
Jean-Michel Devésa : Nous nous connaissons, nous nous lisons, nous avons exercé dans le même établissement, des manifestations académiques ou littéraires nous ont réunis. Ces dernières années, je n’ignorais que vous vous consacriez à un livre concernant la couleur. Vous venez de le publier, vous l’avez titré L’Invention de la couleur par les Lumières, De Newton à Goethe (Les Belles Lettres, 2024). D’emblée, il m’a semblé qu’il s’agissait d’une somme, d’un livre important, pour vous, bien sûr, c’est un aboutissement, et pour le lectorat, pas seulement pour les spécialistes du XVIIIe siècle, votre ouvrage en effet opère un transfert, vous n’avez pas cherché à concevoir une énième histoire scientifique de la lumière, de sa composition et de sa physique, vous avez voulu élucider comment, à un certain moment de l’Histoire, l’Europe a littéralement « inventé » (et pas du tout « découvert ») les couleurs, colorant de ce fait à la fois la vie intérieure des sujets et le vaste monde dans lesquels ils évoluent. Il en découle que vos analyses concourent à une histoire de la perception des couleurs, ai-je bien cerné vos intentions ?
Aurélia Gaillard : Parfaitement (et je n’en doutais pas). Ma thèse repose en effet sur la conviction – étayée par les travaux en épistémologie – qu’on ne voit pas ce qu’on ne connaît pas. On sait par exemple que lors des premières dissections au XVIe siècle, les « observateurs » n’ont pas du tout identifié ne serait-ce que les organes, de la même façon que les anatomistes actuels. Pour prendre un exemple dans mon champ de recherches, les premières opérations de la cataracte qui eurent lieu à la fin des années 1720 montrent que les personnes (en l’occurrence un jeune homme de 14 ans, aveugle-né, opéré par William Cheselden) qui recouvraient la vue – sans l’avoir jamais eue – ne « voyaient » pas : ou plutôt elles n’étaient pas capables de reconnaître le monde qui les entourait, se déplacer aussi aisément que lorsqu’elles étaient aveugles, ce qu’elles voyaient était une surface scintillante, sans relief, sans profondeur et elles ont dû apprendre à distinguer les formes, les reliefs. La vue nécessite une connexion œil-cerveau et la couleur nécessite donc (en plus des causes physiques ou pigmentaires) une opération du cerveau et pas seulement de l’œil pour être appréhendée.
Sur cette base épistémologique, je me suis rendue compte que c’était seulement – je parle uniquement pour l’Occident – au XVIIIe siècle que les conditions étaient réunies pour qu’on voie les couleurs : d’où mon terme d’invention. Voir les couleurs suppose une prise de conscience, une activité de catégorisation du cerveau : bien sûr tout n’arrive pas au XVIIIe siècle comme par magie et bien sûr les peintres notamment avaient une conscience aiguë sans doute des couleurs mais pas à la façon dont nous les percevons, et surtout pas pour toutes et tous. C’est-à-dire que la perception du monde n’était pas d’abord colorée : ce qui change c’est le basculement dans une représentation colorée du monde. On reviendra sans doute sur les conditions qui ont permis cela.
J.-M. D. : Votre XVIIIe siècle est assez long, votre délimitation ne s’enferme pas dans les contraintes étroites du calendrier, on ne peut guère raisonnablement vous le reprocher, vous identifiez au XVIIIe siècle une période allant des premières expériences sur la lumière et le prisme de Newton, aux alentours de 1670, à la publication par Goethe de son Traité des couleurs. Comment justifiez-vous ce découpage ?
A. G. : Les bornes sont à la fois emblématiques et bien réelles. Emblématiques car les deux grands « penseurs » des couleurs, du moins ceux connus du grand public, encadrent effectivement un long XVIIIe siècle : à un terme, Newton et sa découverte de la nature hétérogène de la lumière blanche par l’expérience du prisme qui la décompose en sept couleurs (à la fin des années 1660 mais son compte rendu à la Royal Society date de 1672) ; à l’autre, Goethe et son Traité des couleurs (1810) qui s’oppose à Newton et à une approche uniquement physique de la couleur, et amorce une conception de la couleur comme perception humaine, une expérience et non pas une donnée physique. Cela dessine un parcours et inaugure des questionnements encore d’actualité. Voici pour la première raison, à la fois emblématique (il y a des dizaines d’autres penseurs des couleurs pendant le siècle) et déjà bien réelle. Mais, 1670 est aussi le moment, dans les autres domaines de la couleur, la peinture (c’est le moment de la Querelle du coloris et du dessin d’où sortira victorieuse la couleur) et la teinturerie, en particulier, où la couleur est valorisée et où commencent à circuler des savoirs et des pratiques coloristes.
