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Ivan Butel : “Pour mon personnage, le bulletin de vote a remplacé le fusil-mitrailleur. Mais peut-être que les idéaux sont demeurés à l’identique” (De silence et d’or)

Photo du rédacteur: Johan FaerberJohan Faerber


Ivan Butel (c) Mirela Andric/Globe
Ivan Butel (c) Mirela Andric/Globe


Un page turner qui ne se lâche pas : tels sont les mots qui s’imposent après la lecture de ce singulier et inattendu premier roman, De silence et d’or d’Ivan Butel qui vient de paraître chez Globe. Butel, réalisateur de films documentaires, se lance ici dans une enquête autour de Cha, nageur espagnol distingué aux Jeux Paralympiques de Sydney en 2000 et dont la presse d’alors révèle qu’il fut un activiste d’extrême gauche, condamné à une lourde peine de prison. Ce destin hors norme fournit l’occasion d’un récit qui vient sonder les années de Transition en Espagne après la mort de Franco, la lutte armée impossible et les idéaux démocratiques qui s’y affrontent. Un récit remarquable dont Collateral, en cette rentrée d’hiver, ne pouvait manquer d’interroger l’auteur le temps d’un entretien. 




Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre impressionnant premier roman, De silence et d’or qui vient de paraître chez Globe et qui se lit tel un page turner. Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire sur Cha, ce nageur espagnol distingué notamment aux Jeux paralympiques de Sydney de 2000 puis d’Athènes en 2004 dont vous avez découvert le singulier destin à travers un article à son sujet en Une d’El Pais, “le plus grand quotidien d’Espagne : ‘De la prison au podium’”, qui révèle qu’avant d’être un champion “il est un ancien activiste d’extrême gauche, condamné à une longue peine de prison” ? Qu’est-ce qui vous a conduit à en produire un roman et non pas un documentaire, vous qui êtes scénariste et réalisateur documentaire notamment ? Pourquoi avoir préféré écrire plutôt que produire un documentaire sur le parcours de Cha caractérisé par “La prison. Le passé. La lutte” alors qu’il vous apprend notamment qu’une fiction va être tournée sur lui ?  


En réalité, contrairement à ce qui est dit dans le livre, ce n’est pas exactement dans « El Pais » que j’ai découvert cette histoire. Car à l’époque, je ne parlais pas un mot d’espagnol et je ne lisais donc pas ce journal. C’est seulement après l’avoir rencontré que je commencerais à apprendre cette langue. Je l’ai d’ailleurs apprise spécifiquement pour Cha. Pour pouvoir communiquer avec lui. C’est même assez étrange d’apprendre une langue pour parler à une et une seule personne. 

J’ai découvert son histoire par un entrefilet dans le quotidien « L’Equipe ». Et ce n’est pas anodin que les choses soient nées ainsi : par le sport. Car il y a, dans son histoire, cette question qui demeure : doit-on la raconter en regardant le sportif ou bien en regardant l’ancien activiste ? J’ai découvert cette histoire quand il est revenu des Jeux de Sydney, fin 2000. Et c’était pile le moment où je commençais à faire des films documentaires, où j’avais enfin trouvé ma manière de regarder le monde. Cette histoire est tombée à pic, en quelque sorte. Elle correspondait à mes aspirations du moment : partir quelque part, passer du temps sur place, trouver une histoire, essayer de la comprendre… 

Au début, c’était plutôt un projet de film documentaire. Aujourd’hui, ce récit en garde quelques traces. Il y a ainsi la description d’une archive très émouvante tournée par les activistes en prison. A d’autres moments, certains chapitres sont la description d’images que j’ai tournées sur place. Ce récit est donc, d’une certaine façon, en partie construit sur l’absence d’un film, sur un film-fantôme dont il reste des allusions…

Pourquoi un récit plutôt qu’un film ? Peut-être car beaucoup de choses tournent ici autour du silence de Cha. Et que cela se prête mieux à un texte. Car la caméra peut être violente, intrusive. Et que le silence face à une caméra n’est pas le même que celui esquissé par les mots d’un texte… 

 



Pour en venir au coeur de De silence et d’or, le personnage de Cha fournit une matière romanesque inouïe puisque l’homme originaire de Vigo connaît une vie dédoublée, caractérisée par deux fils narratifs que vous tirez tout au long de votre passionnant récit : un premier fil raconte comment, dans les années 1970 puis 1980, “Cha a été plongé au coeur de la lutte armée. Puis il en est sorti. Qu’a-t-il vu et fait ? En quoi a-t-il cru ? A quoi a-t-il renoncé ensuite ?”, dites-vous, soulignant combien son passé est obscur. S’ajoute un second fil narratif, celui du lumineux champion paralympique de natation qui, tous les jours à la piscine, sous les yeux de son entraîneur, enchaîne les longueurs de crawl. Si votre récit distingue tout d’abord ces deux fils, peu à peu ils finissent par tresser la même existence : la lutte armée a été remplacé par la défense des droits des handicapés : “Un combat en a chassé un autre.”  

