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Photo du rédacteurVincent Mespoulet

Entretien avec Mehdi Ghouirgate : Ibn Khaldûn dans ses itinérances. Une biographie humaine et intellectuelle





Ce n'est pas une biographie ordinaire. Avec un talent et une érudition consommés, Mehdi Ghouirgate nous délivre en historien des idées un livre de très haute volée, un essai d'histoire intellectuelle ancré dans les réseaux multiples côtoyés par le penseur du calibre d'un Thucydide ou d'un Machiavel. Des hommes d'action, ambitieux et engagés dans leurs temps. Qui connurent aussi bien des tourments et des exils. Sortant des chemins ordinaires et balisés de l'exercice biographique, parfois très ennuyeux, Mehdi Ghouirgate réussit avec brio à nous faire comprendre les chemins intellectuels tortueux suivis par le grand penseur d'Afrique du nord.

Au lieu de se laisser écraser par l'abondante bibliographie concernant Ibn Khaldûn envisagé uniquement sous le prisme de son œuvre et de la Muqaddima, Mehdi Ghouirgate vous propose un chemin inverse : «  il est indispensable de situer sa vie dans son œuvre, et non pas l’inverse, en revenant sur son parcours »". Et au lieu de le voir uniquement comme un précurseur génial et isolé d'une manière un peu téléologique, Mehdi réinscrit avec grande subtilité Ibn Khaldûn dans le temps âpre de son présent.

Un livre indispensable par les temps funestes qui courent.



Dans votre introduction vous expliquez en quoi Ibn Khaldûn est un penseur encombré, pris dans la gangue de tout ce qui a été écrit sur son œuvre. Une œuvre qui connaît un regain d'intérêt, spécialement en Occident, sans vraiment s'attacher à l'inscrire dans son temps, le XIVe siècle, ni dans son espace, le Maghreb. Vous définissez votre projet comme « le simple fruit d'un tâtonnement, à partir de ce constat que la compréhension de l’œuvre est d'abord à rechercher dans la trajectoire d'un auteur », en vous livrant, pour reprendre une catégorie foucaldienne, à une approche archéologique des couches historiographiques « qui se sont interposées entre Ibn Khaldûn et le présent », à ceci près que ce qui vous intéresse réside dans les interactions entre ces couches plutôt que dans leur accumulation. Comment expliquez-vous ce succès actuel d'Ibn Khaldûn, devenu un « sujet globalisant », « un article de la mondialisation » ? Quels en sont les ressorts et la signification ?


Dans un premier temps, il convient de rappeler qu’Ibn Khaldûn (1332-1406) est le seul des penseurs issus du monde arabo-musulman à vraiment jouir aujourd’hui d’une audience mondiale. On ne compte plus les historiens, sociologues, philosophes, économistes qui lui portent une grande considération ; et dorénavant, il n’est jusqu’aux politiques qui le mentionnent comme un argument d’autorité. Mais vous avez effectivement raison de préciser que l’usage d’Ibn Khaldûn diffère toutefois suivant que l’on se place dans la perspective de « l’Occident global » ou des « Sud-s émergents », comme il est désormais admis de les désigner.

comme arabe et musulman, et donc, potentiellement, comme un semblable – presque un contemporain plutôt qu’un lointain ancêtre, ainsi que le soutient le philosophe marocain Mohamed-Aziz Lahbabi. L’antériorité d’Ibn Khaldûn par rapport aux grands fondateurs de la philosophie de l’histoire et de la sociologie est ainsi revendiquée. L’islamologue égyptien ʿAlî ʿAbd al-Wâhid Wâfî, au moment du nassérisme triomphant, assure en ce sens au Congrès du Caire de 1962 : « Le mérite de la création de la sociologie ne revient ni à Quételet, ni à Comte, mais à un savant arabe qui vit le jour cinq siècles avant ceux-là. » En plus de cette antériorité, cet intellectuel égyptien renommé postule alors la supériorité du système discursif khaldûnien : « Ce philosophe établit la science sociale sur des bases solides, y suivit une voie droite, atteignit dans l’organisation de son étude et la découverte de ses vérités à un niveau que [les savants occidentaux considérés comme fondateurs] n’atteignirent point. »

Ce travail de qualification s’enracine dans la trajectoire historique des anciens peuples colonisés qui demeurent, comme l’affirmait l’intellectuel algérien Malek Bennabi, « à la recherche d’une dose d’orgueil pour surmonter l’humiliation infligée par la culture triomphante de l’Occident ». De la sorte, ce monde éprouve le besoin impérieux de se réclamer d’une histoire précoloniale, aux sources vivifiantes d’un passé considéré comme à même de permettre de soutenir la comparaison avec les productions culturelles de l’Occident.

Signe de l’extrême importance de l’enjeu, grâce à la référence à Ibn Khaldûn, il s’agit de fournir à la conscience historique des nations des Sud-s des moyens adéquats pour sa régénération. Le philosophe marocain Mohamed Abed Al Jabri, le souligne dans un ouvrage, La structure de la raison arabe (Binyat al-ʿaql al-ʿarabî), largement diffusé dans la sphère arabophone depuis les années 1980. Il peut être considéré comme représentatif d’une doxa qui place Ibn Khaldûn au centre d’un panthéon « arabe » de la pensée :


Moderniser la raison arabe et renouveler la pensée islamique ne dépend pas seulement de notre compréhension des réalisations scientifiques et méthodologiques contemporaines, et des réalisations du xxe siècle, celles d’avant et celles d’après également, mais dépend aussi, et peut-être essentiellement, de notre capacité à restaurer le criticisme d’Ibn Hazm, le rationalisme d’Averroès, le fondamentalisme [basé sur la jurisprudence islamique] d’al-Shâtibî et l’historicisme d’Ibn Khaldûn. (1)


