top of page

"Fanon" de Jean-Claude Barny : Antériorités et prolongements

  • Photo du rédacteur: Christiane Chaulet Achour
    Christiane Chaulet Achour
  • il y a 4 jours
  • 16 min de lecture



Un film longtemps porté. Des réponses aux questions que chacun peut se poser quand il accoste au monde dans lequel nous précipite Fanon. Qu’on tente de s’approprier son parcours, de comprendre les méandres et les hasards d’une vie transformée en destin ou qu’on entre par la porte de ses essais puis d’autres textes découverts, le voyage est vertigineux. Créer quelque chose – un roman, un poème, un essai, une pièce de théâtre, un film –, sur Fanon/à partir de Fanon, est une gageure, un pari et toujours un don de transmission. On pense à tout cela en voyant le film de Jean-Claude Barny.




Deux images-symboles ne peuvent pas ne pas frapper le spectateur : le crabe annonçant sans doute la fin brutale de Fanon - le tableau de la mangrove au mur, les deux symboles évoquant l’île natale. Dans sa présentation du film, sur son blog, Eléonore Bassop voit dans ce crabe l’interrogation sur l’histoire coloniale française occultée. En tout état de cause, deux symboles qui courent en filigrane tout au long du film. La troisième force suggestive de ce film est sa bande-son. 



La musique du film


Jean-Claude Barny dit avoir voulu en faire « un guide émotionnel ». Le compositeur, Thibault Kientz-Agyeman explique le projet qui a été celui du cinéaste de « faire dialoguer la trompette du jazzman Ludovic Louis avec des sonorités maghrébines et orientales ». Lorsque Fanon arrive à l’Hôpital psychiatrique de Blida comme chef de service, il arrive dans un contexte algérien, « l’oud ou la viole d’amour apportent une couleur arabe » mais aussi des touches musicales plus contemporaines pour toucher les jeunes générations d’aujourd’hui. Il fallait parvenir à faire ressentir « la rage contenue » de Fanon dans certaines situations. La trompette de Ludovic Louis « est véritablement l’âme du personnage. C’est devenu progressivement l’instrument qui incarne Fanon », lui créant « son identité sonore » car la trompette offre une gamme exceptionnelle d’émotions. Elle accompagne la performance de l’acteur Alexandre Bouyer qui transmet « la dignité mêlée d’indignation ». La réussite de la bande son tient au mariage de ces musiques différentes : « il fallait qu’on sente géographiquement où se déroule l’histoire ». Jean-Claude Barny a fait écouter aux musiciens Jacques Coursil. 

Ludovic  travaillait dans son studio à Los Angeles : « Avant chaque prise, je visionnais la scène plusieurs fois. C’est comme un acteur qui prépare son rôle. Il connaît son texte, mais il doit comprendre l’émotion recherchée Je réécoutais les compositions de Thibault, je me préparais mentalement, puis je me lançais ».

Musiciens et cinéaste se sont inscrits dans ce qui est pour eux, l’héritage même de Fanon : « faire dialoguer les cultures, transcender les frontières, et traduire en beauté la complexité du monde ». (Cf. l’article du 27 mars 2025 du Centre National du Cinéma).



Pourquoi Jacques Coursil ? 




Jacques Coursil (1938-2020) était professeur de linguistique, sémioticien, chercheur en philosophie des mathématiques, compositeur et musicien de jazz. Son instrument de prédilection a été la trompette.

Le livret de l’album Clameurs (Universal Music Jazz, 2007) met en musique les écrivains martiniquais Monchoachi, Frantz Fanon, Edouard Glissant, ainsi que le poète arabe du VIe siècle, l’esclave noir Antar. Coursil est à la trompette et scande les textes de Fanon et de Glissant, Joby Bernabé déclame un poème de Monchoachi et le luthiste Jean Obeid récite en arabe le poème d’Antar : « Avec Frantz Fanon, j’ai voulu revenir à un Fanon plus jeune, avant la publication des Damnés de la terre, avant que la guerre d’Algérie commence, avant même qu’il ne connaisse l’Algérie. A cette époque, ce n’était pas encore un héros révolutionnaire. Le jeune Fanon qui publie Peau noire masques blancs dit des choses sur le racisme comme essayiste, comme analyste qui a envie de détruire une architecture de fantasmes ».

