“Saint Luigi”, le sain avertissement de Nicolas Framont
- Morgan Crochet
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Le dernier livre du sociologue Nicolas Framont, Saint Luigi, aborde la violence capitaliste à partir de l’engouement populaire suscité par l’assassinat d’un PDG américain par un jeune new-yorkais, Luigi Mangione.
“Make capitalist afraid again.” Voici le slogan qui s’est multiplié sur les réseaux sociaux à l’annonce du froid assassinat de Brian Thompson, 50 ans, PDG de la première assurance privée des États-Unis, United Healthcare, le 4 décembre 2024. L’homme se rendait à l’assemblée générale annuelle des actionnaires de l’entreprise quand il a été tué de 4 balles, sur un trottoir de la presqu’île de Manhattan, à New York. Son meurtrier, Luigi Mangione, est un jeune ingénieur de 26 ans issu d’une famille aisée d’agents immobiliers de Baltimore. C’est à lui que fait référence le titre de l’essai du sociologue et rédacteur en chef de Frustration, Nicolas Framont, qui s’interroge dans Saint Luigi sur l’engouement populaire dont le jeune homme fait l’objet depuis son arrestation, et traite plus largement de la violence capitaliste et des moyens d’y répondre, de la contestation pacifiste au sabotage, de la menace au crime.
La mort par Power Point
L’assurance United Healthcare s’est, depuis plusieurs années, spécialisée dans le refus de remboursement de soin, afin, précise l’auteur, d’augmenter les profits de ses actionnaires et la rémunération de ses dirigeants. Une politique qu’aurait perfectionnée Brian Thompson, alors qu’il est quasiment impossible de se passer d’assurance privée aux États-Unis, où les frais de santé sont très chers – une simple consultation médicale peut être facturée plusieurs centaines d’euros. C’est cette politique que Nicolas Framont nomme la “mort par Power Point”, celle donnée par un système froid, désincarné, aux victimes tout aussi anonymes, négligeables, et dont la violence, qui n’est jamais reconnue comme telle, n’a de comptes à rendre à personne et s’abat sans crainte de représailles. Voilà ce que Luigi Mangione aurait, selon Nicolas Framont, fait vaciller pour de bon, et pourquoi dans le même temps “Brian Thompson est devenu un martyr des classes dominantes du monde entier, car il a subi une action totalement anormale. Si le récit bourgeois fonctionnait bien, jamais le nom de Brian Thompson n’aurait attiré l’attention de son meurtrier.”
“Make capitalist afraid again.” On devine ce que ce slogan a d’insupportable et d’effrayant pour tous ceux qui craignent, d’une part, la résurgence des années de plomb, ou participent de près ou de loin à cette “mort par Power Point” dont l’auteur donne plusieurs exemples aux États-Unis, mais également en France. “La désindustrialisation et les plans de licenciement qui se succèdent depuis 40 ans font aussi énormément de morts (...), écrit-il. Le chômage de masse qui en résulte provoque une surmortalité importante, estimée de 10000 à 20000 morts par an, selon une étude de l’INSERM, sans compter plusieurs centaines de suicides par an.” Face à cette violence d’en haut – nombreux sont ceux qui refusent encore de l’envisager et de la qualifier comme telle –, Nicolas Framont dénonce le peu de résultats de syndicats catalyseurs de colère, qu’il oppose à ceux obtenus par les manifestations anti CPE en 2006 et la révolte des Gilets jaunes en 2018, qui, bien que durement réprimées, mirent en évidence l’efficacité d’un rapport de force réel. L’occasion pour le sociologue de dénoncer, en France, ce qu’il nomme une réécriture pacifiste de l’histoire (...) “au sujet du mouvement ouvrier et des victoires progressives ayant permis l’obtention d’un des systèmes sociaux les moins inégalitaires du monde.”
L’engouement autour de Luigi Mangione
Comme le rappelle Nicolas Framont, entre 30 et 50% des personnes sondées aux États-Unis justifient le crime commis par Luigi Mangione, qui écrivit dans une note de lecture consacrée à une biographie de Theodore Kaczynski, activiste ecolo-anarchiste auteur de plusieurs attentats à la bombe : “Lorsque toutes les autres formes de communication échouent, la violence est nécessaire pour survivre.” L’enseignement majeur de ce fait-divers est probablement cette large adhésion populaire : “Déclarer son désir pour Luigi, sur ses réseaux sociaux, avec l’ironie qui caractérise la culture des mèmes, c’est affirmer, en quelque sorte avec l’excuse de l’attraction physique, son adhésion. Partager sur Instagram une photo de Luigi accompagnée de la chanson Criminal de britney spears n’est pas une apologie du meurtre comme moteur de changement social. Mais c’est une façon décalée, distanciée et humoristique de marquer son hostilité envers le capitalisme médical.”
Si l’auteur a, évidemment, pris soin de condamner moralement et philosophiquement le meurtre, sa mise en parallèle de la violence capitaliste avec le geste commis solitairement par Luigi Mangione n’a pas manqué d’irriter, du Figaro à Libération, qui titre avec une clarté idéologique sans pareil : “Avec Saint Luigi, Nicolas Framont pousse un peu loin la lutte des classes.” Est-ce parce qu’ils ne trouvent plus les moyens, la force, le courage de faire face aux violences capitalistes que les peuples refusent désormais de condamner celles qui semblent se faire jour en leur nom ? Est-ce annonciateur d’un changement fondamental dans notre acception de la violence ?
Ce que propose surtout Nicolas Framont, c’est de la regarder en face, tandis que les condamnations rapides et les jugements moraux ne semblent plus trouver le cœur des gens.

Nicolas Framont, Saint Luigi : comment répondre à la violence du capitalisme ?, Les Liens qui Libèrent, collection "Frustrations", septembre 2025, 192 pages, 12,50 euros