Au sortir des décolonisations, nombre d’intellectuels de ce qu’on appelait alors le « Tiers-Monde » ont estimé que l’indépendance politique était incompatible avec la domination culturelle de l’Occident, assimilée à une forme de « néocolonialisme ». Partant du fait que les sciences sociales étaient un article d’importation, la mouvance décolonialiste a jugé que l’appareillage conceptuel usité dans les Sud-s était foncièrement inadapté à la spécificité des faits sociaux de ces pays. Si on n’y prenait garde, les générations futures risquaient d’être modelées dans des schémas traumatisants, parce que tournant le dos à la réalité de ces sociétés – ce qui ne manquerait pas d’invalider toute tentative de développement réel. Ibn Khaldûn constitue alors une alternative, autant qu’un remède, par rapport à la non-pertinence universelle des pensées européennes. C’est ce qui a incité l’un des théoriciens et père fondateur du nationalisme arabe, Satiʿ Al Housri, à consacrer plus de vingt ans de sa vie à la partie théorique de l’œuvre d’Ibn Khaldûn. 

Cette démarche revenait à remplacer un magister dixit, celui des philosophes et sociologues occidentaux, par un autre. Ibn Khaldûn était auréolé de la qualité de fondateur-visionnaire de la sociologie tout en étant arabe, musulman et maghrébin. Son invocation a fonctionné comme un repoussoir au complexe d’infériorité induit par la domination politico-intellectuelle de l’Occident. De ce fait, à partir des années 1960, que ce soit au Caire, à Alger, à Tunis ou à Rabat, on a organisé des colloques pour célébrer sa mémoire et mieux rappeler la valeur actuelle de ses écrits. Des générations entières de penseurs, en particulier maghrébins, lui ont consacré thèses et ouvrages, comme les Marocains Mohamed-Aziz Lahbabi, Abdellah Laroui, Mohamed Abed Al Jabri, Ali Oumlil, Bensalem Himmich et Abdesselam Cheddadi, ou les Algériens Mohand Chérif Sahli, Abdelghani Meghrebi et Abdallah Mazouni. Pour ces derniers, Ibn Khaldûn pouvait en outre être un élément significatif au sein d’une quête fondamentale, celle de la « personnalité algérienne ».

Réputée avoir contribué à élever l’étude scientifique des faits sociaux comme la philosophie de l’histoire, dévoilant ainsi le sens caché des choses, son œuvre est activement diffusée par de très nombreux glossateurs et exégètes. Il est indispensable de prendre la mesure du vertige « khaldûnien » induit par cette situation. À la croisée des chemins, entre héritage européen et ancrage dans les Sud-s, il n’est jusqu’au monde lusitanophone, et tout particulièrement le Brésil, qui n’accorde une valeur universelle à l’œuvre d’Ibn Khaldûn. C’est ce dont rend compte l’article du philosophe et journaliste brésilien, Luís Washington Vita, qui célèbre en ces termes la traduction de la Muqaddima en portugais, dans le journal de grande diffusion Correio Paulista du 8 mai 1959 :


Ibn Khaldûn a forgé des catégories utilisables scientifiquement non seulement pour la compréhension du Maghreb, mais aussi pour celles de toutes sociétés historiques marquées d’historicité. C’est pourquoi la traduction en langue portugaise des Prolégomènes est un événement qui honore notre culture en même temps qu’elle l’enrichit d’un instrument historiographique irremplaçable. (2)


À rebours de toute une tradition, cette biographie consacrée à Ibn Khaldûn s’est assignée cependant pour tâche d’entrevoir ce que fut une œuvre inscrite dans un temps, le Moyen Âge, et dans un espace, le monde musulman, tout particulièrement dans sa dimension maghrébine.





Le livre est aussi l'occasion d'entrer pleinement dans les structures de pensée des sociétés musulmane. Ainsi l'importance de la généalogie ou nasab, une sorte d'impératif généalogique. Pouvez-vous éclairer les lecteur.ices sur le nasab ?


       La généalogie est une catégorie de pensée située au cœur des sociétés musulmanes. Dans les mondes islamisés, les sciences reposent sur la tendance à penser et à analyser le monde en vertu d’un impératif généalogique, ce que l’on retrouve diffusé à tous les niveaux. Au premier échelon, l’identité des personnes ne se conçoit que comme un segment d’une filiation ininterrompue. De fait, la relation père-fils, et sa transposition soufie la relation maître-disciple, apparaissent comme des figures dynamiques centrales de ces sociétés. Sur un plan religieux, les soubassements de la Sunna, les hadiths et les récits relatifs à la genèse de l’islam, reposent sur l’architecture généalogique des rapporteurs de témoins (isnâd). La transmission des savoirs religieux a été bâtie sur le critère axial de la légitimation des filiations enseignantes. 

Ce mode de pensée renvoie à une matrice religieuse en lien avec le modèle que représentent les hadiths, ou Tradition dans son acception française. C’est ce que met en exergue Ibn Khaldûn quand il affirme que « les sciences des traditions concernant le Prophète sont nombreuses et variées », et selon cette même méthode, il convient « d’examiner les chaînes de transmission ». À cet égard, la légitimité d’un hadith, et donc son éventuelle prise en compte dans les raisonnements tenus par la jurisprudence, ou en lien avec l’écriture de l’histoire, dépendent de la possibilité d’en établir la filiation, en exposant le lien entre le présent et ce passé originel, seul à même de légitimer la normativité présente. Dans ce cadre, la vérité se situe toujours à l’origine, ce qui induit une intense valorisation du passé. 

