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Gaza à hauteur d’homme, Gaza à hauteur d’art

  • Photo du rédacteur: Christiane Chaulet Achour
    Christiane Chaulet Achour
  • 28 avr.
  • 17 min de lecture


« Nous sommes également les Peaux-Rouges des colons juifs en Palestine. A leurs yeux notre seul et unique rôle consistait à disparaître. En cela il est certain que l’histoire de l’établissement d’Israël est une reprise du processus qui a donné naissance aux États-Unis d’Amérique.

Il y a probablement là un des éléments essentiels pour comprendre leur solidarité réciproque. Il y a là également les éléments qui font que nous n’avions pas durant la période du Mandat à faire à une colonisation habituelle « classique », la cohabitation des colons et des colonisés ».


Elias Sanbar, 1982, Dialogue avec Gilles Deleuze




Les bombardements sur Gaza n’en finissent pas, nous laissant impuissants et en colère. A défaut d’actions, nos mains et nos yeux inutiles peuvent s’enrichir de mots, de textes, de créations qui aident à comprendre, à connaître au plus près un vécu du présent et à en condamner le « gazacide », à rêver d’un avenir aux instants d’optimisme. Avant de présenter des ouvrages récemment édités, de Rami Abou Jamous et de Mahmoud Darwich, je voudrais semer quelques petits cailloux blancs, ceux qui m’ont marquée, interpellée dans la profusion des textes que nous avons eu à lire pour ne pas oublier l’existence de la Palestine, peuplée d’humanité. Je ne recherche ni exhaustivité ni pertinence mais partage de textes qui m’ont alertée ou convaincue.



►Je ne peux oublier le texte de Mona Chollet, traduit depuis en plusieurs langues, dit en finale de La Grande Librairie, le 9 octobre 2024 et dont je garde la justesse en moi :


« Peut-on aimer un pays

Qui n’est même pas un pays ?


Un pays

Dont on n’a jamais foulé le sol

Un pays avec lequel on n’a, 

Pour tout lien physique,

Qu’une lampée d’huile d’olive

Parsemée de zaatar

Qui caresse le gosier

Qui enchante les papilles de sa verdeur


Un pays

Dont on regarde de vieilles photographies,

Le cœur battant,

En y cherchant le visage de ses ancêtres

Au détour d’une ruelle de Jérusalem


Peut-on aimer un pays

Que tant de gens autour de soi

Se réjouissent de voir brûler

Un pays défiguré, englouti par la corrosion d’un seul mot :

« Terroriste »


Un pays d’enfants radieux

Transformés en pantins mutilés

En cadavres poussiéreux


Un pays dont le nom, à lui seul,

Constitue une offense

Dont le drapeau peut vous mener au commissariat

Dont les habitants

Pèsent moins qu’une plume

Sur la balance des vies humaines


Peut-on aimer un pays

Dont même vos amis

Semblent ignorer la part de douceur


Un pays qui vous rend suspecte

Qui vous isole dans le tremblement de votre effroi

Dans le chagrin qui vous réveille la nuit

Dans l’infinie litanie

De souffrances trop vertigineuses

Pour que l’esprit les saisisse


Peut-on aimer un pays entêté

Qu’il serait si facile de renier

Mais qui vous interdit de l’oublier

Un pays qui vous appelle, qui vous oblige

Un pays qui vous demande

De mettre à l’abri ses trésors

Quand vient l’heure inexorable de la destruction »


De Mona Chollet, on avait pu lire dès la déflagration d’octobre 2023, deux textes de son blog « La Méridienne », le 11 octobre 2023, « Sortir de l’enfer. Quelques mots sur la guerre au Proche-Orient », puis le 27 octobre, juste après, « Le conflit qui rend fou. Devant la catastrophe en Israêl-Palestine ». Il est toujours temps de les (re)-lire.


