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“Chantal A, Bruxelles” : une lettre d’admiration de Vincent Dieutre à Chantal Akerman

  • Photo du rédacteur: Morgan Crochet
    Morgan Crochet
  • il y a 1 heure
  • 4 min de lecture


Chant A, Bruxelles (c) La Huit production
Chant A, Bruxelles (c) La Huit production

Le réalisateur Vincent Dieutre consacre son dernier film à la cinéaste belge Chantal Akerman, disparue il y a tout juste dix ans. Présenté en clôture des Rencontres du cinéma documentaire de Montreuil, au cinéma Le Méliès, ce 02 décembre, Chantal A, Bruxelles donne la parole à certaines des femmes que la réalisatrice a inspirées, connues, aimées. 

 

Pas plus un hommage qu’une méditation sur le deuil, un récit nécrologique ou encore un tombeau. Mais un exercice d’admiration. C’est ainsi que le réalisateur Vincent Dieutre (“Mon voyage d’hiver”, “Jaurès”, “This Is the End”) appelle la série de films qu’il consacre depuis le début des années 2000 aux cinéastes qui ont compté pour lui, comme Naomi Kawase, Jean Eustache, Jean Cocteau, Roberto Rossellini ou encore Alain Cavalier. Mais si celui-ci revêt un caractère particulier, c’est parce qu’il est réalisé par le jeune homme de 14 ans qui traversa un soir de 1976 Paris en mobylette, transfiguré par la projection de Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles, le deuxième long-métrage de Chantal Akerman auquel le titre du film fait référence (avec probablement Adèle H, de François Truffaut, qui raconte comment la fille de Victor Hugo sombra dans la folie). Un film aujourd’hui pompeusement considéré comme le plus grand de tous les temps par une revue britannique, et qui assurément marqua son époque et tous ceux qui, depuis, empruntèrent ce chemin du 7e art. 

 


Comment et quand parler de Chantal Akerman ?

 

Lorsque j’ai voulu monter un dossier sur la cinéaste, en début d’année, pour le magazine Têtu, je me suis heurté à de nombreux refus. “Je ne suis pas encore prêt”, s’excusa un de ses confidents. “Il y a eu assez de veuves de Chantal…”, me confia une de ses proches. “Elle me manque énormément. Je pense souvent à elle”, articula une autre, visiblement toujours marquée par la disparition brutale de la réalisatrice qui, souffrant de dépression, s’est donné la mort à Paris, le 5 octobre 2015. Dans son film, Vincent Dieutre évoque comment il s’est senti dépossédé d’elle alors que les hommages se succédaient. Il lui aura fallu dix ans. Pour échapper au “côté mortifère”, pour parvenir à trouver les mots justes, prononcés par sa voix ou celle de sa complice, Eva Truffaut, avec qui il collabore depuis plus de vingt ans.

 

On retrouve dans cet “exercice” les mêmes processus narratifs qui font la signature du réalisateur, à commencer par son travail sur les voix off, la subjectivité des points de vue, les ponts tissés avec les autres, vivants comme morts. Sur la forme, les nombreux travellings, filmés depuis les tramways de la ville, côtoient les plans fixes et projections sur des murs, des portes, d’extraits des films de la réalisatrice. Participant de cette mise en abime : Les Rendez-vous d’Anna, avec Aurore Clément, Jeanne Dielman, évidemment, avec Delphine Seyrig, ou encore “Je, tu, il, elle”, avec l’actrice belge Claire Wauthion. 

 


Les héritières

 

Dans ce film de 1974, cette dernière, qui fait partie du casting de Chantal A, Bruxelles, marque l’histoire aux côtés de la cinéaste dans une longue scène de sexe lesbien. Sous la caméra de Vincent Dieutre, elle retrouve, complice, sa compatriote, l’actrice Nathalie Richard, qui apparaît aux côtés de Delphine Seyrig et de la jeune Lio dans la comédie musicale “Golden Eighties” (1986). Les réalisatrices Frédérique Devillez, Viviane Perelmuter et Isabelle Ingold font également partie du casting, ainsi que l’autrice et vidéaste Valérie Mrejen, l’artiste et réalisatrice Dominique Gonzales-Foerster ou encore l’écrivaine et critique de cinéma Hélène Frappat, qui évoque la temporalité, politique, si propre au cinéma de Chantal Akerman, et que d’aucuns lui reprochent encore : “L’ennui suscite l’angoisse, et l’angoisse c’est toujours une manifestation de la liberté. Il n’y a pas de liberté sans angoisse; Il n’y a pas de vraie expérience sans ennui, et sans le risque de la liberté.” C’est autour de ce risque, mais également d’une phrase, prononcée par les protagonistes à chaque fin de séquence (“Je m’appelle Chantal Akerman, je suis né à Bruxelles, et ça c’est vrai, ça c’est vrai.”) que se tissent des liens entre ces femmes, ces artistes, qui toutes dessinent les contours d’une Chantal Akerman engagée corps et âme dans son art. À tel point que Duras, avec qui elle partageait une admiration sans bornes pour Delphine Seyrig, et une vision quasi métaphysique du cinéma, aurait dit d’elle : “Cette femme deviendra folle.”

 


Une lettre de Vincent D à Chantal A


“On ne sort jamais des films d’Akerman, il faut y rester toute une vie (n’en sortir que pour les cigarettes)”. C’est cette citation du critique de cinéma Jérôme Momcilovic que Vincent Dieutre a choisi pour ouvrir le film. Lui qui n’est jamais véritablement sorti des plans-séquences de “Jeanne Dielman”… Et ce qui peut passer dans son cinéma pour des hommages formels à la cinéaste belge fait en réalité partie intégrante de son œuvre. “Tu sais Vincent, notre seul devoir, c’est de faire bouger les formes”, lui aurait-elle confié alors qu’elle présentait Letters Home à Avignon, la captation d’une adaptation théâtrale des lettres de Sylvia Plath à sa mère. 

 

Ponctué de différentes anecdotes personnelles, Chantal A, Bruxelles propose également quelques reconstitutions. Comme celle à laquelle j’ai pu assister, aux côtés de la photographe bruxelloise Morgane Delfosse, aux yeux embués de larme, dans laquelle le cinéaste danse avec son chef opérateur dans son bar gay préféré de la capitale belge, La Réserve, en référence à une scène de “Toute une nuit” (1982). C’est dans ce film que la réalisatrice, issue d’une famille juive polonaise, filme sa mère, longuement, fumer une cigarette, avant de l’interroger des années plus tard sur son expérience concentrationnaire à Auschwitz, dans son dernier film, No Home Movie. “Je crois qu’au fond, ce sont nos mères qui font nos films”, prononce Vincent Dieutre dans “Chantal A”. En 1964, la philosophe juive allemande Hannah Arendt explique, dans un entretien télévisé, que “seule demeure la langue maternelle”. Et assurément les films de ceux qui ont fait du cinéma la leur.

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