Pour Ibn Khaldûn, la généalogie s’inscrit dans le droit fil de cette méthode de la science des hadiths. Dans son évocation de l’histoire des peuples et des nations, le statut de noblesse de la dynastie régnante renvoie directement à l’origine invoquée du prince fondateur. Face aux polémiques suscitées par l’enjeu que revêt les origines des différents dynastes, le précédent que représente la science des hadiths permet de s’inspirer des règles fixées par « les meilleurs spécialistes [de généalogie] pour déterminer les chaînes de transmission ». Pour ce faire, Ibn Khaldûn préconise de s’inspirer de la pratique « des traditions abrogeantes et abrogées (nâsîkh / mansûkh) », si prégnante dans la science des hadiths.

Au vu du précédent fondamental que constitue la méthode développée par les traditionnistes (muhaddithûn), la pratique historienne d’Ibn Khaldûn s’appuie fortement sur l’analyse généalogique. Il use de l’analyse généalogique pour les nations tout comme lorsqu’il s’agit d’évoquer son propre parcours. Ce mode opératoire lui permet de mener une « enquête et de confronter avec d’autres versions », afin d’éliminer les « affirmations sans fondements ». Établir une généalogie sans équivoque permet de remonter à une genèse qui, tant pour les princes que pour les savants ou mystiques, a une valeur quasi hagiographique permettant d’établir la vérité. Dans cette configuration, l’origine agrège ordre logique et ordre chronologique – même s’il est exact d’affirmer qu’Ibn Khaldûn s’est mis en quête d’un système explicatif global et non pas seulement d’une genèse. 




Vous décrivez comment la vie d'Ibn Khaldûn, et de ce fait l'élaboration de sa pensée, est marquée par des événements circonstanciels qui l'ont beaucoup affecté mais sur lesquels il ne s'étend pas. La Peste Noire de 1348 quand il a seize ans, le naufrage et la mort de sa femme et de ses cinq filles en 1384, venues le rejoindre en Egypte. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de cette absence du « Je » chez Ibn Khaldûn dans le Ta'rîf, l'une des sources essentielles dans laquelle vous puisez et offrez une lecture assez inédite ?


Ibn Khaldûn a laissé à la postérité une œuvre dans laquelle il fait largement référence à son parcours. En effet, Ibn Khaldûn a rédigé un texte, initialement situé à la fin des principaux manuscrits copiés de son vivant, connu sous le nom de at-Taʿrîf b-Ibn Khaldûn wa rihlati-hi sharqan wa-gharban (Partage d’informations sur Ibn Khaldûn et son voyage en Orient et en Occident). Le choix s’est porté sur la forme transitive taʿrîf bi qui connote, en arabe médiéval, l’idée de faire connaître, d’informer, de donner un aperçu, de lever l’indétermination sur quelque chose ou quelqu’un. Depuis la redécouverte et la traduction d’Ibn Khaldûn en français au xixe siècle, par William Mac Guckin de Slane (1801-1878), il est de coutume de rendre ce titre par Autobiographie ; c’est également le cas de la traduction anglaise de Franz Rosenthal qui évoque une Autobiography. Le caractère concis et assez désincarné de ce récit a d’interpellé tous ceux qui se sont intéressés à Ibn Khaldûn. Le sociologue français Gaston Bouthoul (1896-1980), par exemple, a fait valoir que « l’autobiographie d’Ibn Khaldûn est très brève. On y retrouve la caractéristique de la conception orientale ou, plus généralement, moyenâgeuse du récit : il relate les faits et non les pensées ». (3)

Dans la version de l’œuvre d’Ibn Khaldûn publiée dans la prestigieuse collection de la Pléiade, Abdesselam Cheddadi n’a pas dérogé à l’usage érigé au xixe siècle. Contrevenant probablement à la configuration initiale voulue par l’auteur, il a placé cette « Autobiographie » au début de sa traduction de l’introduction théorique (Muqaddima ou Prolégomènes) de l’ouvrage d’Ibn Khaldûn, considérant sans doute que ce récit pouvait éclairer un lectorat peu ou pas averti. Plus circonspect, l’historien français Gabriel Martinez Gros évoque « un récit d’allure autobiographique», estimant que le genre autobiographique n’a pu voir le jour que dans le cadre de l’Occident chrétien. Et, effectivement, le philosophe libanais Nassif Nassar a souligné que, dans le Taʿrîf, Ibn Khaldûn semble n’éprouver « aucune prédilection pour l’analyse intérieure » (4). Sur ce point, selon Nassif Nassar, Ibn Khaldûn ne peut soutenir la comparaison avec un Saint Augustin (m. 430) qui, dans les Confessions, dévoile son être intime par le biais de l’introspection et de l’examen de conscience – on pourrait toutefois rétorquer que Pascal estimait que c’était Descartes qui avait donné cette inflexion aux propos de Saint Augustin.