►Le 11 avril 2024, dans sa collection « Tracts », Gallimard publiait un texte d’Elias Sanbar, « Pour divorcer, il eût fallu avoir été déjà mariés, quand ce conflit était né dans l’impossibilité même d’une union ». Troublant écho d’un constat de Mouloud Feraoun, dans son Journal en 1955 : « La vérité, c’est qu’il n’y a jamais eu mariage. Non. Les Français sont restés à l’écart. Dédaigneusement à l’écart. Les Français sont restés étrangers. Ils croyaient que l’Algérie c’était eux. Maintenant que nous nous estimons assez forts ou que nous les croyons un peu faibles, nous leur disons : non messieurs, l’Algérie, c’est nous. Vous êtes étrangers sur notre terre ».




La citation d’Elias Sanbar qui ouvre la 4ème de couverture, met le doigt sur ce que cet intellectuel majeur explique avec obstination et patience depuis des années, depuis 1948, Israël né « sur un socle d’injustice : la négation du droit des Palestiniens à résider sur leur terre ». 

Cette courte synthèse est récente mais, d’Elias Sanbar, il y a tant d’autres textes à lire. La citation que j’ai choisie en exergue à cet article est extraite d’un dialogue avec Gilles Deleuze, publié dans Libération, les 8 et 9 mai 1982 et réédité en 2003. Le parallèle avec les Indiens d’Amérique privilégie l’ancienne nomination… une encyclopédie précise : « À l'instar de sa traduction anglaise « redskin », ce terme obsolète issu des classifications raciales en usage au XVIIIe siècle est aujourd'hui décrit comme offensif, dépréciatif, insultant et raciste ». On comprend bien l’intention de son utilisation par Elias Sanbar. On lira avec profit les pages 145 à 154 de son essai de 2004,  Figures du Palestinien - Identité des origines, identité de devenir,  véritable somme d’anthropologie historique. Plus accessible à un lectorat moins averti, le dialogue avec Stéphane Hessel, en 2012, Le Rescapé et L’Exilé - Israël-Palestine, une exigence de justice. Par ailleurs Elias Sanbar est traducteur de la poésie de Mahmoud Darwich que nous évoquerons plus loin.


►La revue en ligne, The Funambulist, de 2024, consacre une grande partie de son numéro 58 au « retour » en Palestine des expulsés et des exilés, avec, en dialogue avec de nombreux articles, les textes et œuvres d’artistes de l’exposition collective à Genève à l’espace FORDE, organisée par Asma Barchiche et Mina Squalli-Houssaïni, « D’abord les fraises, puis les fleurs ». Le titre de l’expo. est une citation d’un poème de Mariam Tamari : « la dépossession peut être renversée. Au-delà de la menace constante de l’expropriation se profile la promesse d’un renouveau, de la terre aux fleurs ».

L’explication donnée de la couverture de ce numéro 58 (disponible aussi en version papier) dit aussi beaucoup de l’expulsion et de l’espoir.





 « LA COUV’ En 1948, lors de la Nakba, de nombreuses familles palestiniennes – à l’instar d’autres réfugié*es dans l’histoire, comme le rappelait Sinthujan Varatharajah dans notre cinquième numéro en 2016 – ont conservé les clés de leurs maisons après leur expulsion par des groupes paramilitaires sionistes. Près de huit décennies plus tard, ces clés, transmises d’une génération à l’autre, n’ouvrent plus rien. Les maisons qui restent dans ce qui est aujourd’hui Israël ont été méthodiquement détruites par l’État colonial. Pourtant, la clé est devenue le principal symbole du Retour des Palestinien*nes, elle est omniprésente dans l’imaginaire visuel des camps de réfugié*es en Cisjordanie, à Gaza, en Syrie, en Jordanie et au Liban. En 2024, l’artiste Taysir Batniji a réalisé une série de photographies de plus de deux cents clés appartenant à des membres de sa famille, de sa communauté et à d’autres résident*es et réfugié*es de Gaza. Cette série, intitulée Au cas où #2, est présentée dans ce numéro. La couverture, qui fait également partie de Au cas où #2, montre un trousseau de clés appartenant à la famille Al-Gharam, dont la maison – comme la plupart de celles que ces centaines de clés permettaient d’ouvrir – a probablement été détruite l’année dernière pendant le siège génocidaire de l’armée israélienne ».


►La Revue A, du dernier quadrimestre de 2024, consacre toute une partie de son numéro disponible ce mois de mars 2025, à « Paroles pour la Palestine » avec poèmes et textes ; dont ce court extrait du texte de l’écrivaine, Dominique Le Boucher : « Au milieu des chants des oliviers en pleurs » :





« Les enfants de Palestine tombent comme des pétales de fleurs et moi je réchauffe dans mes doigts gourds les coquelicots rougis par le givre. Je broie leur chair légère entre mes paumes de receleur d’épices de draps et de grains.

Le jardinier est parti cet été il a quitté le jardin des roses. Ici je sombre dans un somme d’ivrogne sourd à tout ce qui nous pousse dedans ses racines.

Les vergers de citronniers aussi ont un passeport en peau de lune retournée. On y taille de beaux petits linceuls de plumes sur mesure. Je les glisse avec les têtes de coquelicots coupées et dix gains de café deux grains de cardamome sept grains de blé dans une enveloppe nocturne scellée du sel de mes pleurs ».


►En mars 2024, dans Collateral, nous présentions les œuvres de Suzanne El Kenz dont La Maison du Néguev, récit d’un retour ponctuel en Palestine, édité en 2011. Elias Sanbar avait publié Le Bien des absents, en 2001 et Mourid Barghouti, J’ai vu Ramallah, en 2004. Tous ces récits font alterner le passé lointain, un passé plus proche et le présent du retour. C’est le cas aussi du beau film documentaire de Lina Soualem, Bye, Bye, Tibériade, sur la mémoire. Elle sollicite sa mère, Hiam Abbass, grande actrice palestinienne, partie à l’âge de 18 ans, pour accomplir ce retour de mémoire. Réticente tout d’abord, Hiam dit à Lina : « N’ouvre pas les douleurs du passé », elle accepte ce voyage douloureux. Ensemble, elles reconstituent son parcours et celui des femmes de la famille depuis l’arrière-grand-mère. Quittant sa famille, expulsée de Tibériade et vivant à Deir Hanna, Hiam Abbass rêvait de devenir actrice et ne pourra revenir que bien des années plus tard. C’est une fois encore le travail de mémoire et la question de la transmission qui sont posés avec doigté, délicatesse et tendresse.


►On peut aussi feuilleter le Dictionnaire amoureux de la Palestine, édité en 2010, primé douze années après, d’Elias Sanbar :




►On peut se plonger enfin dans, Ce que la Palestine apporte au monde, écho des quatre expositions à l’Institut du Monde Arabe à Paris, ces derniers mois de 2023, dans la collection « Araborama » (IMA/Le Seuil). Cet extrait de l’introduction de Christophe Ayad donne l’ambition du collectif : « À l’heure où la Palestine semble abandonnée de tous, à commencer par les États arabes, nous avons choisi d’y retourner, comme une évidence. Pour raconter son peuple dispersé par l’histoire et les frontières. Nous avons voulu arpenter son territoire, divisé entre Gaza et la Cisjordanie avec Jérusalem pour centre introuvable, annexé par la colonisation israélienne et grignoté par le Mur de séparation. Devenue le symbole de la colonisation dans un monde en train de se décoloniser dans la deuxième moitié du XXe siècle, la Palestine ne s’appartient pas. Elle est une cause, une source d’inspiration pour le monde entier. Le keffieh est le drapeau des révoltés. Palestinien n’est plus seulement une nationalité sans pays, c’est une condition et le refus de s’y plier, c’est une résistance obstinée de chaque instant et de chaque geste.

C’est du monde tel qu’il va mal dont la Palestine nous parle. La Palestine vit déjà à l’heure d’un monde aliéné, surveillé, encagé, ensauvagé, néolibéralisé. Les Palestiniens savent ce que c’est d’être un exilé sur sa propre terre. Apprenons d’eux ! »

Terre plurielle qui ne peut se résoudre au monolithisme sous peine de disparaître : « La Palestine est une caisse de résonnance du monde » (Elias Sanbar).





On pourrait nourrir encore la liste des références à lire… mais il faut bien se limiter. Car ce sont des livres qui viennent d’être édités que je voudrais évoquer pour finir. La tente est l’élément récurrent – et pour cause – qui revient dans les témoignages du journaliste palestinien, survivant à Gaza. Dans The Funambulist, un article de Mohamed Al-Zaqzoog, traduit de l’arabe, « Aucun moyen d’éviter la tente », insiste aussi sur ce moyen souvent dérisoire de s’abriter encore. 





