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Charles Coustille : « Ce qui est le plus perturbant, c’est l’invasion de notre société par le vocabulaire du management » (Bilan de compétences)

  • Photo du rédacteur: Johan Faerber
    Johan Faerber
  • il y a 9 heures
  • 10 min de lecture

Charles Coustille (c) Jean-François Paga/Grasset
Charles Coustille (c) Jean-François Paga/Grasset



Enlevé, drôle, léger mais aussi profondément politique : impossible, à la veille de ces vacances de fin d'année, que vous ne lisiez pas l'excellent premier roman de Charles Coustille, Bilan de compétences qui vient de paraître chez Grasset. Au fin fond de la Seine-et-Marne, à Coulommiers, un jeune enseignant, Charles C, se prend de passion pour une collègue qu'il entreprend de séduire via les applications de rencontres en usant de sa culture littéraire. Derrière le roman des moeurs contemporaines se tressent une réflexion politique sur la contamination du langage managérial dans nos vies et une description glaçante de l'Education nationale et sa violence. Autant de raisons pour Collateral de partir à la rencontre du primo-romancier afin de saluer cette évidente réussite.




Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre enthousiasmant premier roman, Bilan de compétences qui vient de paraître chez Grasset. Comment vous est venu le désir d’écrire ce récit à la première personne dans lequel Charles C., un jeune professeur de Lettres exerçant à Coulommiers, fait la rencontre un soir via Tinder d’“une certaine Emma B.” avec laquelle, “en bon littéraire”, il échange quelques messages sur Flaubert en lui déclarant d’emblée : “Madame Bovary c’est moi lol” avant de lui révéler qu’elle suit assidûment une émission de télé-réalité, Mariés au premier regard ? Vous qui, dans le monde académique, êtes à la croisée de la théorie et de la création, ici, est-ce qu’une lecture en particulier ou bien un événement singulier ont déclenché l’écriture de ce roman dans lequel le narrateur, comme embarrassé par la littérature, se découvre “accablé par (s)a cuistrerie, (s)on côté timoré, (s)a bêtise en somme” ?


La découverte de l’émission de M6 Mariés au premier regard a été un choc considérable. Le principe de se marier avec une personne que l’on ne rencontre que devant l’autel, en fonction de tests de compatibilité effectués au préalable, me semble étourdissant. Comme à tous les téléspectateurs, des idées de microfictions me sont venues : et si les personnes se connaissaient déjà ? si elles se trouvaient laides ? si elles voulaient immédiatement divorcer ? Puis mon intérêt s’est porté sur les tests. M6 n’en dit rien pour des raisons évidentes. Mais il m’a amusé d’imaginer ce qu’ils pourraient être : quelles questions poser pour évaluer la « compatibilité » ? faut-il établir des profils psychologiques, physiques ? comment ?

La littérature n’est venue que dans un deuxième temps : quand j’ai eu besoin de candidats pour faire mes tests. Ceux dont je connaissais le mieux les réponses potentielles, ce qui avaient fait les plus mauvais mariages, ceux dont j’étais sûr qu’ils ne seraient pas de mauvaise foi, c’était des héros de romans ! C’est ainsi que j’ai commencé à faire des castings romanesques sauvages dans La Comédie humaine (5000 personnages), puis chez Flaubert.

S’il y avait une lecture marquante qui m’avait mené à cette écriture romanesque, ce serait des livres de critique interventionniste, comme ceux de Pierre Bayard, Marc Escola ou Sophie Rabau : ces critiques imaginent des modifications, des variantes ou des corrections à certaines œuvres littéraires en fonction de défauts ou de failles qu’ils ont identifiés. J’ai poussé cette démarche jusqu’au délire. Plutôt que de me soucier de la vraisemblance, j’ai voulu confronter des œuvres classiques à notre modernité, dans tout son prosaïsme, en jouant avec les anachronismes. Pour savoir quel personnage de fiction pourrait se marier avec Emma Bovary d’après les tests de Mariés au premier regard, je ne pouvais plus utiliser le « je » universitaire, ni même le « je » de ce que Pierre Bayard appelle un « narrateur théorique » : il fallait une écriture fictionnelle. Elle est devenue romanesque à partir du moment où le narrateur s’est appelé Charles, comme Bovary et comme moi, mais en n’étant ni l’un ni l’autre.