Arrivé à l’automne de sa vie, Ibn Khaldûn voulut donner un tour systématique à sa tentative de mettre par écrit l’histoire du monde musulman et, tout particulièrement, celle du Maghreb, région qu’il s’était vu contraint de quitter. La composition du Taʿrîf sert à justifier un acte de création d’une singulière ambition, la fondation d’une « science nouvelle », d’ailleurs probablement accueillie avec froideur par ses pairs. Entre besoin de consolation et autodéfense, sa trajectoire personnelle vient étayer le propos, en lui servant à justifier les avanies nombreuses qu’il a subi jusqu’à son exil en Égypte. À cette préoccupation, entachée de vanité, la volonté de changer de paradigme, se mêle une authentique remise en cause qui donne à son écriture un ton si particulier. C’est parce que sa personne et ses écrits ont été décriés, davantage encore que sa carrière politique, qu’Ibn Khaldûn éprouve le besoin impérieux de se justifier à travers le Taʿrîf

Ces quarante-quatre feuillets venaient en appendice de son œuvre, Kitâb al-ʿibar, dire le vrai sur sa vie et ses intentions. Il vécut cela comme une nécessité, étant donné qu’il avait suscité de très vives réticences, si ce n’est une haine inextinguible, de la part de jurisconsultes maghrébins, à commencer par les oulémas tunisois, qui exerçaient alors une sorte de magistère sur les lettres et la vie intellectuelle en général. Ce milieu, somme toute, eut raison de lui en le contraignant à l’exil au Caire. Cependant, le Taʿrîf a circulé au Maghreb, à l’époque moderne, contribuant à façonner l’image que l’on conçut d’Ibn Khaldûn. Au vu de l’influence dont a bénéficié la mise en récit de sa vie, il est indispensable d’y revenir.

Ibn Khaldûn s’est servi d’un texte à allure autobio Et, effectivement, le philosophe libanais Nassif Nassar a souligné que, dans le Taʿrîf, Ibn Khaldûn semble n’éprouver « aucune prédilection pour l’analyse intérieure ». Sur ce point, selon Nassif Nassar, Ibn Khaldûn ne peut soutenir la comparaison avec un Saint Augustin qui, dans les Confessions, dévoile son être intime par le biais de l’introspection et de l’examen de conscience – on pourrait toutefois rétorquer que Pascal estimait que c’était Descartes qui avait donné cette inflexion aux propos de Saint Augustin.




Toutefois la Peste noire revêt-elle malgré tout une importance particulière au vu du système discursif qu’il voulut créer ?


Au moment où sa ville natale, Tunis, est frappée par la Peste noire : Ibn Khaldûn n’a que seize ans, mais ce désastre représente un tournant décisif, une rupture totale, entendu que cette catastrophe ne comporte ni précédent, ni réelle réédition, ni avant-goût, ni arrière-goût ; ce désastre ne s’annonce pas par des signes précurseurs, et ne connaît pas de « seconde fois » dans le raisonnement tenu par Ibn Khaldûn. Il s’agit donc d’un événement unique dans ses aspects constituants, car il a entraîné un bouleversement de l’état du monde.  Tout d’abord, la peste noire emporte ses parents, la plupart de ses professeurs et les membres de son entourage immédiat. Cette terrible pandémie le fait sortir brutalement de l’ambiance feutrée et studieuse dans laquelle il a grandi. À Tunis, le mal qui sévit est d’autant plus dévastateur que la cité portuaire est fortement insérée dans les réseaux marchands méditerranéens. Depuis le xiiie siècle, les Maghrébins ont laissé les Latins prendre en charge le commerce à long rayon d’action, à commencer par celui avec l’Orient. Or, ce sont précisément ces négociants latins et leurs nefs, aux capacités de contenance toujours accrues, qui importent ce mal à Tunis, comme à Gênes ou à Almeria.

La violence avec laquelle la pandémie sévit a frappé les esprits. L’ahurissante vitesse de contagion et de propagation est assimilée par un autre contemporain des faits, le vizir de Grenade Ibn al-Khatîb, « à un feu d’alfa et d’herbes sèches ». La peste est inédite, sans rapport aucun avec les maux endurés jusque-là par les populations. Ibn Khaldûn rapporte que le fléau terrassait à Tunis plus de mille personnes par jour. La peste n’épargne aucune classe sociale, touchant les membres de l’élite comme le menu peuple. La terminologie usitée par Ibn Khaldûn, pour caractériser le désastre, rend compte du sentiment d’effroi éprouvé par ceux qui ont enduré cette épreuve : « la peste destructrice » (at-taʿûn al-jârif), « la mort effrayante » (al-mawt al-wâbil) et « la mort noire » (al-mawt al-aswad). Cela rejoint les observations faites par d’autres contemporains qui, lorsqu’ils évoquent cet épisode, sont enclins à se servir d’hyperboles pour décrire le désarroi et la stupeur qui ont saisi des populations désarmées face à une calamité sans précédent. « La peste détruisit tout ce qui relevait du genre humain au Caire. […] Elle anéantit tout mouvement à Alexandrie. Elle s’abattit sur les belles manufactures de tapis et en exécuta les travailleurs selon les décrets du destin », rapporte en mars 1349, à Alep, le chroniqueur Ibn al-Wardî, peu de temps avant d’être lui-même emporté par ce mal.

En plus de la mortalité occasionnée, la peste provoque une situation de crise systémique et multidimensionnelle. Des effets cumulatifs entrainent une crise démographique avec la disparition d’une part significative de la population, une crise économique causée par l’absence de main-d’œuvre, et marquée par une baisse dramatique de la production ainsi que par la perturbation, voire l’interruption, des réseaux d’approvisionnements et d’échanges. Ce fut sans doute la panique alimentaire, la disette pour le commun et, au mieux, la parcimonie pour les élites, la famine se surajoutant à l’épidémie.