Rami Abou Jamous, fondateur de GazaPress, un bureau de presse aidant les journalistes occidentaux avant qu’ils ne soient interdits de territoire, vivait avec sa famille dans un appartement de Gaza-ville qu’il  a dû quitter en octobre 2023, sous la menace de l’armée israélienne. Se déplacant jusqu’à Rafah au Sud de Gaza, il a dû déménager sa famille à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, toujours sous la menace des bombardements. Orient XXI lui a dédié un espace, depuis le 28 février 2024, pour publier ses reportages et photos, espace facilement accessible pour qui veut connaître la réalité de la survie des Gazaouis. (https://orientxxi.info/dossiers-et-series/d-une-prison-a-ciel-ouvert-a-une-cage-a-ciel-ouvert,8167)

Le 14 octobre 2024, Rami Abou Jamous a reçu, pour ce journal de bord, le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Son Journal de bord de Gaza a été édité par Orient XXI et Libertalia en novembre 2024 et la dernière mise en ligne de ce journaliste est datée  d’avril 2025. On a entendu plus d’une fois, le refus de beaucoup d’appeler génocide ce qui se passe à Gaza ; dès septembre 2024, Rami avait avancé le  mot de « Gazacide » pour nommer cette mort brutale ou lente qui est imposée aux habitants pour les éliminer. 

Fin août 2024, il terminait sa chronique ainsi : « C’est l’humiliation totale, c’est vraiment la  mort. Mais au lieu de mourir d’un seul coup, fauchés par une bombe ou quoi que ce soit d’autre, on est en train de mourir de fatigue. On est en train de mourir de peur. On est en train de mourir parce que nos cœurs sont brisés. Tout le monde est fatigué. Il faut que tout cela s’arrête. Tout se passe sous les yeux du monde, et personne ne réagit vraiment. Les Israéliens jouissent d’une impunité totale. C’est vraiment un pays hors-la-loi. Personne ne peut dire un mot à l’enfant gâté de l‘Occident ».

Ce « journal » ne se résume pas et ne se tronçonne pas : il faut le lire, envoi après envoi pour saisir un peu de ce qu’est le vécu quotidien des Gazaouis. Outre les analyses des faits et débats autour de cette guerre, le journaliste manifeste sans cesse le souci des enfants, de leur vie, de leur mort et de ce qu’ils deviendront, pour les survivants, après avoir vécu cette catastrophe. On peut en donner un exemple parmi d’autres, le 20 mars 2024 : « Il y aura beaucoup à faire pour ces enfants de Gaza qui sont peut-être un million, et que leurs parents n’arrivent pas à protéger. Je me sens impuissant. La protection, ce n’est pas juste un abri, une maison en dur au lieu d’une tente. C’est de dire aux enfants n’ayez pas peur, je suis avec vous. Ils savent que même si je suis à côté d’eux, ça n’est pas une garantie de ne pas mourir ni de ne pas souffrir, ni de ne pas être blessé. Ça peut marcher pour Walid, mais pas pour les autres. Ils savent que la présence physique d’un parent ne les protège pas ».

On remarque aussi que ce qui revient tout le temps est une revendication de dignité et son envers, le refus de tout ce qui humilie, le refus de l’humiliation. Au-delà de l’édition du Journal en novembre 2024, l’espace continue a être documenté par Rami Abou Jamous et il fait deux mises au point sur l’humour inapproprié et sur l’existence réelle de la profession de journaliste à Gaza que l’on dénie au journaliste palestinien s’il ne commence pas d’abord par une déclaration contre le Hamas. Prenons l’exemple de l’humour dans l’envoi du 20 mars 2025 :

