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Julien Delmaire : « Gardons ce périmètre de pudeur, où nous ne sommes que témoins » (La Joie de l’ennemi)

  • Photo du rédacteur: Cécile Vallée
    Cécile Vallée
  • il y a 53 minutes
  • 6 min de lecture

Julien Delmaire (c) JF Paga/Grasset
Julien Delmaire (c) JF Paga/Grasset

C’est à partir des chansons de Townes Van Zandt, un chanteur de country peu connu mais qui a inspiré ses successeurs, que Julien Delmaire, lui-même poète et slameur, propose, dans ce cinquième roman, une histoire de personnages en marge, au fin fond des Etats-Unis, qui rappelle les œuvres de Ron Rash et de Jim Harrisson et qui est soutenue par une écriture poétique envoûtante. 



« Le crépuscule colorie l’horizon d’un pastel gras. La jument galope jusqu’à un chemin de crête et Jeffrey la laisse s’ébattre librement. Il se retourne avant que toute lumière soit digérée par l’ogre derrière la montagne. »


Dans le prologue, Jeffrey, un jeune homme qui murmure à l’oreille des chevaux, s’enfuit du ranch familial, « deux jours et trois nuits, il chevauche à travers ses peurs et ses désirs secrets ». Quand il rentre, une ambulance est garée devant chez lui. Alors qu’il croit que c’est pour l’un de ses parents, il est attrapé par les infirmiers, sous ordre du marshal, et est interné pour soigner sa « Psychose, Paranoïa, Schizophrénie », « noms des créatures qui grignotaient les recoins de son âme ». Il est sédaté et subit des électrochocs pour le « purger de ce mal qui l’avait éloigné de sa véritable nature ». Comme son père vient d’être prévenu que son fils traîne avec une bande de jeunes Noirs et qu’« être raciste dans le coin était une hygiène élémentaire », on peut se demander si cette « véritable nature » n’est pas celle d’un blanc masculiniste et raciste que souhaite son père. Pourtant, si Jeffrey ne correspond pas à ces critères, il ne s’intéresse pas pour autant à l’égalité raciale et aux droits civiques, il est seulement ami avec Seymour qui est noir.

Le récit se poursuit avec l’histoire d’un autre personnage, celui d’une jeune fille qui échoue dans une petite ville, après avoir fugué pour échapper au « Tyran ». Elle croise le marshal, dont le nom est le même que celui du prologue. Il la confie à son adjoint Pancho Ortiz, qu’il charge de l’emmener dans un orphelinat. La jeune fille a tout d’abord confiance en cet homme à l’« accent venu d’une sierra magique » qui « lui avait parlé comme à une enfant égarée dans une forêt, qui croiserait un bûcheron aux mains rugueuses et au cœur noble ». Cependant, le gentil bûcheron se révèle être plutôt le Grand Méchant loup. L’adjoint du marshal la viole en la menaçant de son arme : « l’homme grognait dans son dos, croyant lui faire subir un mal inédit, qu’elle ne connaissait que trop. Elle demeura inerte comme une bûche, silencieuse comme une clairière, mais à travers ses ramures, ses feuillages infranchissables, déjà bourgeonnait la vengeance ». Il lui faudra attendre car il la vend à un cheminot qui l’emmène vers une destination inconnue où on ne la suit pas.

Le récit se consacre en effet au marshal Riley Fox. S’il a bien compris que son adjoint lui ment, il n’agit pas pour autant : « Riley préfère penser à son subordonné comme à un paresseux congénital, plutôt que de sonder le malaise, d’interroger l’ombre. Il sait qu’il n’aura pas la force d’expulser un scorpion de son giron, d’extraire le venin, de purger le Mal ». Il est, en effet, dans un état qui ne lui permet pas de s’investir pleinement dans son travail. Epuisé par ses douleurs, il se décide à consulter Sally, une voyante dans un camp de gens du voyage. Elle lui révèle que tout est lié à la mort de sa fille qu’il n’arrive toujours pas à accepter. Elle lui conseille d’aller sur sa tombe. S’il parvient au cimetière, il n’en est pas pour autant soulagé :

« Riley Fox ôte son chapeau. Il fixe le médaillon, et ses lèvres tremblent à leur tour. Il voudrait parler à l’enfant. Les paroles sont dans sa gorge et il redoute qu’en libérant ne serait-ce qu’un mot, l’écluse ne cède, emportant sa dignité. Riley Fox ajuste son chapeau et tourne le dos à la stèle. »

Il lui faudra plusieurs étapes pour accomplir ce travail de deuil.

Le récit revient à Jeffrey. Il vit désormais seul. Le cœur de l’intrigue se noue avec la proposition de son ami Seymour, un « cow-boy noir, tanné par le vent et les années, que la mort seule pourrait éloigner de sa monture », de l’accompagner à une foire aux chevaux pour lui choisir une jument poulinière. Il rentre de cette foire avec un cheval, que lui a offert son ami, mais aussi des médicaments qu’il a achetés à son ancien dealer. La chute fatale semble inéluctable. 



