Alice Ceresa : Dynamiter la langue des pères (Petit dictionnaire de l’inégalité féminine)
- Simona Crippa
- 26 mai
- 7 min de lecture

Publié en Italie pour la première fois chez Nottetempo en 2007 sous le titre Piccolo dizionario dell’inuguaglianza femminile, le Petit dictionnaire de l’inégalité féminine est une œuvre posthume de Alice Ceresa qui vient de paraître aux éditions La Baconnière dans la traduction de Renato Weber, d’après le travail éditorial de Tatiana Crivelli, signataire de la préface du livre.
On ne peut que saluer cette excellente initiative qui nous permet de redécouvrir une écrivaine dont la trilogie La Figlia prodiga (1967) (1), La Morte del padre (1979) et Bambine (1990) (2) montre toute la force d’une pensée féministe qu’elle a partagée en Italie, de près ou de loin, avec Carla Lonzi, Elsa Morante, Dacia Maraini, Natalia Ginsburg, ou encore Goliarda Sapienza. Des autrices qui, grâce à Michèle Causse et Maryvonne Lapouge, se trouvent toutes réunies dans le volume Écrits, voix d’Italie paru aux Éditions des femmes en 1977. C’est dans cette bombe transalpine lancée contre le patriarcat où Carla Lonzi (Sputiamo su Hegel, 1974) (3) insiste sur la nécessité d’un « féminisme planétaire », que Alice Ceresa fait paraître pour la première fois, à côté de son entretien avec Causse et Maryvonne, quelques entrées de son Piccolo Dizionario dell’inuguaglianza femminile.
En effet, Ceresa commence dès les années 1970 à travailler à cette œuvre qui s’emploie à détourner la lexicographie pour critiquer d’une plume mordante les normes patriarcales. La forme du dictionnaire étant traditionnellement perçue comme objective et prescriptive, et historiquement conçue par des voix masculines, se prête ici à l’heureuse déconstruction des stéréotypes de genre, en questionnant notamment la prétendue neutralité de la langue. Bien avant les débats concernant l’écriture inclusive, Ceresa blâme la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin. A l’entrée « Masculin » on peut lire :
[…] le genre grammatical masculin, lorsqu’il accompagne le genre grammatical féminin, possède une prédominance absolue, mettant sous son joug n’importe quels pronom, article, participe et adjectif, incorporant à tous les égards et à tous les effets le substantif féminin et, bien sûr, s’appropriant en les pliant à sa suprématie tout pronom, article, participe et adjectif du nom ou sujet féminin qui s’aventurent en sa compagnie. Ainsi, lorsque le féminin est en présence du masculin, la règle qui donne forme aux pronoms, articles, participes et adjectifs est dictée par le masculin ; au féminin l’autonomie pronominale, distinctive, active et adjectivale n’est autorisée qu’en condition d’isolement ou dans une combinaison strictement féminine.
Exposer les mécanismes du pouvoir à l’intérieur même de la grammaire, viser avec sarcasme à redéfinir l’émancipation de la langue, voici le programme déplié tout au long des cinquante entrées, classées – comme il se doit – alphabétiquement. Si Flaubert est le premier à s’être emparé de cet outil normatif pour railler la bêtise de son époque, Ceresa pointe la bêtise de millénaires de misogynie, y compris celle de l’auteur du Dictionnaire des idées reçues qui s’est tant employé à fortifier le cliché de la femme Madone-lorette-putain.
Deux notices cerésiennes définissent la soi-disant féminité : « Féminité [1] : modèle d’identification que l’homme propose à la femme pour l’illustration et l’explication des différences biologiques dans tous les aspects de la vie quotidienne […] » « Féminité [2] : somme des qualités qui dérivent du fait d’être grammaticalement subordonnée. » L’entrée relative au substantif « Féminin » est particulièrement significative car elle est doublée du substantif « Femelle », afin de bien insister, pour en jouer, sur la nature animale de la femme. À vrai dire, le latin femineus [féminin] associé à son dérivé femina [femme/femelle] renvoie déjà à ces deux acceptions, empruntées souvent aux écritures de Cicéron, auteur qui aimait attribuer des sobriquets méprisants et infamants aux femmes romaines, lorsqu’elles étaient affranchies ou puissantes matrones (Jean Colin, 1955). Animalité et mépris, sont inscrits également dans le Dictionnaire de l’Académie française depuis sa création (1694) jusqu’à sa septième édition (1878). A l’entrée « femme » il est indiqué : « La femelle, la compagne de l’homme ». Consultez ce même dictionnaire aujourd’hui pour vous rendre compte que cette définition n’est toujours pas le signe d’un changement des mentalités (4).
Ceresa a raison. Il faut dynamiter la langue qui ne sait pas dire les femmes.
Dès lors, quel geste plus incisif pour dénoncer l’absurdité d’une binarité homme/femme construite par et pour une logique patriarcale hétérosexuelle, que d’insérer la définition lexicographique de « Sexes (guerre de) » ? Ceresa écrit « […] on appelle guerre des sexes ni l’accouplement, ni le coït, ni la fécondation, ni le viol […] En revanche, relèvent de la guerre des sexes les modalités copulatives et la séduction à des fins de copulation, ainsi que tout ce qui s’ensuit sur le plan social ». Quant à l’entrée « Famille » : « extrême cellule administrative […] de l’organisation sociale patriarcale. […] En son sein sont admis abus et violences de tout genre, hormis ceux relevant du droit à la vie. », elle revient renforcer la réflexion de l’écrivaine sur les dynamiques dysfonctionnelles qui la caractérisent et qu’elle explore notamment dans La Morte del padre. Selon Teresa de Laurentis qui commente ce texte, l’analyse cerésienne de la condition féminine au sein de la cellule familiale, percutante et sans sentimentalisme, anticipe d’au moins dix ans celle de la critique féministe.
Ceresa redéfinit également des mots du langage courant tels que « Beauté » « Mode féminine », « Norme. Normalité », « Culture », tous des mots-instruments de la vision masculine du monde, instruments de et du pouvoir agissant non pas sur la vérité du mot et de la chose, mais tel un miroir déformant, reflétant toujours les contradictions et les injustices de la société envers les femmes.
Dans un article critique à propos de la misogynie issue de la politique textuelle, Michèle Causse propose la création d’une nouvelle discipline linguistique pour étudier précisément le sexisme de la langue, la « sexolinguistique » ; selon Causse trois « écrivains lesbiennes politiques » écrivent en totale « rupture d’androlecte » : Gertrude Stein, Virginia Woolf et Alice Ceresa. Parce qu’en écrivant elles exercent une conscience critique, affirment leurs plaisirs, leurs désirs, pensent en dehors de et contre l’andros, parce qu’elles se libèrent de l’aliénation. Tout vise à faire sauter la loi des pères.
L’approche est souvent comparée au Brouillon pour un dictionnaire des amantes (1976) de Monique Wittig et Sande Zeig à cause de la forme choisie des deux œuvres qui, en tant qu’« (anti)dictionnaires », cherchent à déployer une « réécriture parodique des définitions », comme le souligne Eleonora Norcini. La perspective féministe est bien sûr également commune, tissée à la fois de militantisme et d’exigence littéraire, vouée à la création d’un nouveau langage et d’une nouvelle pensée affranchie des cadres patriarcaux. Autre élément de partage notoire : le caractère inachevé et inachevable des ouvrages. « Petit » pour l’un, « brouillon » pour l’autre, les deux dictionnaires sont à lire comme des manifestes qui marquent la rupture avec la prétention masculine d’un savoir encyclopédique, alors que celui-ci n’est que pédant et dogmatique.
Concis mais condensé, utilisant parfois un style « neutre » – l’aurait-elle changé si elle s’était occupée de l’édition ? – qui permet sans doute de mieux exposer l’hypocrisie normative derrière laquelle se cache le savoir-homme, le Petit dictionnaire de l’inégalité féminine reflète le seul souci de son autrice : réfléchir sur la « vita al femminile » [vie au féminin], comme elle le confie dans une lettre à Rosetta Loy en 1991. Sans filtre, elle expose aussi son aspiration à l’intelligentzia éditoriale et littéraire italienne, majoritairement masculine, de son époque : Elio Vittorini, Ignazio Silone, Italo Calvino, Franco Fortini. A ce dernier elle écrira en 1952 : « per te il mondo è tuo, per me invece è ancora tuo: e ciò cambia considerevolmente le prospettive.» [« Pour toi le monde est à toi, pour moi au contraire, il est toujours à toi : et ceci change considérablement les perspectives », ndr], soulignant avec la formule « è ancora tuo » la présence écrasante d’un mur genré encore bien trop haut pour Ceresa qui ne supporte plus l’aveuglement de ses amis.
Née comme elle dit « déjà émigrée » un 23 janvier 1923 à Bâle, établie en Italie en 1945, vivant à Rome à partir de 1950 après avoir habité à Milan, Bologne et Ancône, cette écrivaine suisse-italienne, « très brièvement mariée au début de sa vie […] divorce rapidement », n’aura pas d’enfants et passera « les trente dernières années de sa vie avec sa compagne Barbara Fittipaldi et ses chiens », comme l’indique sa biographie établie par Aselle Persoz. Une vie pour le moins atypique dans l’Italie bourgeoise et conformiste des années 1960 où elle a l’impression de se sentir « en prison ». Et pourtant, même la France, plus libre et à l’avant-garde, finit par lui déplaire, avec ses cercles littéraires qui l’accueillent mais qui demeurent trop élitistes à son goût. Plus proche de groupes contestataires qu’elle fréquente avec Causse, elle déclare être « en permanent état de crise ». C’est précisément ce sentiment que nous saisissons à la lecture de sa prose fragmentée et acerbe. Jamais consensuelle, toujours réservée, érigeant la marginalité en acte de résistance, elle a vécu sans cesse dans le questionnement des mots : « ce petit dictionnaire, je ne l’écris pas pour les femmes ; je l’écris parce qu’il doit être écrit. » Écrire dès lors parce qu’il le faut, parce que le silence est une faute.

Alice Ceresa, Petit dictionnaire de l’inégalité féminine, traduction de Renato Weber, La Baconnière, avril 2025, 180 pages, 16,50 euros
Notes
(1) Traduit et publié en France en 1976 aux Éditions des femmes.
(2) Disponible également aux Éditions de la Braconnière depuis 2023.
(3) Traduit intégralement pour la première fois par Muriel Combes, Crachons sur Hegel : écrits féministes paraît en 2023 aux Éditions Nous.
(4) Actuellement la définition « Femme » est la suivante, sans doute bénie par le Vatican, puisque c’est le principe de la procréation qui détermine : « Être humain défini par ses caractères sexuels, qui lui permettent de concevoir et de mettre au monde des enfants. ». Cette vision sexiste et « passéiste de la langue » a été dénoncée récemment par le collectif des Linguistes atterrés dans une Tribune salutaire.