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Photo du rédacteurJohan Faerber

Julien Suaudeau : « La mélancolie postcoloniale est un refus de la réalité, une fuite dans l’opium d’un monde alternatif »




Avec Universalisme, Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang ont sans doute signé l’un des essais parmi les plus importants de ces dernières années. Rédigé à deux, avec une limpidité et une puissance argumentatives qui forcent le respect, Niang et Suaudeau interrogent ce qu’ils désignent, dans notre société contemporaine, comme le pseudo-universalisme médiatique et politique qui, à la vérité, n’est qu’une manière de reconduire les logiques de domination impérialiste. Négation du racisme et reconduction de l’ordre blanc de l’histoire, le pseudo-universalisme, arme coloniale par excellence, doit être opposé un universalisme post-colonial clamant combien « nous sommes un peuple postcolonial ». Pour Collateral, