Audrey Jarre : « Ça ne servait à rien de prendre ou de regarder une photo si ce n’était pas pour être profondément perturbé par ce qu’elle représentait » (Les négatifs)
- Cécile Vallée
- 13 mai
- 6 min de lecture

En 2014, Alice, jeune Française, débarque à New York pour faire un stage, dans un petit musée rattaché à l’Alliance française où elle est surtout chargée de coller des affiches. Elle s’inscrit rapidement sur un site de rencontre et fait la connaissance de Nathan qui fait ses études de photographie dans une université d’art au nord de New York. Il lui fait rencontrer Léonore, une étudiante qui a créé un groupe auquel il participe et dont Alice devient la muse. Cependant, cette expérience artistique tourne au cauchemar. Ce premier roman d’Audrey Jarre s’inscrit parfaitement dans la collection « Scribe » de Gallimard qui veut « accueillir des gestes d’écritures singuliers ». Il se distingue en effet aussi bien par sa forme que par le procès qu’il fait du réel mais aussi de sa représentation.
« Tout a vraiment commencé le soir où ils m’ont enterrée vivante. »
Le récit commence par le point de bascule de l’intrigue. Alors qu’on s’attend à savoir ce qui s’est passé à partir de ce moment, la narration tourne autour de façon spiralaire. Dans la première partie, Alice remonte le fil de l’histoire. Elle annonce, par allusions, une catastrophe, « on allait ensemble quelque part, vite et droit dans le mur », mais son récit s’arrête à ce moment où elle est enterrée vivante pour une expérience artistique. Dans la deuxième partie, les chapitres consacrés à Nathan et Léonore alternent. La narration remonte à nouveau dans le temps pour expliquer comment ils se retrouvent sur ce campus et comment leur club démarre. Là encore, on en arrive à l’enterrement factice d’Alice. On saura jusqu’où ces étudiants en art photographique sont allés dans la dernière partie.
La structure polyphonique du roman est tout aussi originale que l’ordre du récit puisqu’elle ne propose finalement pas la version des trois personnages. Si le récit d’Alice ressemble à un récit autobiographique, celui de Nathan est adressé à une certaine Véra qu’il interpelle régulièrement sans que l’on sache qui elle est, mais surtout Léonore ne s’exprime pas. On ne perçoit ce personnage qu’à travers les deux autres et une troisième voix qui s’adresse à elle directement pour raconter son histoire, sans que l’on sache de qui il s’agit. La tension narrative est parfaitement construite et aboutit à une fin glaçante et inattendue.
« L’embrigadement était désirable quand il sous-entendait l’appartenance à un groupe. »
Le March College est une « fac un peu alternative dans le nord de l’Etat de New York », « un campus de gauche où l’on envoyait sa marmaille se donner une chance d’exposer un jour au MoMA ». Il y est toutefois davantage question de droits d’entrée et de réseaux que d’art et de préoccupations sociales. Les « notes d’intention » que doivent rédiger les étudiants pour passer en quatrième année semblent bien hypocrites par rapport à la « vingtaine de milliers d’euros » demandés pour y accéder. Comme l’explique Nathan : « on finirait par croire nous-mêmes à cette envie irrépressible de les rejoindre, une fois acceptés. J’appartiens, donc je suis. »
Léonore, présentée comme une fille gâtée mais dont on ne s’est pas occupé, connaît très bien les codes de ce système qu’elle reproduit dans son club fermé. Elle s’entoure rapidement d’une cour d’étudiants qu’elle dirige avec fermeté et taxe d’un droit d’entrée de cinq cents dollars. Son projet de « photographie réelle » semble plus conforter sa posture sociale et existentielle que révéler ses visions artistiques. Elle exige ainsi des étudiants qu’ils amènent des jeunes filles qui présentent des signes de fragilité pour en faire des « muses » : « tu t’étais bien renseignée sur les mécanismes psychologiques afférents : les victimes ne parlaient jamais si leurs actions leur faisaient croire qu’elles étaient en partie coupables de ce qui leur était arrivé ». Nathan, qui ne vient pas du même milieu que les autres étudiants et doit travailler pour payer ses études, est l’un de ses recruteurs. Il est fasciné par Léonore, jeune femme aisée et ambitieuse, qui représente ce à quoi il aspire mais il a aussi besoin de ce qu’elle lui donne pour payer ses frais scolaires. Dans son récit, Nathan se présente le plus souvent comme sa victime alors qu’il semble prêt à tout pour réussir son ascension sociale : « Moi je n’ai jamais voulu faire de mal à personne. Je voulais juste devenir un grand photographe, et ce n’est pas avec des clichés tièdes qu’on fait des carrières brûlantes ». Il exprime même sa fascination pour ce qu’ils ont fait : « Cette expérience était sadique. Cette expérience était géniale. »