Les personnes épargnées par la peste se sont perçues comme les survivants d’un monde qui avait vacillé avant de sombrer. Tel fut probablement le ressenti d’Ibn Khaldûn ! Environ trente ans plus tard, Ibn Khaldûn a cherché à expliciter les facteurs sous-jacents de ce désastre en l’intégrant à une conception cyclique de l’histoire, elle-même comprise dans une dimension plus large de la configuration des savoirs islamiques. À partir d’un modèle gréco-hellénistique, il existe une propension chez les lettrés musulmans à utiliser le corps humain comme métaphore s’appliquant au système politique. C’est tout particulièrement le cas du philosophe al-Farâbî, dans son Épître consacrée aux opinions des habitants de la Cité vertueuse, dont Ibn Khaldûn fit grand cas. La valeur qu’il accorde à ce legs qui l’amène notamment à se servir de la métaphore organiciste. Dans cet esprit, la peste noire correspond à un stade de vieillissement avancé de la civilisation où, du fait de son âge, celle-ci ne pouvait que décliner fortement, sans toutefois mourir et disparaître totalement. Cet événement est intervenu près d’un siècle après la prise du pouvoir par les dynasties régnantes de l’Occident musulman (nasrides, mérinides, zayyanides et hafsides). Or théoriquement, selon Ibn Khaldûn, en accord avec les savoirs médicaux de son temps, un homme peut vivre jusqu’à 120 ans. Dans sa vision du monde, la peste est simultanément le symptôme et la résultante de la sénilité du monde.

Cet événement cataclysmique qui justifie Ibn Khaldûn dans sa démarche qui consiste à récuser le magister dixit des autorités arabo-islamiques antérieures à la catastrophe, afin de mieux fonder une science nouvelle. C’est ce qui lui permet de déclarer nettement que nul n’est le dépositaire du savoir, et qu’en conséquence personne n’est obligé de croire les « autorités » sur parole, si leurs assertions, à l’analyse, s’avèrent inexactes. Le basculement opéré par la peste noire nécessite une science qui soit à la hauteur des enjeux du temps. En fin de compte, les anciennes autorités, aussi importantes et admirables soient-elles, sont devenues les tenants d’un savoir rendu caduque par la catastrophe. C’est ce qui permet à Ibn Khaldûn de créer son propre système interprétatif, en pointant les erreurs commises par les « autorités », à commencer par l’ignorance du principe de causalité et des finalités des sujets historiques, alliée au caractère problématique de la qualité des transmetteurs d’information.




L'existence d'Ibn Khaldûn est une vie d'itinérances, comme nombre de lettrés de son temps. Une vie aussi de rencontres intellectuelles, de ralliements à telle ou telle famille régnante d'Afrique du Nord, d'Espagne et d'Egypte, avec des revirements nombreux. Ibn Khadûn est aussi un homme de pouvoir qui aspire à de grandes responsabilités. Pouvez-vous à gros traits nous indiquer les moments fort et décrire ainsi la géographie politique très subtile de l'Occident musulman du XIVe siècle ?


À l’instar d’autres grands théoriciens du pouvoir, à commencer par Machiavel, Ibn Khaldûn a été un courtisan et un homme d’État avant de connaître la disgrâce et l’exil. De l’âge de vingt ans à celui de trente-trois ans Ibn Khaldûn a servi tous les pouvoirs de l’Occident musulman qui retrouve après la chute du califat almohade morcelé en différents émirats. C’est ce qui l’a amené à se déplacer dans toutes les cours du Maghreb (Tunis, Fès, Bougie et Tlemcen) et de ce qui reste d’al-Andalus, soit grenade. Il a également été dépêché en ambassade auprès du roi de Castille, Pierre le Cruel ; à ce titre, il a pu connaître directement la terre de ses ancêtres et acquérir une connaissance de première main du monde chrétien occidental et latin.

À la recherche d’une fonction digne de sa trajectoire familiale et de ses ambitions, il fut mis dans l’obligation de voyager, parfois sur de très grandes distances. Par conséquent, il put acquérir une connaissance intime de toutes les cours de l’Occident musulman. De même, il eut l’occasion d’observer la société bédouine en étant l’hôte très honoré et estimé de chefs tribaux arabes. Sur ce point, nul penseur classique de l’Islam ne peut soutenir la comparaison avec lui : le voyage et le décentrement constituent de fait la pierre angulaire de son cheminement, d’abord en tant que praticien du pouvoir chargé de négocier avec les bédouins, puis en tant qu’exilé. 

Il y a lieu de considérer la déception personnelle d’Ibn Khaldûn comme un élément déterminant dans la conception, si sombre qu’il se fait du destin de son monde, celui des capitales de l’Occident musulman si intrinsèquement liées au pouvoir royal. À ce moment où il expérimente une douloureuse relégation sociale et politique, le concept de la mort se révèle soudain à lui comme un événement effectif. Dès lors, sa science se présente comme la conséquence de la fin annoncée de sa civilisation et il envisage sa réalisation imminente comme un concept, qui fait l’objet d’un savoir quiescent et notionnel.

Ce n’est que dans la mesure où il a échoué dans cette carrière de serviteur des princes qu’il a pu se consacrer à la rédaction de la Muqaddima ou Prolégomènes,  soit la partie analytique et introductive de son monumental Kitâb al-ʿibar ou Livre des Exemples. En effet, à l’âge de quarante-trois ans, Ibn Khaldûn a mené une vie politique dans toutes les cours de l’Occident musulman, sans pouvoir s’enraciner nulle part, sans pouvoir non plus imprimer sa marque à un gouvernement en particulier. Le constat désabusé de cet échec l’incite à chercher refuge dans la place forte  des Awlâd ʿArîf : Qalʿat Ibn Salâma, dans l’ouest de l’Algérie actuelle, non loin du Sahara. Il convient de s’arrêter sur cet épisode, car c’est là qu’Ibn Khaldûn initie son monumental travail de synthèse analytique. Depuis Grenade, puis Tlemcen, l’adaptation à ce milieu bédouin dut lui paraître abrupte. Il n’en demeure pas moins que cet intermède, entre deux séjours dans des capitales, loin de l’agitation inhérente aux cours et à leurs intrigues, revêt une importance décisive dans son parcours. Dans ce contexte singulier, il met son temps à profit pour accoucher d’une œuvre qui n’a plus cessé d’intéresser, et de captiver, dans des langues et des mondes différents. 