« Toute souffrance répond à un dysfonctionnement, un péché ou une tare – ainsi parlent les moralistes et les médecins, mais il existe des douleurs sans origine ou dont les causes sont si vastes qu’on éprouve face à elles un incommensurable sentiment d’injustice. »


C’est le cas de la jeune fille, du marshal mais aussi de Jeffrey, personnage mélancolique et fracassé, mutilé par les électrochocs :

« Sa cervelle n’en peut plus de mendier son obole de lucidité, son corps de subir les spasmes qui le font ressembler à un agneau électrocuté. Car il est vrai qu’il a été charcuté par les volts, afin qu’il devienne un jeune homme raisonnable, pour extirper de son cœur la poésie et la curiosité du monde. Les ondes brutales de l’insulinothérapie ne l’ont jamais quitté. Jeffrey continue à se tordre pour l’éternité, et la poésie s’accroche à lui comme un croc de boucher. »

Il se débat dans ses addictions, son amnésie qui lui fait croire qu’il a tué la femme qu’il aimait, son désespoir. « L’homme se relève parmi les pierres et l’angoisse », mais finit par sombrer : « Exister, c’était finir par crever, et si le poison le rapprochait de la mort, il l’éloignait temporairement de l’abominable certitude de la fin ». 

Cette autodestruction est mise en abyme par ce qu’il fait subir au cheval que lui a offert son ami. Au début, Jeffrey semble retrouver les gestes. Après l’avoir soigné, il part faire une promenade. Toutefois, quand le cheval refuse de traverser une rivière, « tout un camaïeu de menaces » se fait entendre dans sa voix et il finit par le flageller jusqu’au sang. Il l’abandonne ensuite dans l’écurie sans le nourrir. « Plus qu’une présence, le cheval devint une hantise ». Il finit par l’achever en lui plantant une hache dans le crâne. Il entend pourtant encore « des voix moqueuses raillaient sa sensiblerie. Jeffrey reconnut les sarcasmes des médecins sur leurs perchoirs de science. Les toubibs criaillaient à la cime du peuplier, cachés par le feuillage, et leurs lazzi lui rappelaient sa difformité, sa honte originelle ». Il veut abattre l’arbre pour les faire taire, autre mise en abyme de « ce qu’il rêvait d’endurer ».



« Les branches émettent un chuintement funèbre. Les bombyx, les phalènes et sphinx volettent autour des racines. »


Comme l’annonce l’une des épigraphes, la bande son du roman est tirée des chansons de Townes Van Zandt. Le chanteur est lui-même représenté à travers un artiste que Jeffrey se souvient d’avoir entendu dans un bar, un guitariste talentueux, capable de « présenter au monde ses stigmates, d’ouvrir ses entrailles et de baisser la garde. Le pire, c’était sa façon de désamorcer la tragédie par des blagues entre chaque morceau, il avait un humour grinçant et tendre à la fois, le public se bidonnait ». Jeffrey, son double, s’identifie à ses chansons : « histoire d’un type, battu dans tous les sens du terme, qui avait tâté du ceinturon paternel, avait dérivé de comté en comté, s’était défoncé jusqu’à l’os, avait picolé des rivières de gnôle, et après un braquage foireux, s’était retrouvé en tôle ». Il joue lui-même de la guitare. Quand il rentre de la foire aux chevaux, avec Seymour, il sort sa Gretsch et joue pour Seymour : « c’était une musique décorative, dans le bon sens du terme, qui faisait naître des paysages, des textures, des climats. Certains auraient perçu, dans le grand roulis des notes, des emprunts à la musique savante, des réminiscences d’Irlande et d’Ecosse, des reflets d’Alhambra ». Seymour y voit surtout « les paysages qu’engendrait la mélodie, la séduction des harmoniques qui voulaient lui faire oublier les dissonances de l’existence, la barbarie ordinaire où ils pataugeaient tous », comme le lecteur peut être porté par les passages lyriques : 

« Au point parfait de disjonction, quand s’étiole le remords et s’épuise le repentir. Deux êtres s’acharnent à nier le malheur et la déploration. Ils ne sont pas naïfs, ils sont amoureux, dans l’incapacité de concevoir les errements, les barrages. Ils sont dans l’ébriété, la diagonale. Ils sont le trille des mésanges, la treille d’un vin doux. Lépreux et mages incandescents. » 

On entend également le ton élégiaque du livre des Lamentations, dans les épigraphes mais aussi dans le titre, « il a fait de toi la joie de l’ennemi » (2 :17). La destruction de Jérusalem, qui y est déplorée, est métaphorique des malheurs, du désespoir de Jeffrey et des autres personnages en souffrance du roman. Et comme dans le livre biblique, le roman s’ouvre sur une note d’espoir. 

La narration laisse beaucoup de place à l’imagination du lecteur. Le narrateur procède par allusions, par indices que le lecteur doit recouper pour construire l’histoire qui s’élabore autour de Jeffrey, mais qui suit plusieurs fils, comme une spirale dont Jeffrey serait le centre. Il laisse des silences, interrompt des chemins, évitant ainsi « sentences » et « commentaires » et laissant se déployer des images poétiques fortes.



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Julien Delmaire, La Joie de l’ennemi, Grasset, août 2025, 245 pages, 20,90 euros

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