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Entretien avec Chiara Mezzalama : « Côtoyer les fantômes » (Dans la chambre forêt)

  • Photo du rédacteur: Sara Durantini
    Sara Durantini
  • il y a 3 jours
  • 9 min de lecture
Chiara Mezzalama © Alessandro Nigro
Chiara Mezzalama © Alessandro Nigro

Giro di alberi est une œuvre de Franca Sonnino datée de 1987, réalisée avec du fil de fer et du fil de coton. Et c’est justement ce fil solide qui lui a permis d’explorer la dimension de la sculpture sans renoncer à l’usage d’un matériau intimement lié à l’univers domestique et féminin. Les arbres de Sonnino semblent s’ancrer à la terre tout en la transcendant, comme si, dans leur enchevêtrement de fils, se cachait le désir de retenir ce qui, inévitablement, échappe : le temps, la mémoire, la vie même. Dans cette tension entre enracinement et légèreté, on reconnaît la proximité de Maria Lai, qui fut pour Sonnino une présence amicale et un guide. Maîtresse du fil comme geste et comme lien, Maria Lai transformait la trame en écriture, capable d’unir les objets et les êtres, la mémoire et la perte. Et c’est sans doute pour cette raison que son nom et son héritage apparaissent en exergue du roman Dans la chambre forêt de Chiara Mezzalama (Presses de la Cité, 2025) : là aussi, entre ces pages, comme dans les œuvres de Lai et de Sonnino, l’art devient récit partagé, tissage entre l’humain et le naturel, entre ce qui demeure et ce qui se transforme.

Dans le livre de Chiara Mezzalama, les arbres qui composent la forêt, cette forêt d’été, qui devient alcôve et refuge, sont la figure même de la mémoire et de la métamorphose. Enracinés dans la terre mais tendus vers le ciel, comme les fils entrelacés de Sonnino, ils gardent la mémoire de ceux qui ne sont plus et continuent de croître, silencieusement, dans le temps de ceux qui restent.

Et alors, entrons avec respect et avec un sentiment d’attente dans ce refuge qui sent l’été, qui exhale le parfum de la mousse, de la résine et de la terre humide, de cœurs battant à la folie, de vie qui palpite dans les veines, de corps affamés. Entrons dans un espace fait de souffles, de mots et de silences, de vies qui s’entrelacent comme des fils, et de mémoire qui n’est jamais seulement souvenir mais matière vivante, qui respire et se transforme. Deux amants parmi les arbres de la chambre-forêt, et leurs vies qui s’enchevêtrent, qui se cherchent, qui tentent de se rejoindre, de passer du temps ensemble, de s’envoler vers la vie, si avare, chaque heure, chaque minute, chaque instant. Nous observons le mouvement. Le mouvement de deux corps poussés par l’amour, un mouvement soudain arrêté. Les fils restent tendus, retenant ce qui ne peut plus se toucher. Les restrictions dues au Covid empêchent les deux corps de se rencontrer dans la chambre-forêt. Il ne reste que les mots, ceux qui peuvent s’écrire, ceux qui nourrissent l’attente d’une nouvelle rencontre.

Mais l’attente se brise lorsque la perte définitive, inéluctable, survient, dissolvant inexorablement la trame du désir. Alors la chambre-forêt se vide, devient ombre et silence. Entre ces pages, nous lisons la douleur d’une femme qui reste seule, nous lisons comment elle parvient à traverser la douleur comme on traverse un incendie, cherchant parmi les cendres un sens, un signe, une voix. L’écriture devient le fil qui l’ancre au monde, le seul moyen de ne pas se perdre tout à fait. Les mots qui sauvent, qui deviennent voix et mémoire, qui se font semences pour reboiser la chambre-forêt, semences d’où naîtront d’autres arbres qui, comme ceux de Franca Sonnino, continueront à croître dans le temps.



Vous avez écrit Dans la chambre forêt d’abord en français, puis vous l’avez traduit en italien. Que se passe-t-il pour l’écriture lorsqu’elle traverse une frontière linguistique ? Et sur le plan émotionnel, avez-vous senti que le livre changeait en passant d’une langue à l’autre ?


J’ai écrit Dans la chambre forêt d’abord en français. C’était une urgence, une nécessité. Je n’ai pas vraiment réfléchi, j’ai écrit pour m’en sortir, c’est tout. Je l’ai ensuite réécrit en italien. Se traduire soi-même est quasiment impossible. Chaque langue, par sa propre structure, façonne la pensée et les émotions. Donc oui, je ne suis pas la même écrivaine dans une langue et dans l’autre. Quand la langue traverse une frontière linguistique, elle change. Le texte est comme une partition qui serait jouée par deux instruments différents. C’est quelque chose qui me passionne, me questionne et me donne une grande liberté d’expression. 



