force obscure témoignant de l’accord de Jacques avec le pays et les non-possédants qui l'habitent.
L’ouvrage de Louis de Baudricour, publié en 1856, est écrit par quelqu’un qui est proche de Lamartine, lui-même favorable à la colonisation et son projet était de « transporter des maronites du Liban en Algérie » (pour augmenter le quota de colons). Il a fondé alors une Compagnie d’Afrique et d’Orient mais son projet tourna court. L’autre ouvrage, celui de Maxime Rasteil est édité pour le Centenaire de l’Algérie française en 1930. L’auteur « était candidat du Parti National antijuif » et son livre à imprimer durablement l’image du petit colon victime qui, par ses sacrifices, a acquis des droits sur le sol algérien.
Ainsi, aucun texte littéraire – mémoires, essais, romans – ne peut être lu sans la distance que donne la connaissance de l’Histoire. On doit donc relire, à l’éclairage de la documentation, tant d’auteurs qui, par leurs choix, ont offert leur interprétation de la conquête et de la colonisation algérienne et apprécier ainsi l’équilibre subtil entre documentation, interprétation et imaginaire. Pour n’en citer que quelques-uns : Hamdan Khodja, Léon Roches, Maupassant, Fromentin, Jules Roy, José Lenzini, Assia Djebar, Noureddine Saadi, Claro, Mostefa Lacheraf, Mathieu Belezi et d’autres encore…

Alain Ruscio, La première guerre d’Algérie - Une histoire de conquête, 1830-1852, La Découverte, octobre 2024, 773 p., 29, 90 €.