C’est dans cette retraite qu’Ibn Khaldûn présente le début de son travail comme une illumination, une transe qui, pendant cinq mois en 1377, l’anima en le conduisant à consigner par écrit, presque d’une seule traite, les grandes lignes de sa Muqaddima. Débarrassé des intrigues, Ibn Khaldûn met à profit son expérience et ses observations pour élaborer une « science de la civilisation », ou plus précisément une « science de la population » (ʿilm al-ʿumrân), qui représente l’aboutissement de cette « voie originale » (an-nahw al-gharîb) qu’il se propose d’emprunter. Cette innovation est corrélée dans le Taʿrîf aux conditions de production de son œuvre, loin de ses livres, et probablement sans notes. Ibn Khaldûn sous-entend qu’il est habité par une force surnaturelle qui le conduit à balayer d’un regard panoramique les lieux et les époques, concevant une science proclamée comme nouvelle, basée sur une méthode aussi singulière qu’inédite. 

Au cours de cette phase créatrice, il ne mentionne pas s’il conversa avec des êtres humains ou supra-humains ; au contraire, il laisse à penser que ce travail d’une seule traite est le fruit d’un monologue, la seule personne digne d’échanger avec lui, son mentor Ibn al-Khatîb ayant disparu victime du caractère aléatoire de la faveur royale. Qui plus est, il rédige son ouvrage dans un contexte caractérisé par une austérité qui confère presque à l’ascèse chère aux mystiques. À la recherche du sens caché des choses, il a donné des lois, et donc du sens, aux mouvements et à la geste d’une foule d’acteurs animés ou inanimés (régions climatiques, tribus, populations urbaines, hommes de plume, cheikhs, princes, califes, pseudo-mahdî-s, etc.) dont la dynamique et l’existence semblaient jusque-là décousues. Il a établi des interactions entre tous ces protagonistes dénouant la part de coopération, et de compétition inhérente au monde social, ainsi que la nature des liens qu’entretiennent ces différents acteurs entre eux. 

Cette évocation allusive de la puissance des forces invisibles qui, selon lui, l’assaillent à Qalʿat Ibn Salâma, peut être assimilée à une forme de captatio benevolentiæ ; entendu qu’Ibn Khaldûn estime qu’il doit se servir de toutes les ressources dont il dispose pour asseoir sa crédibilité. Or, si Ibn Khaldûn suggère cette intervention / interaction avec le supranaturel, c’est que cela rejoint une composante essentielle des croyances partagées par les mondes islamiques et chrétiens. À l’opposé de la conception moderne, qui reconnaît l’existence d’une frontière entre le visible et l’invisible, au Moyen Âge, les hommes considèrent en général que le visible ne constitue que la trace de l’invisible.

Cette relation, si prégnante aux yeux d’Ibn Khaldûn et à laquelle manifestement il adhère, est le marqueur d’une séparation qui nous conduit aux limites du discours de l’histoire. En effet, ce principe de vision et de division ne peut fournir, à l’historien moderne, de prise sur une narration qui soit rationnellement défendable. Le précédent de l’hommes de lettres d’al-Andalus, Ibn Hazm, indique qu’adopter, ou feindre d’adopter, une certaine forme d’indifférence à l’égard de la vie publique, et de ses intrigues, en cherchant refuge dans une retraite située à la campagne était compris comme une forme de piété religieuse. Ce repli aux accents piétistes était positivement connoté auprès de ses coreligionnaires, compte tenu que l’homme de lettres pouvait de la sorte se consacrer aux études et à la production d’une œuvre.




A ce sujet, le Maghreb reste à de nombreux égards un angle mort des études du bassin méditerranéen médiéval dans l'historiographie française, ce qui est un peu paradoxal étant donnée les liens historiques qui existent entre les deux rives depuis l'entreprise coloniale française. Je pense notamment à un François Guizot, à la fois historien et homme d'Etat qui a pu déployer toute une diplomatie et une attention soutenue au monde arabo-musulman en pleine période de l'orientalisme triomphant, dès la colonisation de l'Algérie dont il est un acteur. Un intérêt chez Guizot qui se projette aussi sur l'Egypte de Mehmet Pacha avec qui il entretient une correspondance et des échanges nourris. Comment expliquer la faiblesse actuelle de l'historiographie française en ce qui concerne le Maghreb médiéval ?


La métaphore si prégnante à l’âge scolastique, ex oriente lux, n’est de fait plus placée sous le signe des messages religieux de la chrétienté, mais bien sur le plan de la sagesse profane, qui tire supposément son origine du Proche-Orient, notamment de l’Égypte pharaonique, tout autant que de l’Extrême-Orient, mais aussi des mondes islamiques (5). Cet intérêt multiforme et renouvelé pour l’Orient était vécu par les contemporains comme un bouleversement caractéristique du temps présent par rapport aux siècles précédents. Loin d’être une tocade de professeurs, ou une bizarrerie entachée d’exotisme, on attendait de cette découverte de l’Orient qu’elle puisse créer une forme de régénérescence annonciatrice d’une ère nouvelle (6). C’est bien cela qui enthousiasma les foules qui, à Paris, se pressèrent pour écouter les cours dispensés en Sorbonne par le philosophe spiritualiste Victor Cousin (1792–1867), avant qu’elles ne suivent, une vingtaine d’années plus tard, les cours d’Ernest Renan consacré à Averroès et l’averroïsme (1852). 