“Être libre”. Liberté de poursuivre ses propres désirs, d’aimer qui l’on veut sans penser aux conséquences, ou peut-être en essayant de les ignorer, liberté aussi d’aller à l’encontre de ses propres principes, même féministes. Le mot liberté traverse ton livre de nombreuses manières : parfois de façon explicite, parfois de manière souterraine. Quel rapport la protagoniste entretient-elle avec la liberté, dans les faits que vous racontez. Et comment son regard sur ce mot évolue-t-il au fil du temps ?


Liberté, vaste sujet ! Elle a toujours été un moteur dans mes décisions. Je suis par nature téméraire, je me lance dans la vie, parfois je me casse la figure. J’ai appris que la liberté a un prix plutôt élevé. Quand j’ai décidé d’aller vivre à Paris, c’était par un besoin de me libérer de tout un ensemble de choses qui m’oppressaient. Écrire en français fait partie de ce parcours de liberté. Ce n’est pas toujours facile, il faut apprendre à composer avec les contradictions. La maternité, par exemple, a été à la fois une expérience à travers laquelle je me suis épanouie mais qui m’a également obligée à suivre le rythme de mes enfants, à renoncer à certains de mes besoins, mes envies. Dans le roman, la protagoniste se trouve à vivre une passion clandestine. Elle se sent à la fois très libre de s’abandonner à son amant, mais elle reste une femme cachée, empêchée. Forcément le sens du mot liberté change à travers les phases de la vie, mais ça reste un objectif à poursuivre, pour soi et pour les autres. L’écrivaine Michela Murgia disait que la propre liberté ne vaut rien si elle ne contribue pas à la liberté des autres. Je suis très d’accord avec elle. 



Dans le livre, la perte devient un récit collectif, une forme de mémoire partagée qui traverse la personne dans toute sa complexité. Les nombreuses citations qui jalonnent le texte offrent aussi à la protagoniste, et à celle ou celui qui lit, des repères pour naviguer, avec les autres voix, à travers la douleur, et tenter d’aborder une renaissance. Comment avez-vous travaillé cet enchevêtrement entre perte personnelle et voix collective ?


Au départ, l’histoire est très personnelle. La solitude que provoque la mort soudaine d’une personne aimée, est radicale. J’avais la conviction que personne ne pouvait réellement comprendre ce que je traversais. C’est là que j’ai commencé à lire des textes sur le deuil. Pour me rassurer et comprendre que d’autres avaient vécu des expériences extrêmes similaires. Ainsi la narration est passée du domaine personnel au collectif. Je pense que la littérature a vraiment cette fonction de partage, de reconnaissance ; elle nous met face à un miroir de manière à nous rapprocher de ce qui est universel et commun à tous les êtres humains. Le texte s’est donc enrichi des mots des autres, phrases, citations, pensées, témoignages. Ce que j’écris est l’ensemble des histoires que j’ai lues, entendues, rêvées, oubliées. Je suis traversée par tout cela. 



Et dans cette perspective, pensez-vous que l’écriture puisse être une forme de réconciliation avec ce qui a été perdu ?


J’aime le mot réconciliation qui possède à la fois une dimension factuelle de remettre ensemble, rapprocher, mais a aussi une dimension spirituelle : c’est un sacrement lié au pardon dans la liturgie chrétienne. L’écriture a cette double portée : elle permet avec les mots, le vocabulaire, la syntaxe, de raconter une histoire, mais elle nous dépasse complètement, elle nous transcende. Quand j’ai commencé à écrire je ne pensais à rien, je n’avais pas une structure établie, il y avait uniquement cette grande perte, comme un trou béant. Et puis lentement à travers les mots, les phrases, je me suis rapprochée de cette grande souffrance, j’ai pu lui donner une forme et en quelque sorte m’en détacher. Je n’éprouvais aucune consolation au moment d’écrire mais dans l’après-coup j’ai compris qu’une transformation était en cours. Tout n’était pas perdu, au contraire. 



La mémoire de l’amour vécu par la protagoniste est traversée par la honte et l’émotion, par des sentiments qui ont accompagné le désir au moment où il s’est heurté à la morale ou aux principes. Comment avez-vous travaillé cette complexité émotionnelle, cette tension continue entre ce que la protagoniste ressentait et ce qu’elle considérait comme juste ? Et que signifie raconter un sentiment qui naît dans l’ombre mais qui est, en même temps, authentique et vital ?


