Deux portraits en pied en forme de résistance joyeuse et collective. "Alann et Valentin" : quand le récit s’impose au plateau.
- Delphine Edy
- il y a 5 heures
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« Si on nous apprenait qu’il faut écrire sa vie, ce serait peut-être le début du courage. »
Leos Carax
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C’est sur ces mots que se terminent les 3h qui viennent de s’écouler en présence d’Alann et de Valentin, entourés des auteur.ices Pauline Peyrade et Marcos Caramés-Blanco et de Rémy Barché, le metteur en scène, dans la petite salle de Théâtre ouvert. Trois heures construites en deux temps : au diptyque qui présente deux portraits d’artistes en devenir – celui de Valentin, puis celui d’Alann –, s’articule un deuxième temps, plus intime, plus sombre aussi, un journal de deuil du petit frère chéri, disparu brutalement. En inventant un dispositif d’écriture qui fait du pas de côté sa marque de fabrique, ces artistes mettent en partage des éclats de vie lumineux, toujours au bord mais vibrants, capables d’offrir un terrain commun à nos vies cabossées et d’imaginer un espace de résistance politique joyeux.
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Pauline Peyrade et Marcos Caramés-Blanco sont bien connu.es de celles et ceux qui s’intéressent à l’écriture contemporaine. Outre leurs textes dramatiques publiés (1) et les mises en scène de leurs textes nombreuses, ils participent à de nombreux projets artistiques, soucieux de trouver une juste place avec le public et de faire du théâtre un lieu d’échanges, capable d’interroger nos identités et nos singularités en prise avec les mécanismes de domination et d’emprise et ceux de nos constructions sociales.
Pas étonnant que Rémy Barché ait eu envie de les intégrer en tant qu’auteur.ices associé.es au travail de sa compagnie Tendre est la nuit, dont le projet est de dépasser le « rituel de consommation culturelle » dans le but de proposer un temps partagé, où il devient possible de « développer sa capacité à l’étonnement et son sens de l’altérité ». D’ordinaire, leurs spectacles tournent dans des lieux non-dédiés au théâtre : salle des fêtes, établissements scolaires, médiathèques, hangars, domiciles de particuliers... Ensemble, ils ont à cœur de proposer un théâtre brut, soucieux de fabriquer de nouvelles modalités pour le récit, de raconter des histoires à même de se confronter au monde de manière frontale, de faire entendre des voix et des imaginaires incarnés par les acteur.ices de la troupe.
Proposer le spectacle Alann et Valentin à Théâtre ouvert n’allait donc pas de soi. Mais le fait que ce lieu culturel singulier ait le souci de faire découvrir des textes de l’ultra-contemporain et d’offrir une place privilégiée aux auteur.ices a eu raison de premières réticences, et le spectacle se joue depuis le 6 octobre (et jusqu’au 14), dans un format repensé pour le lieu, où les deux auteur.ices sont présent.es sur le plateau avec les comédiens. Pour écrire ce spectacle, Pauline Peyrade et Marcos Caramés-Blanco ont rencontré longuement les deux jeunes comédiens, anciens élèves de la Classe de la Comédie de Reims, et ont écrit chacun.e, à partir de leurs entretiens, un monologue qui s’apparente à un récit de vie fragmentaire. Au pupitre, derrière un micro, Pauline Peyrade porte certains passages du texte qu’elle a écrit pour Valentin, puis laisse sa place à Marcos Caramés-Blanco. À leurs côtés, les deux comédiens performent le reste du texte face public, sans jamais perdre le lien avec leur auteur.ice : de ce dispositif se dégagent une grande complicité et beaucoup de tendresse qui déborde dans la salle. À en croire les réactions du public, il s’y retrouve pleinement : personne n’a quitté son fauteuil pendant l’entracte et les applaudissements sont vifs et chaleureux.
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Lorsque la voix de Pauline Peyrade s’élève dans la boîte noire où seul son pupitre est éclairé, quelque chose de fort se noue :
Un jeune homme, cheveux châtains, la barbe en bataille, des cernes bruns sous des yeux noisette, une veste de cuir noir, des chaussures de ville noires, les phalanges serties de bagues, pantalon de laine noire, tire un cahier de brouillon Conquérant agrafé, 17x22cm, une petite étoile dessinée dans l’angle supérieur droit de la couverture bleue, 96 pages, grands carreaux, papier 56g 100% recyclé, froissé et poli par les voyages, les manipulations, les encres, les doigts sales, les culs de tasse à café́, les plumes et les pointes de stylo bille, les bavures de feutre, les rubans adhésifs, les découpages et les déchirures, de l’une de ses poches. Il le dépose contre le rebord d’une tombe.
On reconnaît immédiatement l’écriture incisive et sensible de l’autrice, capable de susciter des images et de créer cette épaisseur de réel singulière où se matérialisent l’inconscient, les fantômes et les non-dits. Quand Valentin entre en scène, on le reconnaît immédiatement et on sait bien que cette histoire qu’il a à raconter pèse lourd. Très lourd.

Construit autour de ce cahier de brouillon, la première partie du portrait de Valentin est brossée par petites touches. De 2017, l’année de sa terminale, au 9 septembre 2018, alors qu’il est depuis peu élève de la Comédie de Reims, les fragments de couleur appliqués à la brosse plate se suivent, tels des pop-ups capables de faire apparaître sur le plateau des éclats de vie : le contraste entre la vie chez le père où tout est doux – les deux petits frères, N et A, sont craquants, F, la belle-mère, se montre patiente et tendre, le père est présent, attentif et soucieux de l’équilibre familial – et celle chez la mère où rien ne va : il n’a jamais le sentiment d’être attendu, tout semble lui peser, jamais elle ne sourit, jamais un mot gentil… Mais il résiste, il ne part pas, il encaisse, avance et il a raison : on le découvrira bientôt. Il y a aussi les copains, et notamment le meilleur d’entre eux, également prénommé Valentin, son double ; et puis les amours, les sorties, les fêtes, mais surtout le désir de théâtre. De l’atelier au lycée depuis la seconde, qui scelle son désir dans le marbre, à la préparation du concours de la Comédie, en passant par les x imitations de ces acteurs préférés (notamment Patrick Dewaere) dont les scènes sont jouées live, la voix de Valentin doublant celle de l’acteur, chaque pièce du puzzle permet de reconstituer la trame d’une vie qui se cherche, se construit pas à pas, sans faillir, malgré les entraves, malgré les peines. Valentin est drôle, Valentin est touchant, Valentin est vivant.
Quand ils quittent la scène, Marcos Caramés-Blanco vient prendre place derrière le micro, seul sur le plateau, dans le même dispositif. Mais dès que sa voix retentit, nous voilà immédiatement plongés ailleurs.
Alann est probablement dans un costume extraordinaire lorsqu’il fait son entrée.
Pour faire son portrait, on ne peut certainement pas s’épargner la présence d’un costume. Ou de plusieurs.
Ce costume est celui de son choix. Son préféré, ou celui qui colle le mieux à ce qu’il raconte.
N’importe.
Ce serait beau qu’Alann soit perché sur ses échasses, si la hauteur de plafond de la salle ou ça joue le permet. Sinon c’est pas grave, il pourra les porter à la main.
Son entrée sera forcément incroyable. Alann est forcément un acteur qui fait des entrées incroyables. Des entrées qui requièrent l’attention la plus complète et silencieuse de toute la salle.