Ma question sera double : est-ce que finalement le coeur de votre récit c’est de montrer que de la lutte armée aux Jeux Cha ne répond que de son affirmation : “Je crois, reprend Cha, que c’est possible d’être ensemble, de trouver des liens” ? Enfin, pourquoi écrivez-vous que le mot de Traversée paraît résumer le parcours de Cha ? 


Oui, chez lui, une façon de voir la politique en a remplacé une autre. Aujourd’hui, il s’inscrit dans le jeu démocratique (l’exemple le plus frappant en est sa participation à une campagne électorale…). Le bulletin de vote a remplacé le fusil-mitrailleur. Mais peut-être que les idéaux sont demeurés à l’identique : une croyance indéfectible en l’être humain, une soif de justice. Et je mesure tout à fait ce que cette assertion peut avoir de provocatrice quand on parle de quelqu’un qui a usé des armes. Il n’empêche qu’il y a une forme de bonté chez lui. 

Quant à ce qu’il dit sur l’importance de « créer des liens », c’est effectivement une des raisons d’être du texte. La réconciliation, l’apaisement.

A un moment, dans le récit, Cha effectue au sens propre une « traversée ». Il nage pendant une journée entière, en partant d’îles qui se trouvent au large de Vigo, pour regagner la rive. 

Et, selon moi, ce moment illustre son parcours de vie. Il a traversé des contrées lointaines, il est parti pour la clandestinité, il est revenu comme un « paria », en passant « par la case prison » (pour dire les choses rapidement et de façon caricaturale). Puis son statut social a encore évolué et il est aujourd’hui presque un exemple de réinsertion. Il montre que l’on peut changer dans la vie. Il a donc effectué un long voyage…Un voyage (la lutte armée) dont souvent, on ne revient pas…  Mais lui est revenu. Et, dans un ultime mouvement, il choisit… de ne pas raconter. Tout ceci m’a attiré.


 


Ce qui distingue De silence et d’or, c’est combien dans votre récit vous adressez explicitement les questions, de manière ouverte, qui ont pu vous conduire à vous intéresser à la figure de Cha. D’emblée vous affirmez ainsi que “Son destin est profondément lié à l’histoire de son pays, il cristallise la question de la violence politique.” Dans cette “lutte armée artisanale, presque familiale” que vous évoquez encore, se pose la question de la défense d’un idéal et d’un combat qui est attirant mais faut-il pour autant tout lui sacrifier ? En quoi Cha vous apparaissait-il comme une figure clef capable de poser la question de l’usage de la violence en politique contre la violence d’Etat incarnée par Franco puis par la Transition ? Est-ce pour dénoncer le régime de violence, qui perdure après Franco, faut-il soi-même user de la violence ? 


La question de la légitimité de l’usage des armes à l’époque est compliquée. Je peux juste dire que les temps ont changé et qu’il est pour nous, pour moi en tout cas, très difficile de se projeter en arrière, dans ce que furent les années 70-80. Ceux qui ont vécu un moment comme celui-là disent souvent : « vous ne pouvez pas comprendre, vous n’y étiez pas, vous ne l’avez pas vécu ». C’est un lieu commun, c’est un peu décevant pour nous qui arrivons après et avons envie de les entendre raconter… mais je crois qu’ils ont en partie raison. Nous sommes dans l’incapacité de mesurer ce qu’ils ont traversé.

A l’époque de la dictature, quand il y avait des tortures, des condamnations à mort et des exécutions, la question des moyens pour lutter se posait d’une certaine façon, qui était propre à l’époque. Ensuite, là où l’histoire de Cha devient compliquée, et donc intéressante, c’est que lui et son groupe prennent les armes à la fin de la dictature, quand la démocratie s’installe. C’est cet « anachronisme » qui pose problème. On aurait envie de leur dire : « pourquoi ne vous êtes-vous pas réjouis ? Franco était mort, vous alliez enfin être libres ! ». Mais, dans un geste insensé, eux ont à ce moment précis décidé de prendre les armes ! (En réalité, on sait que le dictateur était mort mais que tout n’était pas gagné pour autant, que la situation demeurait tendue et très violente, de tous côtés). Bref, le récit s’inscrit dans ce décor. C’est cette situation de départ (le dictateur est mort / ils prennent les armes) qui le rend tragique. 