Si l’album Clameurs a fait la part belle à des auteurs martiniquais, Coursil n’en est pas moins un citoyen du monde, grand voyageur curieux et attentif à tous les bouillonnements qui l’entourent : « Être musicien de jazz c’est inventer un son, inventer un phrasé. Il y a des gens qui pensent qu’être musicien de jazz c’est être musicien puis jouer du jazz. Mais c’est faux. Pour être musicien de jazz il faut être jazz puis jouer de la musique. Ce n’est pas pareil, il ne faut pas prendre les choses à l’envers. Pour travailler mon improvisation, il m’a fallu longtemps pour défaire et reconstruire quelque chose à partir du souffle continu. Cela m’a amené à une musique de recueillement plutôt qu’à une musique de divertissement ».



Voilà le choix des énoncés de Fanon retenus par Coursil, dans la conclusion de Peau noire masques blancs.



Oratorio pour Frantz Fanon (trompette et voix)


OUI,

L’homme est un oui. YES. Man is a yes.


Mais c’est un  NON aussi. But also a NO.


[Chaque énoncé retenu de Fanon est dit en français et en anglais. Nous ne reprenons ici que les énoncés en français]


Non, au mépris, Non, au meurtre de ce qu’il y a de plus humain dans l’humain ! la liberté.


Des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules.


Je sentis naître en moi des larmes de couteau. Et plus violente retentit ma clameur.

 

Eiah !Je suis nègre. Mais je n’ai pas le droit de me laisser ancrer.


Non ! Je n’ai pas le droit de venir et de crier ma haine.

-pas le droit, de souhaiter la cristallisation d’une culpabilité envers le passé de ma race –


Dois-je me confiner à la répartition raciale de la culpabilité ? Non, je n’ai pas le droit d’être un Noir.

-je n’ai pas le droit d’être ceci ou cela… Le Nègre n’est pas, pas plus que le Blanc.

Je demande qu’on me considère à partir de mon Désir. Je me reconnais un seul droit : d’exiger de l’autre

un comportement Humain.


Le malheur et l’inhumanité du Blanc sont d’avoir tué l’humain quelque part.

Le malheur du nègre est d’avoir été esclave.

Mais je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères.


Je suis homme et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. -la guerre du Péloponnèse est aussi mienne

que la découverte de la boussole. Je ne suis pas seulement responsable de Saint-Domingue-


La densité de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes. Je suis mon  propre fondement.


Exister absolument.

Je n’ai ni le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués.

Pas le droit de me cantonner dans un monde de réparations rétroactives.

 

Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire :

il y a ma vie prise au lasso de l’existence, il y a ma liberté.

Il n’y a pas de mission Nègre

Pas de fardeau Blanc.

Pas de monde blanc,

Pas d’éthique blanche,

Pas d’intelligence blanche.

Il y a de part et d’autre du monde des humains qui cherchent.


Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !




La représentation filmique des actions de Fanon


Denise Brahimi, dans la Lettre franco-maghrébine de Coup de Soleil, dans sa présentation du film, insiste sur le fait que le cinéaste a fait autre chose du personnage qu’un « théoricien de la violence », image dans laquelle l’avait figé la préface de Jean-Paul Sartre aux Damnés de la terre. Il a insisté sur « le primat de l’émotion » : son arrivée à l’Hôpital psychiatrique se concentre très vite sur sa « visite » aux malades et sa réaction du retrait des chaînes qui les entravent puis, plus lentement, de transformer leur vie. Il est aidé en cela par l’infirmier Hocine qui lui sert d’interprète puisqu’il y a la barrière de la langue.





Frantz Fanon, ici entouré de son équipe, a été médecin chef à l'hôpital psychiatrique de Blida-Joinville de novembre 1953 à 1956. • DR France Antilles


Toutes ces séquences sur quelques-unes de ses actions pour adapter la socialthérapie apprise à Sain-Alban avec Tosquelles sont bien rendues dans le film et donnent la mesure, dans le contexte colonial de l’Algérie, de la rupture qu’a introduite Fanon.

Dans la même perspective, Fadila Gbadamassi, le 2 avril pour France Télévisions, affirme la réussite du film car il s’attache « aux ressorts intimes de ses combats et engagements ». Dans sa pratique de psychiatre, il manifeste sa singularité : « avoir joint l’action à une réflexion sur la mécanique sociétale de la colonisation, du racisme, du rapport Noir-Blanc sous le prisme antillais ou encore sur la décolonisation ».