Le portrait indirect qui se dessine emprunte à d’autres codes d’écriture : moins réaliste, davantage projeté via l’imaginaire lyrique de l’auteur, il n’en est pas moins à fleur de peau. Alors que nous n’avons pas encore rencontré Alann, on sent déjà l’énergie qui se dégage de sa présence, de son corps, de son désir. Et l’on n’est presque pas surpris, lorsqu’Alann fait son « entrée incroyable ». Juché sur des talons extra-hauts, Alann apparaît dans l’entrebâillement de la porte, habillé en marquise : la robe est en tissu gaufré, dans des tons écru et rouge, les volants et bouillonnés lui offrent une amplitude majestueuse ; perruque, maquillage queer et gants pailletés complètent la parure.

Le spectacle peut commencer. Car le portrait d’Alann s’écrit comme une déambulation hallucinée dans un festival de couleurs : sur fond de musique techno, il marche dans les Ardennes, avec d’autres, sa famille, ses ami.es. Pour prendre sa revanche sur le monde dans lequel il a grandi, où homophobie et violences en tout genre règnent en maître, Alann investit le monde du drag (dressed as girl). Tout en déambulant sur le plateau comme dans la vie, son histoire se construit sous nos yeux, ou, plus exactement, se déconstruit. La marquise, haute en couleurs, fière et déterminée, qui marche sans baisser la tête et affirme sa place, finit par faire tomber les paillettes. Elle se révèle fragile comme une pierre précieuse, délicate comme ses battements de cœur qui sonnent la charge. Elle s’effeuille petit à petit, se met à nu devant nous : Alan se montre tel qu’il est, sans masque, une personne rayonnante et douce à la fois, dont le travestissement ne fait que souligner la force de vie.
C’est la première fois – en tant que spectatrice – que j’ai réussi à entrer de plain-pied dans l’esthétique drag, que j’en ai senti la pleine puissance et l’absolue nécessité. C’est là la force du geste de ces portraits en diptyque : capables de faire affleurer des émotions intimes et profondes, ils nous permettent de faire un pas de côté et, donc, de changer notre regard sur le monde. Sans jamais glisser sur la face triste et sombre de l’existence, l’écriture de Pauline Peyrade et Marcos Caramés-Blanco se fait porte-parole et chambre d’écho de vies fragilisées par l’existence, mais déterminées à résister joyeusement.
Dans la deuxième partie du spectacle, lorsque l’on revient au chemin que Valentin doit parcourir après ce 9 septembre 2018, la forme a changé : assis.es sur des chaises en arc de cercle, auteur.ices et comédiens jouent une partition scénique polyphonique pour l’aider à sortir du gouffre et redevenir le grand-frère aimant qu’il fut, l’ami fidèle, le comédien heureux. Le récit se construit en miroir, la parole circule, Valentin lance des confettis aussi compulsivement que ses imitations d’acteurs sont irrépressibles. Mais la magie du théâtre opère et permet à Alann et Valentin de devenir acteurs de leur propre vie, de ne plus être seuls : voilà la pièce maîtresse du puzzle.

En offrant une forme exigeante et généreuse à ces deux récits de vie, Pauline Peyrade et Marcos Caramés-Blanco font basculer l’intime dans le commun partagé, le personnel dans le politique. Leurs histoires s’incarnent et construisent un socle, permettant à Alann et Valentin de se mettre en mouvement, de se projeter dans l’avenir. Il y a eu des rencontres déterminantes pour en arriver là : celle d’Alann et Valentin avec Rémy Barché à la Comédie, celle d’Alann avec Marcos Caramés-Blanco, celle de Valentin avec Pauline Peyrade. Et puis, il y a celle de cette merveilleuse équipe avec son public qui repart le cœur chaviré, mais l’esprit plus clair, conscient de la puissance du théâtre quand il est sur le fil, discontinu, chargé de nos fantômes et de nos rêves inassouvis et qu’il permet (enfin) de se sentir fièr.es.
Note :
(1) Les textes de Pauline Peyrade sont publiés aux Solitaires Intempestifs, ceux de Marcos Caramés-Blanco aux Éditions théâtrales.