J.-M. D. : Si je vous ai bien suivie, ce XVIIIe siècle inventeur de la couleur est celui du « basculement dans une société de la ‘culture des apparences’ » (vous reprenez une expression de Daniel Roche). Il est aussi celui d’une société dans laquelle l’individu s’affirme davantage (le nombre de romans-mémoires à la première personne en est un indice) et où l’Europe accroît sa suprématie sur une grande partie du monde. Aussi voir les couleurs équivaut-il à inventer un « nouveau » monde et les instruments et outils nécessaires pour y nommer, classer et catégoriser les êtres et les choses. Cette rupture épistémologique est inséparable d’une profonde transformation économique, politique, culturelle, n’est-ce pas ?
A. G. : Oui, le phénomène a déjà été bien étudié, en histoire comme en littérature. C’est la période de l’invention du « sujet », de la promotion des valeurs individuelles et de la sensibilité, et c’est même souvent de là qu’on « date » l’apparition de la notion d’inconscient (ce que la fin du XVIIe siècle appelle le « fond du cœur », obscur, insondable). Cela correspond également au début de ce que nous appelons désormais la « société de consommation », terme peut-être plus parlant pour nous que la « culture des apparences », le goût pour le luxe, des vêtements, de la décoration intérieure, qui s’ouvre aux coloris clairs, aux miroirs (qu’on appelle alors les « glaces ») qui renvoient la lumière, l’importance accordée au confort – tout cela bien sûr pour une minuscule élite, d’abord curiale puis qui s’élargit au cours du XVIIIe siècle. Et cette bascule dans une société avide de bien-être et de luxe repose sur une mondialisation des échanges – la première dans l’histoire – liée à la colonisation et aux grandes compagnies des Indes : c’est par exemple la folie des « indiennes », ces cotonnades aux couleurs saturées, importées par la Compagnie des Indes orientales, dont les Européens ignorent la technique de fixation.
J.-M. D. : En vous lisant de près, j’ai eu l’impression que ce qui vous intéressait tout particulièrement au XVIIIe siècle c’était une certaine faculté à s’émerveiller du monde et la volonté de le déchiffrer et de le comprendre par le biais d’un « merveilleux scientifique », attitude que l’on retrouve chez Fontenelle dès 1687 avec ses Entretiens sur la pluralité des mondes. Je me suis demandé si, dans vos propres recherches, et dans la rédaction de votre livre, vous ne vous êtes pas inspirée de cette attitude et position.
A. G. : Vous êtes perspicace. La grande leçon du XVIIIe siècle et des philosophes des Lumières – qu’inaugure Fontenelle – c’est la conscience critique, la nécessité de combattre les préjugés et le pas de côté, le regard décalé (le regard « persan »/perçant des voyageurs du roman éponyme de Montesquieu) qui le permet, l’étonnement/émerveillement est l’étape première de toute connaissance, le moteur. Donc, oui, j’ai commencé par l’émerveillement face à ce monde multicoloré du XVIIIe siècle : j’avais travaillé depuis longtemps sur la peinture rococo qui est d’abord une peinture de la couleur mais quand j’ai commencé à m’intéresser aux autres domaines où la couleur apparaissait – ceux de la culture matérielle, des textes de toutes sortes (fictions, correspondances, mémoires, périodiques de mode), des discours scientifiques – j’ai été éblouie. Il y a une vraie jubilation des couleurs au XVIIIe siècle, qui se traduit par exemple dans la langue par toute une série de néologismes savoureux (opéra-brûlé, dos ou ventre de puce, cuisse de nymphe émue, merd’oie, caca-dauphin et la très belle couleur « impossible »), et cette jubilation est contagieuse. Mais elle débouche aussi sur une méthode et une position, vous avez raison : la suspicion, le doute. Le fait de ne pas prendre pour argent comptant la vision rétrospective que nous avons des mondes anciens : c’est à partir de là que j’ai compris que la représentation colorée du monde qui est nôtre avait une histoire et n’était pas une « donnée » naturelle.