Les décors


Le film privilégie deux décors en alternance : celui de l’hôpital psychiatrique avec une verticalité et un enfermement qui soulignent l’emprisonnement puis l’ouverture et la mobilité des patients, une fois soumis à d’autres thérapies ; de l’autre, les paysages du dehors, censés évoquer l’Algérie. Comme le film n’a pas été tourné en Algérie, il y a pas mal de discordance comme s’il n’avait pas été possible de trouver en Tunisie des lieux qui ressemblent aux lieux algériens : il y a une propension à tomber dans une sorte d’exotisme nord-africain un peu gênant. Il y a aussi des lieux plus ponctuels et secondaires comme la sorte d’amphi qui ne ressemble à rien où Fanon donne une conférence, perturbée par des Européens Algérie française (?) ; ou l’appartement des Fanon à Tunis ; ou le décor de son enterrement (?)




Une fois encore tout ce qui réfère à la psychiatrie est intéressant, ce qui réfère à l’Algérie est un peu limite. 


Dans un entretien, le cinéaste déclare : « « Fanon a quelque chose du roi Arthur, il a rencontré son destin. Et ça s'est fait au bout du monde quelque part, tellement loin de la Martinique, tellement loin aussi de la France quelque part, dans ce désert algérien. » Il ajoute que si l'on voit l'homme dans sa vie privée, et le médecin au travail, c'est surtout le penseur qui est mis en avant car l'élaboration des Damnés de la terre est liée au travail de Fanon sur la maladie psychiatrique. On peut juste souligner que même si « le désert algérien » est une métaphore, elle est de l’ordre du cliché car Fanon ne va pas dans « le désert algérien » !


Cela dit, un certain nombre de personnages évoquent bien d’abord le protagoniste, Fanon, mais aussi ses internes d’alors, les infirmiers algériens.  L’accent est mis sur Jacques Azoulay. L’intervention d’Alice Cherki est plus furtive mais un de ses témoignages (de 2008) vaut la peine d’être cité, en lien avec des images du film : 


« C’était en 1956, à l’hôpital psychiatrique de Blida. Fanon rieur, Fanon en colère, Fanon au regard tantôt pétillant de malice, tantôt sombre et tragique, mais Fanon toujours en mouvement. Même vêtu de la traditionnelle blouse blanche médicale impeccablement coupée, vous vous déplacez comme un danseur à la fois très vite et sans hâte. Le jour, vous passiez de l’imprimerie de Notre journal au café maure, alternant les réunions regroupant personnels soignants et pensionnaires avec l’écoute d’hommes, de femmes aussi, parfois du côté des nantis de l’époque, tous en grande souffrance dans ce temps de guerre qui ne dit pas son nom. " Petits", disiez-vous aux jeunes infirmiers indigènes dont vous vouliez assurer la formation. " L’assistance à la maladie mentale dans un pays nouvellement indépendant doit être décentralisée jusque dans les zones les plus reculées du territoire, et alors un infirmier équivaut à cinq psychiatres", répétiez-vous.

Transformer, transmettre : adorant la vie et écorché vif, vous vouliez ouvrir l’esprit des plus jeunes, pas seulement des infirmiers mais aussi des internes. Avec eux le soir, les soins aux maquisards alternaient avec les séances de travail dans des directions improbables mais libérant le désir de savoir : il s’agissait d’étudier les cinq psychanalyses de Freud ou de réinventer les planches d’un test psychologique pour le rendre plus adaptable à la population paysanne algérienne. Transformer, transmettre, libérer : libérer l’humain de l’aliénation, aspiration puisée dans votre trajectoire personnelle, dans l’expérience du regard porté sur un tout jeune homme dont la couleur de la peau était noire. S’engager dans le combat pour l’indépendance de l’Algérie fut alors pour vous la conséquence inéluctable de cette quête de libération, de cette volonté obstinée que chaque vie ne soit pas réduite à "une mort à bout touchant". 

Salut Frantz ! »



Un biopic


A France Info, le cinéaste a déclaré : « Je pense qu’avant de regarder son travail, son œuvre littéraire ou son travail de psychiatre, il faut aussi savoir, avec empathie, qui il était, d’où il est parti et où il est arrivé. Il est mort très jeune, donc je pense sincèrement que ce film-là, c’est une sorte de ligne pour commencer à le connaître intimement ».

Si l’on revient à la définition du genre, on peut mieux comprendre l’intention biographique qui est la ligne d’inspiration essentielle de cette fiction. On nous raconte une vie sur fond de restitution d’époque mais en se permettant un certain nombre de licences par rapport aux faits historiques connus ou documentés. Je voudrais en signaler quelques-uns, non pour faire la leçon au cinéaste mais pour comprendre l’objectif qui a été le sien et pour informer sur de possibles prolongements autres du parcours et de l’œuvre de Fanon, au-delà du charme que peut avoir un biopic.