 



Dans le prolongement de l’usage de la violence, ce qui frappe, c’est combien dans De silence et d’or les questions politiques finissent par s’articuler aux problèmes moraux. Ainsi d’emblée Cha est-il saisi par la question de la demande de pardon qui revient s’agissant de son passé d’activiste. Une double question s’ouvre dès lors : pourquoi écrivez-vous que “Par-delà le bien et le mal, voilà ce que j’ai reconnu dans la trajectoire de Cha” ? A cette question vient s’ajouter celle donc du pardon qui ne peut prendre son plein qu’à la condition de savoir si le passé est encore “brûlant” comme vous le dites encore ? 


La mention de Par-delà le bien et le mal est précieuse pour moi. Elle fait le lien entre le film que je réalisais à l’époque (un film sur les traces du philosophe Nietzsche devenu fou à Turin) et l’histoire de Cha. Je ne suis pas sûr de bien comprendre ce titre du livre de Nietzsche mais disons que cela m’intéresse. Que signifie se tenir par-delà le bien et le mal ? Je vais tenter une hypothèse. (Et en disant ceci, je l’invente au moment même où je vous réponds, je ne suis pas sûr de moi)… Disons que l’histoire de Cha serait l’histoire d’un mouvement, d’une oscillation entre bien et mal. Cha est en mouvement. Il est à la recherche d’une forme d’équilibre. Il se demande (ou bien : je me demande) comment se tenir face à la question du pouvoir, de la démocratie, de l’engagement, de la violence. 

Et je me dis aujourd’hui que, d’une certaine façon, il a fini par trouver une juste distance face à ses actes, dans la façon d’en rendre compte, de concilier son passé et son présent. Cette juste distance s’incarne ici dans le repentir. Au sens pictural du terme. Le passé de Cha se voit par transparence. Ce passé est tellement « impressionnant » qu’il affleure. C’est une des scènes clefs du récit selon moi : quand le narrateur comprend que Cha vit avec les morts, que la boîte où il conserve ses photos-souvenirs, est comme une urne funéraire.

 

 


Ce qui apparaît également remarquable dans De silence et d’or est la manière dont vous-même vous vous situez dans le recueil de l’histoire de Cha, la manière dont vous le cotôyer et la façon dont vous devenez proches l’un de l’autre. Comment enquêter sur Cha ? Telle est la question qui revient : à quelle distance se placer pour bien observer, vous qui indiquez vous tenir “en retrait” ? Comment sonder le passé de Cha sans être intrusif ou trop intime ? Vous dites notamment à propos du cinéma ethnographique : “Il s’agissait d’apprendre à s’insérer dans un groupe avec du matériel de prise de vue, et non pas, contrairement à ce que l’on pouvait penser, de s’effacer, d’être le plus silencieux possible pour se fondre dans le décor.” Vous concluez par une question qui paraît synthétiser le rapport constant que vous avez eu avec Cha : “Que devait apporter en contrepartie pour se faire accepter ?” Est-ce que l’ensemble de ces interrogations ont présidé au rapport que vous aviez avec Cha ? 


Oui, exactement. Cette allusion à des cours de cinéma ethno que j’avais suivis au tout début, au moment de commencer à faire des films, me touche. C’est le fil conducteur de ma relation avec Cha. Qu’est-ce que signifie « prendre l’image de quelqu’un » ? Quelle légitimité ai-je à raconter la vie de Cha, qui est une personne vivante, belle et bien vivante ? Quels comptes dois-je lui rendre ? Que puis-je lui offrir qui soit à la hauteur de ce qu’il m’a accordé ? 

J’ai eu le sentiment d’être le dépositaire de son histoire, le sentiment qu’il me confiait un trésor… Mais que devais-je en faire ? J’ai longtemps cru que ce qu’il me confiait était du registre du secret, et que je n’étais pas « autorisé » à le transmettre. J’ai compris aujourd’hui qu’il m’avait confié ceci pour que je le partage, au contraire. Il a fait de moi le passeur de son histoire. 

 

 


Une question majeure qui traverse De silence et d’or est la manière dont un récit peut faire oeuvre de mémoire. Lorsque vous retracez le parcours de Cha, vous vous attachez également à explorer pour mieux le saisir ce moment mal connu de la “Transition” entre le pouvoir franquiste et la démocratie, un moment violent, de vives tensions et de continuité répressive. S'agissait-il en écrivant ce livre de répondre pour vous aux questions suivantes que vous posez : “Que se passera-t-il quand ils ne seront plus là ? Qui racontera cette histoire ? Qui décrira les sons et les couleurs de ces années-là ? Qui entretiendra la mémoire des événements ?” 


