Chantal Akerman : un souvenir
- Marie-Odile André

- 8 oct.
- 3 min de lecture

5 octobre 2015. Dix ans qu’est morte Chantal Akerman.
L’occasion d’un bref hommage parfaitement subjectif qui fera signe peut-être à tous ceux pour qui son œuvre a profondément compté, quelles que soient les raisons et les circonstances. Un hommage qui passe non par une analyse savante et sophistiquée dont je serais, au demeurant, bien incapable mais par le truchement d’une première rencontre restée dans la mémoire.
S’il est des livres pour lesquels compte l’édition dans laquelle on les a lus pour la première fois ainsi que le souvenir du lieu et du moment de cette première lecture, que dire des films vus en un temps, désormais lointain, presque inimaginable et bientôt oublié, où la possibilité même d’une découverte cinématographique restait étroitement tributaire d’une programmation en salle, toujours un peu aléatoire, relativement limitée, et d’autant plus qu’elle relevait exclusivement de ces cinémas d’art et essai qui, seuls, donnaient à voir, vers la fin des années soixante-dix, les premiers films de Chantal Akerman. Jeanne Dielman (1975), visible en salle à partir du début de 1976 ; Je, Tu, Il, Elle, son premier long métrage tourné en 1974 et sorti sur les écrans fin 1976 à la suite du précédent ; les films qui ont suivi, en particulier Les Rendez-vous d’Anna (1978).
Soit donc un moment : quelque part en cette toute fin des années 70, sans que surgisse du passé une date vraiment précise. Soit un lieu, en revanche, dont la mémoire est certaine : le cinéma La Pagode dans le 7ème arrondissement, aussi mémorable pour les chinoiseries de son décor que pour sa place privilégiée dans la diffusion du cinéma d’avant-garde.
Le lieu reste car le film marque. Jamais vu ça avant.
Je, Tu, Il, Elle donc. La lenteur de son tempo initial. Sa voix off. Le dépouillement de son noir et blanc. Celui de ses cadrages et de ses plans-séquences. Le vide radical qui se fait progressivement et inéluctablement au fur et à mesure que le personnage féminin, aussi seule que mutique, se débarrasse des quelques meubles présents dans le huis-clos de la pièce où se tient d’abord la caméra. Radicalité du vide, table rase à travers laquelle se donne à voir aussi bien les ruptures opérées dans la vie de la toute jeune protagoniste que dans les choix esthétiques de la réalisatrice. Restent pour finir un sac en papier, une cuillère que l’on y plonge et que l’on porte machinalement à sa bouche, le crissement du sucre que l’on mange. Ou comment la figuration de la spirale dépressive qui dépossède de soi et du monde s’articule étroitement avec la revendication farouche de la liberté esthétique la plus radicale. Le socle même de tout le travail à venir de Chantal Akerman.
Le périple avec Il ensuite, comme une sorte d’anti road-movie féministe où la passivité de pierre du personnage féminin laisse toute sa place à ce qui devient pour l’essentiel le filmage d’un récit, celui que fait le camionneur de sa vie sexuelle et familiale, avec un Niels Arestrup et sa gueule à la Marlon Brando, délibérément utilisés en contre-emploi pour mieux donner à voir, dans le même mouvement, une masculinité d’apparence triomphante et une vie aussi frustrante qu’aliénée. Scènes de la vie ordinaire aussi, à l’allure quasi-documentaire, avec ses moments au bistro ou au restaurant, les sons d’une télé dont on nous prive délibérément des images, les silences indéfiniment étirés des protagonistes, la place toujours en porte à faux du personnage féminin dans des espaces de sociabilité entièrement structurés par et pour la présence des hommes. Soit la vie qu’on ne veut pas, où masculinité et hétérosexualité déterminent en creux le périmètre de ce qui serait la vie pour les femmes.
Pour finir, la nuit passée avec Elle, avant un départ qu’on imagine définitif. Scène d’amour entre les deux femmes. Longs plans fixes. Temps étiré, sobriété délibérée qui écarte du cadre tout élément anecdotique où le regard pourrait tenter de se réfugier, filmage minimaliste qui se fait oublier pour mieux donner à voir ce que le cinéma justement ne montre jamais. Spectateur ou spectatrice amenés soudain à regarder ce que normalement il/elle ne saurait voir et qu’on ne lui a d’ailleurs jamais donné à voir ; amenés aussi à inscrire dans la durée leur propre regard et à dépasser par là toute perception stéréotypée, simplificatrice, scandalisée ou goguenarde, la durée même de la scène longuement étirée devenant un outil dont la finalité n’est autre que celle d’un voir véritable.
Un espace cinématographique s’est ouvert. Chantal Akerman est plus qu’un nom. Elle est une exigence.