*La place donnée à l’essai qu’on a considéré comme une sorte de testament puisque Fanon le dicte alors qu’il se sait atteint d’une leucémie irréversible. Les phrases des Damnés ne peuvent pas être entendues à Blida puisque cet essai, Fanon le dictera à Marie-Hélène Manuellan à Tunis. Le choix est fait, plus romantique, de donner ce rôle de dactylographe à sa femme Josie qui a, sans doute, participé à la saisie du premier essai à Lyon, Peau noire, masques blancs.

Etant donné le travail qu’a été cette transcription et pour l’information du spectateur, citons quelques passages du témoignage de Marie-Hélène Manuellan, édité en 2017, Sous la dictée de Fanon :


« Fanon avait besoin de "parler" son livre à une oreille humaine.

Pendant la dictée, je n’avais pas à penser, j’avais à recueillir les dires de Fanon au fur et à mesure que ses paroles tombaient de sa bouche. Pas question que ma pensée s’égare hors du cadre. C’était un travail que je me devais de bien faire. C’était tout ce que Fanon me demandait. Mais j’avais beau être concentrée sur ma tâche, certains mots de Fanon m’atteignaient comme des balles, au-delà ou en deçà de ma pensée, dans mes tripes. Fanon déchiffrait les apparences de ce que je pouvais lire dans les journaux, entendre à la radio, il allait, me semble-t-il, à la racine des choses. Il était une sorte de voyant, aussi bien en politique qu’en psychiatrie. […] Evidemment, après tant d’années, je mélange les jours de dictée de L’An V et ceux où, plus tard, il m’a dicté Les Damnés.

[…] Fanon parlait comme un professeur aux temps anciens des cours magistraux. Ni trop vite, ni trop lentement. Sans jamais un papier en mains. Il était extrêmement rare qu’il reprenne une phrase. Tout était grave. Chacun était concentré sur la tâche à accomplir, avec, au bout, toujours présente mais encore à venir, la certitude de l’indépendance de l’Algérie.

[…] C’est à son retour de Moscou qu’il commença à me dicter  Alger-Le Cap qui devint par la suite Les Damnés de la terre.

Il me semble que ce livre ne fut pas dicté dans la hâte parce que la mort était là, comme je le lis parfois. C’était exactement comme pour L’An V. […]

Aujourd’hui, quand je repense à cette période, je me dis que je n’ai pas rêvé : si Fanon avait été à l’article de la mort, ou extrêmement fatigué, comment m’aurait-il dicté tout un livre, toujours arpentant la pièce, des jours et des jours sans jamais s’asseoir ? Jamais je ne l’ai vu, ni entendu parler de prendre un comprimé quelconque, d’avoir à subir une transfusion, rien. Oui, c’était comme avant ».


*La conférence donnée par Fanon avec hostilité à son égard. Dans le contexte de l’Alger coloniale, il semble peu probable qu’il ait pu se produire dans une salle lambda : ce qu’on nous montre ressemble plus à certaines perturbations subies par André Mandouze lors de ses cours de la part de jeunes activistes de l’Algérie française à la faculté des Lettres d’Alger. Un témoignage de l’époque d’une jeune Française algéroise : « nous sommes en 1955-56, je crois. Je vais commencer mes études de médecine et le hasard de circonstances particulières d’alors me fait assister à la conférence d’un psychiatre dans les locaux des SMA (Scouts musulmans algériens) à la Pêcherie d’Alger. "Il" apparaît et je le revois grand ( !), beau, tellement élégant avec ses manchettes impeccables qui sortent de sa veste et une prestance rare. Et il raconte son vécu de l’hôpital psychiatrique de Blida sans oublier quelques touches d’humour (par exemple, un débat entre ses malades dont l’un dit pour appuyer ses propos, « messieurs nous ne sommes tout de même pas fous »).

Je suis conquise. C’est décidé : je serai psychiatre… Ce ne fut pas le cas ! Mais je n’ai jamais oublié le magicien qui, en quelques instants, a transformé ces victimes d’une « double peine », fous et colonisés, en êtres humains ».