À la différence du Moyen-Âge, où l’intérêt pour l’Orient resta plutôt cantonné à des cercles restreints, les différentes composantes de la société éprouvèrent un vif intérêt pour tout ce qui était « oriental ». Les progrès de l’alphabétisation, en sus des changements induits par ce temps des révolutions, concoururent à rendre l’Orient furieusement à la mode. À l’aube d’une ère nouvelle, les sociétés occidentales se mirent en quête d’un souffle régénérateur qui vit émerger des profils d’hommes donnant un tour systématique aux savoirs relatifs à l’Orient. Ce mouvement vit graduellement émerger tout un dispositif qui comprenait la création d’établissements spécialisés, avec une stabilisation du corps professoral assigné à ces institutions, accompagnée notamment d’une rémunération relativement conséquente, la multiplication de sociétés savantes, le lancement de revues dédiées et de maisons d’édition qui se firent les relais efficaces de cette accumulation du savoir sans précédent. De plus, la révolution des transports participa de cette dynamique en permettant, aux savants et aux étudiants, de fonctionner en réseaux, en communicant et en se déplaçant plus facilement et plus rapidement qu’auparavant. 

C’est dans ce mouvement global de « révolution scientifique », qui accordait une place primordiale à l’histoire, qu’il faut insérer l’intérêt porté, véritablement pour la première fois, à Ibn Khaldûn. C’est ce qui détermina la réception de son œuvre où il passa du stade de quasi-inconnu, de surcroît mal-identifié par la communauté très restreinte des arabisants et ottomanistes, au rang de grand penseur de la société et de l’histoire. C’est en effet l’un des chefs de file de ce bouleversement de la configuration des savoirs, qui joua un rôle moteur dans la diffusion d’Ibn Khaldûn en tant qu’autorité. Il s’agit d’Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, qui enseigna l’arabe littéral à l’École de langues orientales dès sa fondation, avant de dispenser des cours de persan. C’est grâce au charisme et à l’aura d’Antoine-Isaac Silvestre de Sacy que les arabisants européens les plus éminents furent mis à contribution pour produire un savoir sur Ibn Khaldûn. Ces écrits étaient plus que jamais insérés dans une trame rationnalisée à partir d’une conception cumulative du savoir.

En plus de cette matrice essentiellement parisienne, les besoins induits par la conquête de l’Algérie contribuèrent d’une façon décisive à installer le magister dixit d’Ibn Khaldûn assurant ainsi sa fortune post mortem. L’ignorance des réalités anthropologiques du Maghreb contribua à compliquer la tâche de l’armée d’Afrique, confrontée à un type de guerre encore jamais vu, que l’on n’appelait pas encore « conflit asymétrique ». C’est le point de départ d’une prise en considération plus grande de l’histoire des sociétés « indigènes », qui pouvait s’avérer utile, et éviter les déconvenues des débuts de la conquête de l’Algérie. Dès 1847, le penseur et homme politique Alexis de Tocqueville (1805–1859), mit en lumière l’importance à accorder au développement des savoirs en complément de l’action militaire à proprement parler. 

C’est finalement le cercle gravitant autour du Premier ministre de la Monarchie de Juillet, François Guizot (1787-1874), qui donna une impulsion décisive à la publication d’une partie de l’œuvre d’Ibn Khaldûn. Lui-même historien de renom, François Guizot avait tendance à raisonner en intellectuel et à tenir compte de l’avis des experts avant d’engager l’avenir du pays. Très différent des hommes d’État qui avaient joué un rôle éminent sous la Révolution et sous l’Empire, il agissait en tant que professeur à la fibre libérale devenu politicien. Jean-Jacques Baude (1792-1862), l’un de ses amis et soutien politique, parvint à le convaincre de la nécessité d’allouer un budget qui devait permettre l’édition critique, puis la traduction en français, de la partie du Kitâb al-ʿibar dévolue à l’histoire du Maghreb. Ancien gouverneur d’Algérie, frappé par la pertinence des vues d’Ibn Khaldûn, Baude présenta, en 1840, un extrait de cet auteur médiéval à Guizot, qui exerçait alors la fonction de ministre de l’Instruction publique.

En tout cas, grâce au soutien apporté par Guizot et Baude, le projet put aboutir. La reprise de la guerre avec Abdelkader (m. 1808-1883), alors principal obstacle à l’expansion française en Afrique du Nord, concourut à cette prise de décision. En 1840, un budget substantiel de 8 000 francs fut alloué à cet effet par le ministère de la Guerre. Guizot et Baude firent rechercher le manuscrit d’Ibn Khaldûn le plus complet qui soit, notamment à Tunis et à Istanbul. Mais le choix s’arrêta sur le manuscrit qui avait appartenu à un ancien bey, Salâh Raïs, dont la bibliothèque avait été pillée, à Alger, en 1830. À ce moment crucial du processus de transformation d’Ibn Khaldûn en autorité, la préférence se porta sur un manuscrit appartenant à un espace sur le point d’être intégré à la France. On confia la traduction à l’un des étudiants d’Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, un arabisant d’origine irlandaise, William Mac Guckin, fraîchement naturalisé en 1838 et déjà anobli sous le nom de baron de Slane. Signe que les orientalisants étrangers qui évoluaient dans l’orbite de la France jouissaient de la plus haute considération auprès du personnel politique de la Monarchie de Juillet ; le Second Empire ainsi que la IIIe République agirent de même.