J.-M. D. : Vous êtes encline à considérer que la couleur « favorite » du XVIIIe siècle est beaucoup plus le vert que le bleu, vous vous différenciez sur ce point de Michel Pastoureau : « La fortune du vert dans la culture matérielle des Lumières se traduit ainsi dans l’art de celui qu’on appelle alors le « tapissier », notre commissaire d’exposition (curateur) actuel : des murs verts accueillent les collections de tableaux afin de favoriser le repos de l’œil du spectateur et de faire d’autant mieux ressortir les couleurs des toiles. Et c’est sur cette toile de fond que se construit la métaphore coloriste des îles coloniales perçues sous le paradigme du multicolore et du bigarré. » A ce souci de « reposer » l’œil, s’ajoute l’opinion de plus en plus répandue que le vert exprime (et célèbre) la nature en tant que « foyer » et source d’émerveillement. Or ce « vert naturel » ne coïncide-t-il pas avec un « vert édénique » européanocentré ? À propos du regard porté à l’époque sur les Mascareignes, vous écrivez : « […] le monde colonial, tropical, exotisé, représente pour les Européens le lieu originel des couleurs […] ». Et, après avoir cité les « Réflexions sur l’esclavage » de Bernardin de Saint-Pierre (Voyage à l’île de France, 1773), vous spécifiez que « [s]ur un fond vert, le noir ne se voit pas ».
A. G. : Je répondrai en deux temps. D’abord sur le vert : oui, j’ai un désaccord sur ce point avec le grand historien des couleurs qu’est Michel Pastoureau qui estime, dans Vert – histoire d’une couleur (Seuil, 2013) que le XVIIIe siècle est tout sauf un siècle du vert. Mais sa perspective est autre – plus symbolique – et son empan chronologique immense. En tout cas, je pense apporter dans mon livre suffisamment de preuves contraires. Pour le bleu, la longue promotion du bleu que le même historien dans son premier ouvrage sur cette couleur, analyse, à partir du Moyen Âge et qui se déploie au XVIIIe siècle, est incontestable. Mais, cela n’en fait pas la couleur favorite du XVIIIe siècle – s’il y en a une, car c’est surtout le multicolore, et les infinis jeux de nuances (le nuancier est inventé à cette époque) qui sont les plus valorisés.
Sur le second point, la couleur coloniale. Là encore, je crois effectivement profondément que c’est notre regard – qui se constitue dans ces années là – qui « projetons » du vert édenique sur les mondes tropicalisés : ce que j’appelle un regard « colorisateur », la colorisation va de pair avec la colonisation. C’est pour cela que je parle de « fabrique » du regard européen et européanocentré : et oui, ce regard éclaire certaines facettes du monde colonial – la nature en premier lieu et en invisibilise d’autres – pour l’essentiel les esclaves « noirs » et bien sûr invisibilise du coup les atrocités.
J.-M. D. : Un nouvel imaginaire émerge donc au XVIIIe siècle. Cette « colorisation » procède à bien des égards - je vous cite - par « contamination », la couleur diffusant de la nature aux productions humaines, se déversant sur elles et les teintant, sans épargner les populations opprimées ni les personnes réduites en esclavage. La circulation de la couleur au sein de l’espace social et dans l’imaginaire collectif européen conduisant à une abominable « réaction en chaîne », vous dîtes : « un continuum entre couleur de la plante, de la peau et du textile coloré comme en témoigne justement l’entrée dans le lexique des couleurs au XVIIIe siècle de la couleur ‘café’ »…
A. G. : La « contamination » peut en effet se comprendre en deux sens : une circulation et un « continuum ». La circulation pointe la multiplication des couleurs et les échanges mondialisés. Le continuum, c’est autre chose : ce n’est pas exactement une « contamination » dans la mesure où il est difficile de savoir quel est l’agent premier contaminateur, mais c’est le constat d’une homologie colorée entre la nature, le textile et la peau, qui se voit notamment en peinture – l’historienne de l’art Anne Lafont l’a mis en évidence pour les colonies antillaises (L’Art et la Race. L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières, Presses du réel, 2019). Et qui, par conséquent, contribue à réifier l’esclave.
J.-M. D. : Si les Lumières colorisent les mondes lointains colonisés selon « un paradigme esthétique et spectaculaire » (je vous cite), cette représentation réagit sur celle, colorée, de la société européenne. Comment s’effectue ce « retour » ?
A. G. : Il y a un va-et-vient entre les deux : les colonies (terre et bien sûr travail esclavagiste) fournissent à l’Europe de la « couleur » (sous forme de pigments – bois de brésil, indigo, de denrées – épices, chocolat, café, et de produits manufacturés) qui s’en saisit et en retour « voit » dans les colonies des mondes colorés.
J.-M. D. : Vous avez montré comment, à partir du XVIIIe siècle, la couleur faisait plaisir. Elle devient « une expérience sensorielle de jouissance ». Il n’empêche que, de même qu’elle est inhérente à un processus de racialisation des individus, elle contribue à marquer la différence des sexes et des genres. L’invention du rose n’en est-elle pas l’illustration ?