Le duo est déjà bien rodé quand ils recrutent Alice, leur treizième victime, celle qui va faire basculer leur club. Elle présente pourtant les mêmes caractéristiques que les autres jeunes femmes qui l’ont précédée. Elle se définit comme une « femme d’attente et d’illusions ». Fascinée par l’expérience qu’elle pourrait vivre avec eux, elle « émiett[e] la vérité » pour saisir le « tout petit peu de place » qui reste « pour exister dans leur monde ». Elle fait ce qu’elle pense être attendu par Nathan pour être sa petite amie mais surtout pour vivre une expérience artistique excitante : « Si je voulais être son amante, c’était pour être sa muse. » Elle pense même maîtriser son entrée dans le club de Léonore :
« Moi aussi, j’adore cette fille qui dit s’appeler Alice, et que je ne suis pas vraiment. J’aime jouer ce petit rôle : il est bien mieux que les précédentes versions de moi-même. Mais ça personne ne le sait. Ici, je ne suis pas chez moi. »
Son récit montre comment elle a oscillé entre différentes interprétations de ce qui lui arrivait. Quand elle raconte le moment où Nathan lui demande de se mettre nue dans le parc du campus pour la photographier, elle se demande ce qui l’a fait accepter : « Est-ce que j’avais envie d’être libre, me conformer à ses contraintes absurdes me donnait-il le sentiment de l’être ? ». Cependant, elle perd au fur et à mesure ce questionnement pour entrer dans la logique qui lui est imposée : « participer aux œuvres d’art des autres n’était pas différent de m’astreindre à une activité sportive ou à un régime, par exemple ». Elle se laisse convaincre qu’elle participe à une expérience artistique d’envergure : « Je n’emménageais pas avec quelqu’un mais avec une idée. J’acceptais de faire de la photographie réelle ma seule occupation, alors même que je n’y comprenais rien du tout. »
Le roman fait ainsi le procès d’un certain milieu estudiantin et de la manipulation au nom de l’art, mais questionne aussi la représentation artistique du réel.
« J’ai envie de raconter la véritable histoire. C’est seulement la vérité qui tuera les mensonges. »
Léonore crée le concept de « photographie réelle » pour passer de la théorie à la pratique et surtout pour pousser à l’extrême la métaphore du spectre que développe Roland Barthes dans La Chambre claire. Selon lui, celui qui est photographié, en passant de sujet à objet, fait « une micro-expérience de la mort » et devient une sorte de « spectre ». C’est ce que veut expérimenter Léonore au sens propre en photographiant des jeunes femmes dans des conditions extrêmes pour accéder à « leur essence » au-delà de la façon dont [elles] se conçoivent », mais il s’agit surtout de les amener dans « leurs retranchements les plus sombres » en les isolant, en les affamant et en les privant de sommeil. Comme le souligne Alice, « pour la plupart des gens, ça n’aurait pas ressemblé à autre chose qu’à de la cruauté ». Dans son Manifeste pour la photographie réelle, Léonore conceptualise cette cruauté : « ce qui se photographie, c’est l’absence de liberté. Soumis à la caméra, le sujet est vrai. Il pense savoir ce qu’il veut faire mais en réalité il ne fait que ce que vous lui demandez ». C’est reconnaître que la réalité de la photographie dépend de celui qui est derrière l’objectif et qu’elle révèle finalement sa propre représentation du monde, ses propres tourments. Il est donc plus question de représentation que de vérité :
« En prenant la première photo du nourrisson, vous affirmez votre pouvoir sur quelqu’un. Vous faites l’expérience de la domination pure et simple. Cette personne n’a pas décidé d’être là. Et pourtant, elle existe, démultipliée par l’objectif comme un sujet d’une histoire que vous êtes désormais libres de raconter. »
Le roman se construit lui-même autour de la métaphore de cette « photographie réelle ». Alice déclare ainsi qu’elle veut raconter « la véritable histoire » tout en remarquant que son histoire aurait été « meilleure » si elle avait pris des notes. Le jeu métaphorique des titres souligne ce questionnement sur la représentation du réel. Le titre du roman reprend ainsi le projet de mettre en lumière ce qui est sombre. Les titres des trois parties sont précédés par l’abréviation « Fig- » et sont numérotés, comme si nous n’avions que la figure, les contours de l’histoire racontée. Finalement, comme la photographie réelle, le roman se veut perturbant par ce qu’il représente et par la façon dont il le fait et amène le lecteur à se demander quelle part d’ombre sa lecture révèle de lui.

Audrey Jarre, Les Négatifs, Gallimard, collection « Scribes », février 2025, 328 pages, 22€.