S’il existe un lieu où l’on peut se mesurer avec la complexité, avec l’ambiguïté, avec la coexistence de sentiments opposés – difficiles comme la honte, intenses comme le désir – c’est bien la littérature. L’écriture permet de questionner la morale, d’explorer les méandres sombres du réel que nous retrouvons en nous-même. La protagoniste se demande si elle a le droit d’aimer un homme marié, si son désir est légitime, alors qu’elle sait qu’elle fera souffrir une autre femme. Et pourtant elle est en train de vivre un grand amour, authentique, puissant. Elle se demande par ailleurs si sa souffrance est légitime, vu qu’elle n’existe pas aux yeux des autres au moment de la mort de son amant. Et pourtant cette souffrance est partout : en elle, autour d’elle. La vraie difficulté est de réussir à trouver les mots pour décrire cette matière impalpable qu’est la vie dans toutes ses nuances et ses imperfections. 



Ce qui m’a frappé dans le livre, c’est la manière dont le temps se brise en deux : avant et après la disparition soudaine de l’être aimé, mais aussi avant et après la pandémie. Deux événements qui bouleversent, chacun à leur manière, le corps et le temps de la protagoniste. De quelle façon cette structure « fracturée », cette double narration du temps, vous a-t-elle permis de raconter le désarroi et, peut-être, la recherche d’un nouvel équilibre après la perte ?


Il y a une phrase dans le texte : « La mort laisse son empreinte dans le temps comme le couteau dans la chair, marquant un avant et un après… ». C’est exactement ce qui arrive, une césure brutale. La pandémie a été une césure vécue par l’humanité entière. On l’a trop vite oublié. Moi je ne veux pas oublier. Je veux que les mots restent pour témoigner ce sentiment d’effroi, cette perte de tous les repères. Mais il y a un après, heureusement. Je peux affirmer que la mort a apporté des dons dans ma vie. J’ai découvert qu’autour de moi il y avait des femmes capables de prendre soin de mon chagrin, de s’occuper de mes enfants, de m’accompagner dans le deuil et continuer à cultiver la joie malgré tout. Je le raconte dans le texte : cette expérience de la sororité qui sauve. Dans les temps sombres et menaçant que nous traversons, les liens que nous tissons sont essentiels. Le soin, la joie, la gratitude sont des antidotes au désespoir, à la solitude. Mais il faut les choisir.



Écrire en français a-t-il été pour vous une manière de prendre de la distance par rapport à l’événement et de le raconter avec plus de lucidité et de retenue, ou au contraire de vous rapprocher du cœur de cette histoire ?


Les deux à la fois. En français j’ai moins de moyens, ce n’est pas ma langue maternelle et pourtant je me sens plus libre. Cette liberté vient de l’inconfort, je crois. Une exploration des frontières de la langue, une désorientation qui apporte cependant de la clarté, comme s’il fallait aller chercher l’essentiel, ce qui reste. C’est la même expérience que j’ai vécue avec le deuil : une exploration de la frontière entre la vie et la mort, un ailleurs inconnu qui m’a permis de comprendre ce qui était vraiment important pour moi, nécessaire. En m’éloignant, je me suis rapprochée. 



Dans l’édition italienne, en exergue, parmi plusieurs citations, vous en mentionnez aussi une d’Olga Tokarczuk, une voix contemporaine d’une puissance extraordinaire : « Ce qui arrive et n’est pas raconté cesse d’exister ». Ses mots m’ont ramenée à Annie Ernaux et à sa manière de transformer la vie privée en témoignage collectif. Cette histoire semble naître justement du besoin de donner forme et durée à ce qui risquerait de s’effacer, et peut-être aussi du besoin de laisser aller, en tout ou en partie, ce qui, d’une manière ou d’une autre, a été perdu…


Quand j’écrivais le texte, je ne me suis pas posée la question de la publication. C’est arrivé dans un deuxième temps. Et là, bien sûr, j’ai pensé à la phrase de Olga Tokarczuk, mais également à Goliarda Sapienza et à Annie Ernaux. Cette lignée d’écrivaines est tellement importante dans l’histoire de chacune de nous. Elles nous soutiennent, nous inspirent et nous guident. Leur choix de transformer la propre expérience personnelle en thème universel est très puissant. Il faut du talent et du courage. Donner une forme à ce qui disparait, faire vivre les morts, côtoyer les fantômes… depuis toujours la littérature a cette mission. Que serions-nous sans toutes les histoires qui nous précèdent depuis la nuit des temps ? 



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Chiara Mezzalama, Dans la chambre forêt, Paris, Presses de la Cité, août 2025, 176 pages, 19 euros



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