A. G. : Ce sont deux phénomènes différents. La jouissance sensorielle relève d’un changement de régime de la couleur qui n’est plus perçue sous le seul critère du symbolique mais pour ses qualités « plastiques ». Le processus de racialisation comme de sexuation relève d’un autre régime de la couleur : sa fonction distinctive. C’est là que l’exemple du rose est particulièrement probant : c’est effectivement une couleur nouvelle pour le XVIIIe siècle : « rose » ne devient un terme de couleur – alors qu’il était seulement auparavant le nom d’une fleur – qu’à partir des années 1740, de même que « pink » en anglais ou « rosa » en allemand (plus tardivement encore) et en italien. S’il existe du rose dans la nature et la peinture bien avant, il n’y a pas de « conscience » du rose avant. C’est-à-dire toujours selon ma thèse qu’on ne le voit pas et donc qu’il n’existe pas. D’ailleurs, lorsque les peintres doivent nommer cette couleur que nous voyons rose, ils ne la distinguent pas d’autres nuances comme le rouge ou le violet : ils la nomment « pourpre », « lilas », « rouge », « incarnat ». Parallèlement, le rose commence à devenir une couleur sexuée : par proximité avec les valeurs portées par la rose (la fleur) avant, notamment comme symbole de Vénus, mais aussi par le caractère charnel et sensuel de la couleur (de « chair » ou de « rose »), il y a une assimilation qui se fait entre le rose et le féminin. Ce qui ne veut pas dire qu’au XVIIIe siècle le rose est uniquement féminin : il peut être porté par un homme (même si les portraits d’homme en rose sont rares et ceux des femmes très nombreux). C’est d’ailleurs ce qui conduit Michel Pastoureau – nouveau petit point de désaccord – à estimer que le rose ne devient vraiment une couleur genrée qu’après les années 1930, moment où les layettes bleues et roses sont portées de façon distincte par les garçons et les filles. Mais l’historien a néanmoins nuancé son propos entre le chapitre « rose » de son livre Rouge et son livre Rose qui vient de paraître. De fait, si, incontestablement la couleur rose est un signe de distinction sociale (aristocratique) et de jeunesse au XVIIIe siècle, je montre aussi dans le chapitre « rose » de mon livre qu’il est déjà un signe de distinction sexuée : un signe très distinctif donc !!!
J.-M. D. : Vous soutenez qu’au XVIIIe siècle on passe d’un « régime symbolique des couleurs » (la couleur y est une valeur ; le signe est à la fois un signal et un message) à un « régime esthétique » (« La couleur des Lumières est ‘pur’ signe, pur visuel ou plus exactement pur ‘percept’ »). Dans votre livre, vous soulignez que ce terme, celui d’esthétique, est un mot et un concept de l’époque. Articulez-vous vos analyses à celles de Jacques Rancière et à son « régime esthétique de l’art » ?
A. G. : Honnêtement, je n’y ai pas pensé mais c’est une très bonne idée – et peut-être une sorte d’impensé de ma part. L’opposition chez Rancière est plutôt à trois termes (éthique, poétique, esthétique) et ne recoupe donc pas complètement mon propos. Mais je crois qu’il y a une ligne commune entre d’un côté des régimes qui signifient, ont des enjeux politiques (et le symbolique en fait partie) et moraux, qui s’expriment dans des systèmes de codification (quoi de plus codifiées que les couleurs de l’héraldique !) et un régime de suspension du jugement et des règles au profit d’une « pure » expérience sensible. Pourquoi pas, alors…
J.-M. D. : Pour conclure, j’aimerais vous entendre à propos du sentiment esthétique et de la sensation chromatique au XVIIIe siècle, lesquelles ont tendance à « se confondre ». Peut-on en déduire que désormais la beauté ne se conçoit pas sans couleur ?
A. G. : Le XVIIIe siècle – qui « invente » l’esthétique (le mot et la chose) – conçoit aussi deux types de beauté : la beauté idéale, « froide », régulière et la beauté gracieuse, sensible, irrégulière, éventuellement bizarre même. Marivaux imagine ainsi une promenade dans les deux demeures de la Beauté et du « Je ne sais quoi » qui est la beauté gracieuse. Les couleurs sont du côté de la seconde. Dans ce cas, oui, la beauté ne se conçoit pas sans couleurs. C’est ma conception, mais peut-être pas celle de tout le monde, il y a des esthétiques de la forme et du gommage des couleurs (noir, blanc, opacité/transparence).

Aurélia Gaillard, L’Invention des couleurs par les Lumières. De Newton à Goethe, Paris, Les Belles Lettres, septembre 2024 [Hors collection. 336 pages. 27 euros].