Oui. Je dois avouer que j’ai mis longtemps à accepter que le contexte dans lequel se déroule ce récit soit si présent. J’avais du mal à « installer » le décor (ces années de Transition). J’allais trop vite. Je me précipitais sur l’histoire de Cha, avec toutes ses étapes spectaculaires. Tout ceci un peu au détriment du contexte. Je dois ici remercier mon éditrice Valentine Gay qui n’a eu de cesse de me dire : « Prends ton temps. Raconte cette histoire comme à quelqu’un qui ne connaîtrait rien de ces années-là en Espagne. Fais comme si tu la racontais à un enfant. Trouve les mots pour évoquer la souffrance sous la dictature, la difficulté pour les gens à parler des disparus de la Guerre Civile… » Je suis persuadé qu’elle avait raison.

 

 


Un des aspects les plus émouvants de De silence et d’or est la manière dont votre roman rend hommage à la figure de votre père, Michel Butel. Présent dès l’épigraphe, son souvenir accompagne le récit du destin de Cha comme vous l’avancez : “L’histoire de Cha raconte, à sa façon, la défaite du terrorisme d’extrême gauche et de la violence révolutionnaire. Dont mon père et sa génération ont été les acteurs ou les témoins.” En quoi, comme vous le dites encore, il s’agit à la fois, à travers Cha, de rendre hommage à votre père mais aussi de sauver de l’oubli ces années de militantisme, celui du “monde de vos parents” ? 


On entre ici en terrain sensible. Mon père ne connaissait rien à l’Espagne, je ne sais même pas s’il y a mis les pieds un jour, il n’a jamais rencontré Cha, leurs histoires et parcours de vie n’ont rien à voir, ils ne sont pas de la même génération et je lui ai très peu parlé de ce travail. Mon père me laissait faire et c’était déjà énorme. Mais il est vrai qu’il est présent, comme en creux, dans ce récit. Notamment sous la forme d’une jolie phrase en exergue (une phrase qu’il a un jour prononcé à l’oral et qui a été retranscrite dans un livre d’entretien – et non pas une phrase écrite. Je ne sais pas pourquoi je précise cela mais voilà… Peut-être que ce qui est présent, c’est sa voix.) 

Et je fais donc aussi allusion à lui à l’occasion d’un paragraphe sur l’époque, sur ces années de violence politique. Tout le monde le dit : en France, il n’y a pas eu « d’années de plomb » (comparativement aux autres pays d’Europe occidentale). Je crois que mon père et ses amis, de la génération 68, ont protégé leurs enfants et que c’est pour cela qu’ils ne sont pas allés plus loin. Nous avons été, nous enfants de 68, protégés, épargnés. Mais, cela aussi, je l’invente en vous le disant…

 

 


Ma dernière question voudrait porter sur les influences qui ont été les vôtres dans l’écriture de votre premier roman. Quels sont les autrices ou les auteurs qui ont pu accompagner la rédaction de De silence et d’or ? Est-ce que des travaux d’historiennes ou d’historiens ont pu guider votre goût du récit ?  


J’ai davantage lu la presse que des livres pour me documenter. Les quotidiens espagnols continuent encore aujourd’hui de traiter la question de la mémoire historique. J’ai notamment découvert le journal « Publico » qui a une rubrique à part entière intitulée « Mémoire publique » et qui revient inlassablement sur les différents aspects de la question, de la Guerre Civile au franquisme, les fosses communes, les tortures, l’impunité…

A part cela, j’ai fait en sorte que ce récit ressemble à ceux que j’aime lire ! J’ai l’impression de relire un peu toujours les mêmes livres. Je recherche sans me lasser ce genre de texte : ce qui touche à l’engagement radical, souvent sous la forme de l’enquête. Ce sont davantage des romans que de la non-fiction, Je pense récemment au livre Le dimanche du souvenir (Darragh McKeon, Belfond, 2023) avec ce moment très étonnant où le récit du narrateur bascule pour inventer la vie d’un activiste de l’IRA. Je me souviens aussi de Mes Révolutions (Ari Kunzru, Plon, 2008), sur le thème qui me fascine de l’infiltré. Ou encore les livres de Atxaga, qui écrit en langue basque, avec la présence de la question de l’ETA. J’ai enfin récemment énormément aimé Cité engloutie (Marta Barone, Grasset, 2021) dans lequel la narratrice enquête sur le passé de son père en Italie. Et aussi le magnifique Impossible Adieux de la Prix Nobel (Han Kang, Grasset, 2021) , avec ce personnage de la documentariste, ce qui m’a touché car ce n’est pas si fréquent en littérature. 





Ivan Butel, De Silence et d'or, éditions Globe, janvier 2025, 256 pages, 22 euros

 

 

 

 

 

 

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