 

 


Pour en venir sans attendre au cœur de ce premier roman, Bilan de compétences, s’il offre une intrigue nourrie de marivaudages, il frappe par un triple jeu critique à l’œuvre. Un premier foyer critique interroge, comme on l’a compris, la place de la littérature dans nos vies en posant la question de sa nécessité à travers l’expression de l’inspecteur de Lettres qui insiste face à un narrateur dubitatif sur “la dimension existentielle de la littérature.” Loin d’être un jeu lettré formaliste qui s’épuiserait en vain, votre roman interroge au contraire le poids de la littérature comme encombrant bagage dans les relations humaines : est-ce que la liaison avec Emmanuelle aurait été plus spontanée donc plus heureuse sans Madame Bovary ?  


Que le narrateur connaisse Madame Bovary lui a permis d’attirer l’attention d’Emma B sur Tinder. La littérature conserve un petit prestige, même sur les applications de rencontre. Mais elle peut évidemment devenir un embarras. Il est certain que mon personnage manque de spontanéité : les livres lui ont suggéré quelques bons mots, mais ils peuvent aussi alourdir, devenir une sorte de culture désuète, impossible à partager. Quand il est invité par Emma B à regarder Mariés au premier regard, il s’empêtre dans des considérations sur Madame Bovary au lieu de commenter ce qui se passe à la télé, qui pourtant appelle le commentaire !

Quant à la « dimension existentielle de la littérature », le narrateur sait bien que l’expression de l’inspecteur est pompeuse. D’un autre côté, il pense aussi que la littérature, coupée de l’existence, ne vaut rien. Seulement, comment s’y prendre ? Lorsqu’il mélange Madame Bovary et M6, le résultat est douteux. Et dans ses cours au collège, il voudrait bien montrer à ses élèves que les lettres changent la vie, mais en proposant des réécritures végétariennes ou halal des festins de Pantagruel à ses élèves, il ne s’attire que les foudres de l’administration et des parents.



A l’instar de l’héroïne flaubertienne elle-même, c’est la littérature comme impasse ontologique qui est pointée dans un premier temps mais avec laquelle, aussi, le récit ne cesse de jouer puisque Roland Barthes, Guillaume Dustan servent à jouer sur GrindR ou Charles Péguy sur d’autres applications. Est-ce qu’il s’agit ainsi de “Ne pas trop parler de littérature” ? 


Ne pas trop parler de littérature, c’est ce que mon narrateur est bien incapable de faire ! Ses écrivains préférés lui servent en toutes circonstances : par exemple, lorsqu’il s’agit de se protéger d’une déception amoureuse, il crée un profil Tinder au nom de Charles Péguy. Il écrira ensuite ce qu’il appelle « les fragments d’un GrindR amoureux » pour Barthes, puis il utilise Dustan pour éloigner un collègue qui l’encombre – la littérature n’est plus là un bouclier, mais un adjuvant pour des manipulations !

Charles C a du mal à s’abstraire de ses lectures et à affronter la dimension concrète de l’existence. Quand on doit fermer un livre qui nous absorbe pour réparer un robinet qui fuit ou remplir un formulaire de mutuelle, on est toujours un peu affligé, mais on en prend son parti et on passe plus ou moins naturellement d’une activité à l’autre ; nous nous maintenons dans une sorte de zone médiane où les contrastes entre les activités ne sont pas ressentis trop brutalement. Pour mon personnage, cette tension n’est jamais vraiment surmontée : d’où une perpétuelle confusion entre la fiction et la réalité, avec toutes sortes de conséquences comiques.



Dans le sillage de cette question, vous qui avez signé un essai sur ce que vous nommiez les antithèses, à savoir ces thèses d’écrivains qui n’ont cessé de défier le monde académique, ne pourrait-on pas avancer l’idée que Bilan de compétences s’offre comme le miroir inversé de ce travail universitaire : à savoir un récit qui, cette fois, s’offre comme une enquête amoureuse ne cessant de s’appuyer sur la théorie littéraire pour interroger la littérature même ? Est-ce que finalement vous ne rencontrez pas dans le roman ce que Barthes voyait inversement dans la thèse à savoir “le corps érotique” ? Pourrait-on à l’enseigne de votre essai poser en sous-titre à votre récit Anti-roman 


Si l’on parle de désir et de recherche littéraire, il est certain que les formes universitaires traditionnelles (l’histoire littéraire à l’ancienne, le lansonnisme, les divisions en siècles, les micro-spécialités, etc.) sont peu attirantes. Mais c’est ce genre de recherches érudites, que j’ai faites moi-même, qui m’ont donné envie d’écrire le Bilan : non pas pour établir une connaissance solide, mais pour montrer la part de folie que contient toute érudition. L’érudition est aussi une source extraordinaire de poésie et de drôlerie. C’est ce que j’essaye de montrer en exhumant les rapports d’inspection de Mallarmé, qui était sans doute un très mauvais prof d’anglais, au moment de l’inspection de mon narrateur.