« Et c’est à ce moment-là que je découvre cette caricature publiée dans Libération de la dessinatrice Coco, qui montre des gens en train de courir derrière des rats pendant le ramadan, pour manger. Je vais considérer qu’elle veut dénoncer la famine à Gaza. Mais je peux te dire Coco, ce n’est pas du tout professionnel ce que tu as fait. Ton dessin, il nous dépeint comme des sauvages qui mangent des rats et qui attendent l’iftar [le repas pour la rupture du jeûne] pour le faire. Mais même si je considère que c’est de l’humour noir, tu ne t’es pas dit qu’il fallait parler de tous les facteurs ? Dans ton dessin, tu n’as pas mis ceux qui sont derrière tout ça, qui empêchent de faire rentrer les sacs de farine et qui sont en train de tuer 2,3 millions de personnes. Si tu ne sais pas ce qui se passe à Gaza, c’est un vrai problème. Si tu le sais, c’est encore pire. On n’est pas des sauvages. On est des êtres humains, et nous sommes en train de subir des massacres et des bombardements. On a tout perdu. On a perdu nos enfants, nos parents, nos commerces, notre travail ; on a tout perdu mais on a toujours gardé notre dignité. Et ton dessin touche à notre dignité, il nous humilie.

À Libération, ils savent très bien ce qui se passe à Gaza. C’est honteux de publier ça. Je ne comprends pas pourquoi il faut toujours nous humilier. Nous humilier quand on nous bombarde. Nous humilier quand on quitte nos maisons pour être déplacés au sud ou ailleurs. Nous humilier quand ils nous donnent à manger par parachutage.

Ne touchez pas à notre dignité. Personne ne peut nous faire perdre notre dignité. »


Ce  Journal de bord de Gaza, édité donc en novembre 2024,  donne 53 chroniques du journaliste, du 21 février 2024 au 29 octobre 2024. Actuellement, sur l’espace qui lui est réservé et toujours ouvert, on peut lire 87 textes. La dernière mise en ligne est datée du 18 avril 2025. L’édition a été préparée par neuf collaborateurs d’Orient XXI et bénéficie de deux préfaces.

La première, de Leïla Shahid, rappelle la phrase de Rami chaque fois qu’il commence un de ses envois depuis le 8 octobre 2023 : « Salut les amis, toujours vivants » ! C’est la vie quotidienne des Gazaouis qu’il veut faire connaître aux Français qui l’écoutent : « une chronique qui restitue aux Palestiniens leur identité, leur humanité, leurs souffrances et leurs cauchemars, mais aussi leurs rêves et leur attachement à la vie ». Pour la préfacière, Rami Abou Jamous a inventé « une nouvelle forme de journalisme de guerre » et elle conclut : « C’est de là que viendra un jour la construction de la paix sur le droit et la coexistence ».

La seconde, de Pierre Prier (ancien correspondant Israël-Palestine) atteste de l’amitié qui le lie à Rami et de son professionnalisme : « il est important d’insister sur ce point au moment où les plumitifs ignorants prétendent que cette profession ne saurait exister à Gaza », à cause de la censure du Hamas. Rami a été son « fixeur » lors d’un reportage dans la bande de Gaza en 2012. Pierre Prier donne des repères biographiques et historiques essentiels pour suivre la trajectoire de ce journaliste. Orient XXI a choisi en lui un professionnel courageux, rigoureux, ne reculant pas devant les analyses politiques, rendant compte des conditions de (sur) vie des Gazaouis, en y insérant l’histoire de sa propre famille.

Comme je l’ai dit précédemment, ces chroniques ne se résument pas : il faut les lire et les suivre, en espérant que Rami pourra encore et encore nous interpeller : « Salut les amis, toujours vivants » !


Un second livre vient de paraître en avril 2025 : Rami Abou Jamous (en collaboration avec Lilya Melkonian), Gaza, vie - L’histoire d’un père et de son fils. Le sous-titre choisi dit bien le resserrement autour des relations de Rami et de son fils, présentées évidemment précédemment mais dans ce second ouvrage, plus exclusivement. Un choix est fait dans les chroniques mises en ligne par le journaliste, enrichies de données recueillies auprès de lui. L’ouvrage lui-même prend la suite du précédent puisque la première phrase est la reprise de la date terminale du Journal de bord : « Nous sommes mi-octobre 2024, cela fait maintenant plus d’un an que la guerre a commencé, un an que le quotidien de Walid a été chamboulé » ; Une date initiale et un « personnage » privilégié, Walid, son petit garçon.


