Gabrielle de Tournemire : "C’est peut-être surtout ça, je crois, que la fiction apporte : un espace d’incarnation" (Des enfants uniques)
- Marie-Odile André
- il y a 2 heures
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Premier roman de Gabrielle de Tournemire, Des enfants uniques, publié chez Flammarion, prend pour objet, à travers l’histoire d’Hector et de Luz, un point aveugle du monde du handicap : la sexualité, l’amour, la vie commune, le mariage sont-ils seulement envisageables pour des handicapés ? Ceux-là mêmes qui les entourent, les protègent et les aiment sont-ils en mesure d’en accepter l’idée ? En faisant le récit de l’itinéraire d’Hector et Luz depuis l’adolescence jusqu’au début de l’âge adulte, l’écrivaine n’hésite pas à affronter, dès ce premier opus, un sujet difficile, largement tabou, avec ce qu’il exige aussi de maîtrise dans l’écriture. Une raison suffisante pour chercher à en savoir un peu plus sur son projet et sa démarche littéraire.
Je souhaiterais revenir pour commencer cet entretien sur la genèse de votre roman. Votre éditeur précise sur la quatrième de couverture du livre que vous avez « passé une année dans un foyer d’hébergement pour adultes en situation de handicap ». J’aurais voulu en savoir plus sur les conditions concrètes de ce séjour. Et savoir également si cette expérience était antérieure à votre projet d’écriture ou si, au contraire, elle s’est inscrite directement dans la perspective du livre que vous vouliez écrire.
Pas vraiment… J’ai décidé de faire un service civique après une année de concours intense, d’autant plus intense que tout se passait avec un masque, et en distanciel. J’imagine que je devais manquer de contact humain. J’ai choisi le secteur du handicap pour plusieurs raisons, d’abord peut-être parce que je ne le connaissais pas, parce qu’il me faisait un peu peur, aussi, et parce que j’ai toujours eu l’impression de ne pas avoir en face des personnes concernées le comportement approprié, un peu embarrassée toujours. Et que faire de cette pitié tellement inadéquate…
En y réfléchissant, je pense aussi que ce choix a été motivé presque inconsciemment par une ancienne lecture, le récit autobiographique de Tim Guénard, Plus fort que la haine : il y raconte son expérience dans un foyer d’hébergement à Paris, et évoque le séisme intérieur qu’ont provoqué ces rencontres. Ce livre m’a bouleversée, certaines scènes m’émeuvent encore en y repensant. En revanche, je n’y suis pas allée avec un projet d’écriture : il est né là-bas. J’habitais en colocation avec six personnes handicapées, et d’autres colocataires en volontariat comme moi ; nous étions encadrés par des éducateurs qui nous sollicitaient parfois pour effectuer des tâches précises, quelques soins, etc., mais notre rôle à nous était de faire vivre le foyer, cuisiner ensemble, regarder un film, danser : nous n’étions pas du personnel aidant ou soignant, nous étions des colocataires. Cette posture-là, au plus proche des uns et des autres, nous permettait d’identifier quels étaient les centres d’intérêts de chacun, de quoi ils avaient envie en rentrant le soir, et ce qu’ils voulaient nous raconter à propos de leur journée. Et très vite, on s’est aperçu que, pour la plupart, ce dont ils aimaient parler, c’étaient leurs amis mais surtout leurs amours : et l’envie d’écrire est venue de ce qu’ils ne rencontraient pas vraiment de réponse concrète, ni d’encouragement, alors même que l’autonomie et l’émancipation étaient les maîtres-mots.
Le principe de l’immersion dans un univers spécifique, de l’enquête sur le terrain ou de la collecte de témoignages est devenu courant dans la littérature d’aujourd’hui, avec l’idée qu’il est nécessaire « d’aller y voir ». Dans nombre de ces textes, la démarche de l’auteur est restituée de manière explicite et les paroles des protagonistes parfois même retranscrites en tant que telles. Votre parti est très différent : c’est celui de la fiction, même si tout, dans votre récit, manifeste un souci extrêmement rigoureux d’information. Pourquoi un tel choix ?
Je suis admirative de celles et ceux qui parviennent à se discipliner, à se restreindre à ces protocoles d’écriture, et j’aime énormément la littérature de terrain, sur laquelle je travaille en partie pour mon doctorat. Mais je crois que j’avais besoin de pouvoir aller au-delà de ce que je connaissais, de me décentrer, je voulais laisser la liberté à mes personnages d’être qui ils voulaient sans les enfermer dans des personnes réelles qu’en plus, je n’avais connues que pendant un an. Et puis ce livre part de la question « est-ce possible qu’un couple handicapé se construise et se pérennise, grâce à qui et grâce à quoi, et quels en seront les obstacles ? » Il ne s’agit pas d’un compte-rendu d’expérience, si extraordinaire fut-elle : celle-ci ne devait me servir que de matière première à partir de laquelle pour répondre à cette question il fallait que je tricote, que je fasse une place notamment aux familles, que je raconte la complexité de cette parentalité, que j’imagine des enfances et des parcours.