            Quant au lien avec Antithèses, oui, on pourrait dire, toute proportion gardée, et avec les mille réserves nécessaires, qu’Antithèses, c’était un peu, pour détourner un titre de Barthes, « La préparation de l’anti-roman ». Mais ce lien est périlleux : si je vous suis, mon admiration pour les écrivains ayant échoué à l’université me pousserait à devenir un universitaire qui échoue en littérature – je ne serais pas le premier. Il y a d’ailleurs un ridicule propre au « roman de prof ». Je n’en suis d’aucune manière protégé par mes recherches.




Le deuxième foyer critique qui innerve Bilan de compétences s’attache à mettre en évidence une grille de lecture qui, avec la littérature, se concentre sur la vie du narrateur depuis la question du management et de son complément nutritionnel, le développement personnel. Loin d’être limité au monde du travail, ce lexique managérial s’impose, dans votre récit, comme la langue première, vidée d’humanité, qu’articule le personnage le plus souvent à son corps défendant. A la manière d’une pénitence continue, votre narrateur, qu’on pourrait décrire comme un antimoderne affectionnant Péguy, se voit pris dans un monde qu’il ne rejette pas (ce n’est pas un réactionnaire) mais qui ne cesse de l’exclure, de le rendre comme étranger à lui-même. Votre critique va jusqu’à précisément lire la littérature avec une grille managériale notant ainsi que “Péguy avait un gros problème de management” ou encore sans reculer devant l’oxymore que le poète soit dans sa thèse frappé de “romantisme managérial”. En quoi ici s’agissait-il pour vous de pointer l’hégémonie culturelle du management ? 


Dans l’éducation nationale, le narrateur pouvait se croire à l’abri du management, mais il ne l’est pas complètement : les « rendez-vous de carrière », les rectorats et autres INSPE, avec leur « pédagogie sur projet », obéissent à des logiques d’optimisation et de gestion des humains en fonction de grilles d’évaluation et d’objectifs comptables. Le pire arrive lorsque le narrateur pense à se reconvertir et découvre un ouvrage intitulé Faire soi-même son bilan de compétences. Un peu trop affligé par sa lecture, il décide de soumettre Péguy à un tel bilan, lui qui, précisément, avait bien du mal à assurer l’équilibre financier de sa revue, Les Cahiers de la quinzaine. Les tests aboutissent à une reconversion de Péguy en taxidermiste ou en jardinier.

            Mais ce qui est le plus perturbant aux yeux du narrateur (et aux miens d’ailleurs), c’est l’invasion de notre société par le vocabulaire du management. Le narrateur n’est pas révolté par ces mots : au lieu de les rejeter, il se les approprie et les vide de leur objectif de rentabilité. Les « soft skills » peuvent nous faire rire si elles sont transposées dans un univers où il n’y a rien à manager. On aboutit aussi à l’idée d’un « romantisme managérial » de Péguy, qui est évidemment un non-sens complet. J’aimerais croire l’on peut montrer la violence et la bêtise de ce vocabulaire en se l’appropriant et en le détournant de sa vocation initiale. Je suis loin d’être le premier à me servir de ces ressources du vocabulaire managérial pour écrire une œuvre qui serait à la fois politique et comique : Emmanuelle Pireyre ou les humoristes de DAVA (Augustin Shackelpopoulos et Sacha Béhar) sont des modèles en ce sens.