Le baron de Slane traduisit, en français, d’abord la partie chronique du Livre des Exemples dédiée au Maghreb, avec l’histoire de ses tribus et de ses dynasties, arabes et berbères. Parce qu’il existait, au sein des élites coloniales, un « mythe kabyle » que caractérisaient des préjugés très favorables à l’encontre de ces populations berbérophones, le baron de Slane choisit de donner le titre d’Histoire des Berbères (1847-1851) à cette traduction partielle. En définitive, ce n’est que sous le Second Empire que le baron de Slane put mettre un terme à la traduction de la Muqaddima. Concomitamment, la connaissance théorique et pratique de l’œuvre d’Ibn Khaldûn lui permit de participer à la consolidation de l’emprise coloniale d’abord sur l’Algérie, puis sur les autres composantes des mondes islamiques. 

C’est en somme la révolution scientifique, dans sa dimension orientaliste, avec Paris pour capitale, et la matrice coloniale qui, conjointement, imposèrent Ibn Khaldûn en tant que classique de l’histoire de la pensée. Dès lors, on devait tenir compte de la valeur exceptionnelle de son œuvre pour penser l’histoire et la société.




Quelle est l’actualité de penseur mort depuis plus de six siècles ?


Dans les années 1980 déjà, Aziz Al-Azmeh et Ahmad Abdesselem faisaient le constat, non sans dépit, que lire la totalité des ouvrages consacrés à Ibn Khaldûn relevait de la gageure. L’accélération de la mondialisation a entrainé, depuis lors, une véritable inflation, avec des milliers d’articles et d’ouvrages, le plus souvent téléchargeables sur internet. Si on adopte un principe d’ordre quantitatif, pour appréhender ce phénomène, c’est pour l’essentiel l’anglais, idiome vecteur de la mondialisation qui est concerné, de même que les langues des mondes musulmans (arabe, perse, turc, urdu, malais, etc.). Ce phénomène touche aussi la sphère francophone – la publication d’Ibn Khaldûn en Pléiade, en 2002, a conforté l’engouement pour cet auteur maghrébin. 

Le succès que connaît actuellement Ibn Khaldûn à travers la planète, devenu un véritable article de la mondialisation, permet de prendre conscience de la démesure des études khaldûniennes. Encore s’impose-t-il de remarquer, dès l’abord, qu’en matière d’études khaldûniennes le succès rencontré pose, à l’évidence, une question angoissante : les arbres vont-ils achever de cacher la forêt khaldûnienne ? En effet, déjà très nombreux, chacun de ceux qui ont écrit en s’inspirant de cette œuvre se trouve, à partir de là, composer une végétation aussi luxuriante que parfois problématique. Car c’est un fait : Ibn Khaldûn est devenu un sujet « globalisant » autour duquel s’organise, désormais, une grande partie de l’histoire de la pensée du monde islamique et de la réflexion sur l’État et l’Empire. La chatoyante bigarrure de sa pensée fournit, de facto, la matière à de multiples analyses, et suscite une fascination toujours renouvelée. 

Cette très large diffusion d’Ibn Khaldûn au niveau mondial ne semble pas en voie d’épuisement, étant donné qu’il présente en réalité plusieurs ramifications et voies d’accès, à moins qu’il ne faille plutôt y voir différents chemins pour dépasser l’équivoque d’une pensée devenue une référence incontournable en histoire, en sociologie, en ethnologie et même, plus récemment, en économie. À ce titre, il est plus que jamais comparé avec les grands noms de l’Antiquité et des temps modernes, de Thucydide à Machiavel, Vico ou Marx en passant par Montesquieu. Il y a gagné, bien malgré lui, la réputation d’avoir été le précurseur d’à peu près tous ceux qui ont traité, depuis le xviiie siècle, de la société, de l’État, de la politique et, plus globalement, de la philosophie de l’histoire, voire d’économie politique.

Il n’en reste pas moins que pour le comprendre, il faut replacer Ibn Khaldûn dans son temps, le viiie h. / xive siècle et dans l’espace où il vécut, à cheval entre le Maghreb, al-Andalus et l’Égypte. Dans cette optique, il est indispensable de situer sa vie dans son œuvre, et non pas l’inverse, en revenant sur son parcours ; un parcours qui épouse les contours d’un monde en crise et que la peste noire fait basculer dans une ère nouvelle. Cette démarche permet d’aller au-delà de la figure romantique du « génie » esseulé et en butte à l’opprobre. L’évocation de la trajectoire, aussi heurtée que riche, d’Ibn Khaldûn possède ce mérite de permettre de revenir sur une époque charnière, annonciatrice de notre modernité, mais aussi de prendre la mesure de tout ce qui nous sépare de lui. 






Mehdi Ghouirgate, Ibn Khaldûn : itinéraires d'un penseur maghrébin, CNRS éditions, octobre 2024, 288 pages, 25 euros





Notes

(1) Al Jabri M. A., Binyat al-ʿaql al-ʿarabî, Beyrouth, Markaz ad-dirâsât at-thaqâfîyya al-ʿarabîyya, rééd.1991, p. 552.

(2) Branco Correia F., « Reflets de l’importance de l’œuvre d’Ibn Khaldûn au Portugal et au Brésil », Ibn Khaldûn aux sources de la modernité, Tunis, Beït al-Hikma, 2006, p. 276.

(3) Bouthoul G., Ibn Khaldoun, sa philosophie sociale, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1930, p. 9.

(4) Nassar N., La Pensée réaliste d’Ibn Khaldûn, Paris, PUF, 1967, p. 11.

(5) Bernsen M., « Ex oriente lux ? La contribution de l’Orient à la quête identitaire de l’Occident au Moyen Âge et à l’époque moderne », Histoires culturelles des points cardinaux, 15, 2015, p. 119.

(6) Droit R.-P., L’oubli de l’Inde, Paris, PUF, 1989, p. 101-102.






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