Le sujet que vous avez choisi pour ce qui est votre premier roman est tout à la fois ambitieux et périlleux. Comment fait-on, concrètement, dans un univers largement saturé de discours tant professionnels que médiatiques, pour faire exister un espace proprement littéraire ? Comment fait-on refluer les discours tout faits, même les mieux intentionnés, qui trop souvent empêchent de voir ou, pire, autorisent à ne pas voir.
On incarne. C’est peut-être surtout ça, je crois, que la fiction apporte : un espace d’incarnation, qui confronte ces discours-là et permet de montrer qu’ils ne sont pas tous, ou pas toujours, ou pas partout, adaptés à la réalité. J’ai vraiment la conviction que c’est la responsabilité de l’espace littéraire : garantir un lieu où rien ne rentre tout à fait dans les cases, où tout est question de circonstances, comme pour rappeler, sans disqualifier évidemment toute parole qui prend de la hauteur et du recul, la nécessité d’un regard souple et nuancé.
La question du regard, justement, est absolument fondamentale quand il est question du handicap. Comment avez-vous affronté cette question narrativement parlant ? Comment fait-t-on pour éviter que son propre récit puisse risquer de figer les personnages dans le regard qui est porté sur eux ?
J’ai fait d’abord le choix de ne pas préciser la nature de leur handicap : cela évite de calquer des visages, des références. Et puis, j’ai essayé d’éviter ça aussi en proposant des regards qui évoluent : le personnage de Carlo, à cet égard, a une importance capitale. Il est plus averti que le lecteur puisqu’il possède un bagage scolaire, professionnalisant qui oriente aussi le propos, mais il est encore à l’aube de sa pratique du métier, et il change. Le voir heurté, lui aussi, par cette histoire d’amour, cela a pour but de rassurer le lecteur : lui non plus n’y avait pas songé. C’est son regard qui évolue, qui s’interroge, entraînant avec lui celui de Valentine et, plus laborieusement, celui des parents, qui doit être le relais de celui du lecteur. Les idées reçues, les images toutes faites, chacun en aura toujours : il faut se laisser pénétrer par les questions posées qui justement défigent et permettent que se créent des failles et des fragilités. C’est par là que le lecteur sera un peu « dérangé », et pourra se déplacer.
La réussite de votre entreprise tient largement, me semble-t-il, à la position énonciative que vous arrivez à construire dans votre roman. Vous la définiriez comment ?
C’est une question qui m’a beaucoup travaillée : comment gérer les voix ? Comment faire circuler la parole sans faire apparaître celle d’Hector et Luz comme nécessairement étrangère, singulière par rapport aux autres ? Comment les faire entendre de la même manière ? J’ai trouvé donc une sorte de discours direct libre, où les voix interviennent sans dramatisation, comme insérées dans le corps du texte. Cela me permettait de mettre toutes les voix à égalité, sans lourdeur, et d’éviter tout effet de caricature ; c’était aussi une manière pour moi de pouvoir accueillir tous les points de vue sans prendre le parti de l’un ou de l’autre. J’espère qu’on comprendra que mes personnages ne sont jamais jugés, que j’éprouve pour eux une grande tendresse malgré leurs maladresses, qui témoignent pour moi simplement d’une recherche si louable de bien faire.
Une dernière question concernant votre écriture. Elle est rapide, nerveuse, sans concessions, volontiers assertive et parfois tranchante. Elle arrive par là à trouver un équilibre entre empathie et distance critique. Comment fait-on cela ? C’est un ton que l’on trouve d’emblée ou cela suppose-t-il beaucoup de travail de correction, d’élagage et de réécriture ?
Je pense que cet équilibre entre empathie et distance critique tient à la posture de départ que j’entretiens avec le sujet du livre, en rapport avec cette expérience vécue : suffisamment proche pour avoir été véritablement et profondément touché par cette question, et en même temps ayant suffisamment pris de temps et de recul depuis pour me rendre compte de certaines défaillances dans la prise en charge. Cela tient peut-être aussi au travail de documentation que j’ai effectué au cours de l’écriture. Une fois le ton trouvé, en revanche, le travail est encore long : il faut que l’équilibre soit maintenu sans cesse, éviter les lourdeurs, aller à l’essentiel sans sacrifier l’imagé et le poétique, car c’est cela qui donne du sens : c’est une ligne de crête qui a en effet nécessité relectures, élagages, rajouts aussi, travail de fourmi bien souvent qui se fait collectivement, avec mon éditrice et son équipe, que je remercie encore ici.

Gabrielle de Tournemire, Des enfants uniques, Flammarion, août 2025, 224 pages, 19 euros