 



Le troisième foyer critique s’attaque enfin à l’administration de l’Education nationale, institution à laquelle votre roman est dédié. Dans ce roman de l’éducation sentimentale qui rime avec nationale même si les amours restent départementales, sises en Seine-et-Marne, l’Education nationale est dépeinte dans sa violence institutionnelle et dans sa violence managériale, notamment dans les affectations. Cette violence confine, physiquement, à l’absurde que vous décrivez de la sorte lors de l’arrivée de Charles au rectorat : “Des coups de matraque volèrent. Des serviteurs de l’Etat (les policiers) étaient en train de frapper des serviteurs de l’Etat (les profs) qui voulaient faire valoir leurs droits auprès des serviteurs de l’Etat (les employés du rectorat).” S’agissait-il pour vous de dénoncer la machine administrative ?  


L’Éducation nationale a une violence propre. Le narrateur et Emma B, qui veulent être mutés hors de la Seine-et-Marne, ne peuvent que la subir. Mais ils ne s’en offusquent pas vraiment : l’enseignement public est aussi un refuge pour mes personnages. L’Éducation nationale est le plus beau et le plus grand rêve de la République, même si, par sa grandeur même, c’est un rêve en partie monstrueux. Il faut peut-être le rectorat, avec son administration chaotique, pour que tous les élèves, qu’elle que soit leur origine sociale, aient accès aux grands chefs d’œuvre de la littérature. Mes personnages s’accommodent des lourdeurs institutionnelles (dont ils finiraient presque par rire) et ils font aimer L’Astrée d’Honoré d’Urfé à leurs adolescents de Seine-et-Marne !

 



Impossible également dans votre récit de ne pas pointer la puissante ironie qui permet d’exercer à chaque instant la critique. Bilan de compétences se singularise par un usage de l’ironie qui permet à la fois de prendre de la distance et qui, existentiellement, permet au narrateur de se protéger de la violence de certaines situations pour les surmonter. Mais souvent, l’ironie est sans issue notamment quand le jeune enseignant entre dans son nouveau collège très bariolé : “Les instituteurs de Jules Ferry étaient des jeunes gens qui se méfiaient du faste. Je me demandais quand les hussards noirs de la République s’étaient mis à aimer les couleurs.” ou encore “En partant, je regardais mon nouveau collège et je me dis qu’il ressemblait à un gros Vélib’”. Diriez-vous que vous avez un usage politique de l’ironie ?

  

Le collège qui ressemble à un gros Vélib, ce n’est pas particulièrement ironique. C’est une observation assez objective à mon sens : il y a quelque chose de criminel à faire des établissements scolaires avec une telle économie de moyen et un mauvais goût aussi évident. J’ai pour projet d’écrire un jour un roman qui s’intitulerait « Le mobilier scolaire » et qui aurait pour héroïne la chaise « Nuage » de Simire, vendue à quelques millions d’exemplaires par le fabricant à l’Éducation nationale.

Je suis évidemment d’accord pour dire que les deux priorités absolues, pour l’Éducation nationale, sont d’augmenter le nombre d’enseignants et bien sûr d’augmenter leur salaire (Mallarmé n’y allait par quatre chemins pour demander une hausse), mais un investissement dans l’équipement me semble aussi nécessaire. Péguy disait des écoles de la Troisième République, contre la réaction qui les jugeait « somptueuses », qu’elles étaient en réalité simplement « neuves, propres, décentes », « pas trop voyantes », « d’honnêtes constructions ». À partir d’un investissement formidable, celui des années Ferry, c’est un éloge de la sobriété et de la modestie. Comment voulez-vous dire une chose pareille d’un collège construit dans les années 1990 ?

 



Ma dernière question voudrait porter encore sur votre usage de l’ironie : est-ce que finalement, à l’instar de Jean Echenoz, cette constante ironie, loin d’être un jeu narquois, ne reflète pas une certaine mélancolie dans le rapport que Charles C. entretient avec sa propre existence ?  


Charles C est un mélancolique, parce qu’il est très attaché à la littérature, et il sent bien qu’elle est menacée sur tous les fronts. Ses élèves et collègues regardent plus volontiers des séries qu’ils ne lisent Madame de Lafayette. Il a beau suggérer de faire une adaptation de L’Astrée d’Honoré d’Urfé en telenovela, celle-ci ne verra jamais le jour.

D’un autre côté, c’est un personnage très volontaire, presque candide, qui accepte le monde tel qu’il est et cherche l’amour là où il pourra le trouver : entre Tinder et la lecture, il ne faut pas choisir, il faut forcément les deux !


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Charles Coustille, Bilan de compétences, Grasset, "Le Courage", octobre 2025, 192 pages, 18,50 euros

 

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