*Le contact de Fanon avec l’organisation de la résistance algérienne FLN/ALN ne s’est pas fait comme le récit le raconte : il a été à l’initiative de Pierre Chaulet à Alger [cf les mémoires de Pierre et Claudine Chaulet et le documentaire de Saïd Mehdaoui de 63 mn, « Le citoyen Pierre Chaulet, 1930-2012 » en septembre 2023. Il a reconstitué l’exfiltration d’Abane Ramdane d’Alger par Claudine Chaulet dans sa 2CV alors que son mari vient d’être arrêté]. Adam Shatz raconte : « Le 29 décembre 1956, juste avant le départ de Fanon pour la France, Pierre Chaulet lui organisa un rendez-vous avec Abane Ramdane et son adjoint, Benyoucef Benkhedda, principaux dirigeants avec Larbi Ben M’Hidi, de la zone autonome d’Alger. C’est Abane qui avait sollicité cette réunion, ayant entendu parler du dévouement de Fanon à la cause par d’autres membres du FLN. La rencontre dut toutefois être reportée au lendemain pour des raisons de sécurité. (…) Chaulet finit par conduire Fanon auprès de Benkhedda, après quoi il eut aussi vraisemblablement un entretien avec Abane » (in  Frantz Fanon Une vie en révolutions, 2024, p. 194).

Le choix de centrer ce « contact » réalisé par des militants de base et l’intermédiaire de l’infirmier est donc inexact : les deux hommes se sont rencontrés  mais mieux connus à Tunis grâce à un militant d’origine française, médecin lui-même et qui hébergeait Abane Ramdane. Ce choix privilégie des militants anonymes et un « Historique ». Il semble répondre à la logique du film : ne faire de l’engagement de Fanon, acteur de la guerre de libération nationale, qu’un phénomène un peu annexe : focaliser sur Abane Ramdane (1920-1957) permet aussi de dénoncer les dérives autoritaires (et réelles) de certains dirigeants du FLN qui l’ont assassiné. Cet assassinat n’est plus un scoop depuis de nombreuses années. Ce resserrement de la représentation de la résistance algérienne en fait essentiellement un abîme d’arbitraire, de crimes politiques et d’élimination des meilleurs « chefs ». Et les noms des « Historiques », en plus de celui d’Abane Ramdane, sont bien donnés : Boussouf, Belkacem, Bentobal (voir les recherches du Dr. Belaïd Abane).


*Le choix des patients.  Dans le chapitre 5 des Damnés de la terre, « Guerre coloniale et troubles mentaux », Fanon a introduit assez longuement les cas qu’il entend présenter et il prévient de la violence enksytée dans les personnes, au-delà de la fin de la guerre : « nous aurons à panser des années encore les plaies multiples et quelquefois indélébiles faites à nos peuples par le déferlement colonialiste ». Et il ajoute : « Nous  avons, depuis 1954, attiré l’attention des psychiatres français et internationaux sur la difficulté qu’il y a à "guérir" correctement un colonisé, c’est-à-dire à la rendre homogène de part en part à un milieu social de type colonial ». Puis, à propos de la torture, il propose de classer en deux séries les cas de certains patients. C’est dans la première série que l’on trouve le cas n°4, un gardien de police européen et le cas n°5, l’inspecteur européen qui torture sa femme et ses enfants.

Il semble que ce soit, à partir de ces deux cas que le scénario puise pour donner une autre importance au tortionnaire français, infiltré dans le service de Fanon. Une fois encore, un biopic permet toutes les licences que l’on veut et peut même inventer.

C’est dans la série B, des patients atteints à cause d’une atmosphère de guerre totale en Algérie qu’on trouve avec le cas n°1, les deux jeunes Algériens de 13-14 ans qui ont tué un camarade européen. Ce cas est repris presqu’entièrement.

Pour ma part j’ai toujours été frappée par le cas n°1 de la série A sur l’impuissance chez un Algérien consécutive au viol de sa femme par des soldats français, finement  analysé par le psychiatre. Il y a d’autres présentations où les femmes sont au centre des troubles. Un biopic ne retient de sa documentation que ce qui nourrit la vision qu’il veut transmettre.


*La mise en scène des obsèques de Fanon ne correspond pas du tout à la manière dont cela s’est passé mais veut mettre l’accent sur la solitude de Fanon dans cette guerre et parmi les Algériens. Je ne m’y étendrai pas puisque j’ai donné le récit des obsèques dans mon article récent dans Collateral du 19 mai.