Les chroniques elles-mêmes sont intégrées à un récit linéaire qui ne mentionne les dates que lorsque c’est nécessaire. La matière de départ est fondue dans une « histoire », un récit. Après l’entrée en matière qui situe le temps du présent – 14 mois à Gaza 2023-2024 –, un flashback nous transporte en février 1999 quand Rami avait obtenu une bourse et arrivait en France pour des études supérieures. Elles furent interrompues deux ans plus tard quand la mort de son père a obligé le jeune homme à rentrer en Palestine. Le récit lui-même se termine sur le rêve de Rami de faire visiter la France à sa famille quand la guerre sera finie. Ce choix plus intimiste a-t-il pour but de toucher un plus large public que celui de l’espace réservé sur le site Orient XXI ou dans son Journal de bord ? 


En tout cas, les deux sont à lire, le premier emportant plus l’intérêt par toutes les chroniques qui abordent aussi les questions plus socio-politiques et par l’authenticité de l’exhaustivité. C’est dans les dernières chroniques qu’on apprend qu’un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui à Gaza-ville avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi, né le 14 février 2025, après une grossesse décidée à deux et comme acte de résistance, décision développée dans Gaza, Vie : « Nous décidons donc de montrer aux Israéliens que même s’il veulent nous humilier, tuer nos enfants, nos personnes âgées, même s’ils ne nous considèrent que comme des chiffres, des personnages virtuels qu’ils peuvent bombarder à distance derrière un écran, nous sommes des êtres humains. Il y a de la vie et de l’amour sous une tente, nous y défions l’occupation ».


Les différentes références que nous venons de citer ainsi que tous les noms qui apparaissent dans les ouvrages lus, montrent une part de la richesse de la littérature palestinienne. Néanmoins, si un nom s’impose comme la voix la plus forte de sa poésie, c’est bien celui de Mahmoud Darwich (1941-2008). Dans sa collection Babel, Actes Sud édite, en 2025, une nouvelle anthologie de poèmes, traduits par Elias Sanbar, Et la terre se transmet comme la langue et autres poèmes. Une très belle couverture en est le frontispice, d’un hommage d’Ernest Pignon-Ernest.

 






Les créations d’Ernest Pignon-Ernest ont été exposées dans le cadre d’URBX – Festival des Cultures Urbaines, en juin 2024, avec en exergue ce mot du poète : « Alors, inscris en tête de première page / Moi je ne hais pas mes semblables / et je n’agresse personne ». L’artiste confie : « De Ramallah à Gaza, j’ai conçu un parcours Mahmoud Darwich, avec une image accompagnée de ses textes calligraphiés, apposés dans des lieux symboliques. Tous les Palestiniens, quel que soit leur âge, connaissent sa poésie, se reconnaissent en elle, aussi les moments de collage furent-ils exceptionnels de chaleur, les gens lisant les poèmes à haute voix, applaudissant l’apparition du poète lorsque je déroulais la sérigraphie. Jamais mes images n’ont, comme là-bas, dit à la fois la force d’une présence et d’une absence ». 


L’éditeur dans une note d’ouverture présente la composition de l’anthologie, « sept poèmes qui ont en commun leur souffle épique », certains datant de deux ou trois ans avant le décès du poète et quatre autres plus anciens. A cet ensemble sont ajoutés « deux courts poèmes d’une tout autre veine mais en résonance avec la douloureuse actualité palestinienne ». Nous citerons la dernière strophe de « Muhammad », « écrit en 2000, « en hommage à un enfant de Gaza tué dans le giron de son  père ». Pour nous, il est aussi un hommage aux efforts incessants déployés par Rami, le journaliste présenté précédemment, pour soustraire son fils, Walid, à la mort et au traumatisme de la peur :


« Muhammad

ange pauvre,

à la portée du fusil de son chasseur de sang-froid.

Une heure que la caméra capte

chacun des mouvements du garçon

qui se fond dans son ombre :

Son visage, telle l’aube, est net.

Son cœur, telle une pomme, est net.

Ses dix doigts, telles des bougies, sont nets

Et la rosée, sur son pantalon…

Son chasseur aurait pu y penser à deux fois,

se dire :

Je l’épargnerai

en attendant qu’il sache épeler correctement

sa Palestine,

je l’épargnerai maintenant, en gage de ma conscience,

et l’abattrai plus tard, lorsqu’il se révoltera »


Dans les entretiens réunis sous le titre La Palestine comme métaphore (réalisés en 1995 et 1996 avec des écrivains palestiniens, un poète et un critique littéraire syriens, un poète libanais et une poétesse israélienne), Mahmoud Darwich développait le sens de « lyrisme épique » nommé ainsi par Ritsos pour sa poésie et qui peut éclairer les sept poèmes de l’anthologie. Il montre que les thèmes traditionnels de la poésie « ont cédé la place à la tragédie collective qui ne peut se développer qu’à partir d’un ensemble complexe de tragédies individuelles, tantôt du choc entre le destin individuel et le destin collectif et tantôt de leur fusion. C’est en ce sens que les textes où se reflètent un penchant pour le lyrisme-épique tournent autour de thèmes cosmiques tels que la perception tragique de l’histoire et l’expression d’une conscience collective face aux états de perte et de deuil ».

 

Ces vers tout au long de ces poèmes à lire…


« L’Histoire ne dit-elle que les récits des rois  triomphants ?

[…]

Et je dois trouver ici le ciel pour devenir oiseau.

[…]

Et de toutes mes pierres, je rassemblerai ma force et ma légende

[…]

Le chant s’éleva

Sur la distance et l’absence.

Avec quelles armes brise-t-on le plein vol de l’âme ?

Dans chacun de leurs exils des pays qu’aucun mal n’a atteint.

[…]

Caïn, le premier meurtrier savait-il que le sommeil de son frère était trépas ?

Qu’il ignorait encore les noms et la langue ?

[…]

Notre histoire est notre histoire.

Au palmier du Bédouin de se déployer jusqu’à l’Atlantique

Sur le chemin de Damas pour guérir de notre soif fatale d’un nuage.

Notre histoire est la leur.

Leur histoire serait la nôtre

N’était la divergence sur les dates de la résurrection.

[…]

Voici que nous sommes nous-mêmes, qui donc nous changera ?

Nous rentrons et ne rentrons pas

et nous marchons en nous-mêmes.

[…]

Il faudra une mémoire pour que nous oubliions et pardonnions quand adviendra la paix entre  nous

et entre la gazelle et le loup.

Il faudra une mémoire pour qu’à la fin

nous choisissions Sophocle qui brisera le cercle

et il faudra une jument

sur les places de cet hennissement…

[…]

Paix sur la terre de Canaan,

terre de la gazelle

et du pourpre ».



« Une colère d’espoir »…


En conclusion de La Grande Librairie du 23 avril 2025, la parole était donnée à Colum McCann qui, à propos de l’état du monde, a eu une expression qui traduit ce que j’éprouve après ce voyage en Palestine : conserver « une colère d’espoir ». Cet écrivain a édité en 2020 un roman étonnant et passionnant sur Palestine-Israël, Apeirogon, mettant en scène deux hommes, un Palestinien et un Israélien, devenant, contre toute attente, des combattants de la paix. Ce roman a reçu de nombreux prix. Rappelons sa présentation : «  L'Apeirogon est une figure géométrique abstraite au nombre infini de côtés, que l'auteur irlandais utilise comme métaphore afin de mettre le doigt sur les multiples facettes du conflit israélo-palestinien. S'inspirant d'une amitié réelle entre un père palestinien et un père israélien qui ont tous deux perdu leur fille à dix ans d'intervalle, Colum McCann partage leurs espoirs de paix tout en restituant toute la complexité de cette cohabitation impossible, constamment nourrie par la haine et la violence ».





Rami Abou Jamous, Journal de bord de Gaza, préfaces Leïla Shahid et Pierre Prier, Orient XXI et Libertalia, novembre 2024,  272 p., 18 €


Rami Abou Jamous (avec la collaboration de Lilya Melonian), Gaza, Vie- L’histoire d’un père et de son fils, Stock, avril 2025, 204 p., 19,50 €


Mahmoud Darwich, Et la terre se transmet comme la langue et autres poèmes traduits de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar, Actes Sud, Babel, 2025, 137 p., 7,40€

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