Bien entendu, il faut aller voir le film de Jean-Claude Barny car il a le mérite insigne de faire entendre à un plus grand nombre le nom, le destin et les idées de Fanon .Et, à partir du film, d’inciter, on l’espère, à s’informer plus amplement sur lui. Car, un créateur a sa propre vision et ses objectifs. Ceux du cinéaste guadeloupéen sont clairs : « Faire un film sur Fanon, ce n’est pas seulement raconter sa vie, mais aussi aborder la  misère et les discriminations que nous vivons encore. (…). Dans les années 1990, mes meilleurs amis étaient d’origines diverses : marocaine, algérienne, subsaharienne, italienne, byzantine. Nous partagions un amour sincère pour nos cultures respectives. Mais cette harmonie a été brisée par des forces qui cherchaient à diviser plutôt qu’à rassembler. (…) Avec Fanon, il ne s’agissait pas de produire une œuvre fragile. Il fallait frapper fort, toucher les consciences, et atteindre le niveau de maturité et de lucidité qu’exige notre époque ». 


Le cinéaste a insisté sur l’apport de Fanon à une nouvelle psychiatrie et sur son engagement dans la lutte anticoloniale avec la guerre de libération algérienne comme référence à la fois nécessaire – c’est bien dans cette lutte que Fanon s’est engagé ! – mais, somme toute, secondaire. Du moins, c’est ainsi que je l’ai perçue. Les choix faits dans la documentation pour construire le biopic montrent bien des Algériens du peuple prêts à lutter et galvanisés par le discours enflammé d’Abane Ramdane. Mais l’assassinat de celui-ci réduit la lutte à une guerre sanglante des chefs. Au spectateur d’aller chercher plus d’information pour corroborer ou nuancer le message. 


Un essai, rarement cité en dehors de l’Algérie, ne l’est pas non plus, L’An V de la Révolution algérienne, édité sous le titre Sociologie d’une révolution. Comme chez beaucoup de fanoniens, on sent que sont privilégiés l’essai premier, Peau noire masques blancs et l’essai ultime, Les Damnés de la terre. Pour L’essai premier, on peut signaler les témoignages de Lilian Thuram en 2010 dans Mes étoiles noires : « j’ai lu et relu ce livre, je l’ai même offert lors des championnats d’Europe au Portugal, aux joueurs noirs de l’équipe de France » et de l’écrivain guadeloupéen, Daniel Maximin, en 2019, offrant ce livre dès qu’il le peut : « Ce livre n’est pas un cri, c’est un appel ; ce n’est pas un réquisitoire, c’est un plaidoyer pour l’être après le néant, c’est une chute de feu dans la mer morte des idéologies du siècle ».

Pourtant L’An V est l’étape médiane de son parcours fulgurant. En le lisant,  on peut comprendre l’implication de Fanon, comme Algérien, à cette lutte et non pas seulement comme application pratique de ce qui était déjà en germe ; non comme expérience structurante pour l’approfondissement de ses intuitions et pour passer de l’antiracisme à la lutte contre la décolonisation et l’impérialisme. La coïncidence veut que ce Fanon, sorte au moment où le débat s’enflamme à nouveau autour de la guerre d’Algérie. Comment le situer par rapport à cette effervescence ? 

Si j’étais capable d’inventer une fiction, à l’heure où l’uchronie est à la mode, j’inventerai un roman à partir de la lettre que le jeune psychiatre écrit de Lyon à Léopold Sedar Senghor pour l’aider à obtenir un poste au Sénégal et l’absence de réponse à cette demande qui lui fait accepter le poste de Blida. Donc, partir d’un fait attesté et dériver : que serait devenu le destin de Fanon au Sénégal ?

A défaut d’inventer, revenir au poème de Kateb Yacine dans Jeune Afrique en novembre 1962 :


« Mourir ainsi c’est vivre


 Fanon, Amrouche et Feraoun

Trois voix brisées qui nous surprennent

Plus proches que jamais


Fanon, Amrouche, Feraoun

Trois sources vives qui n’ont pas vu

La lumière du jour

Et qui faisaient entendre

Le murmure angoissé

Des luttes souterraines


Fanon, Amrouche, Feraoun

Eux qui avaient appris

A lire dans les ténèbres

Et qui les yeux fermés

N’ont pas cessé d’écrire

Portant à bout de bras

Leurs œuvres et leurs racines


Mourir ainsi c’est vivre


Guerre et cancer du sang

Lente ou violente chacun sa mort

Et c’est toujours la même

Pour ceux qui ont appris

A lire dans les ténèbres,

Et qui les yeux fermés

N’ont pas cessé d’écrire


Mourir ainsi c’est vivre »




Fanon de Jean-Claude Barny, 2024, avec Alexandre Bouyer, Déborah François et Stanlias Merhar. En salles depuis avril 2025.

bottom of page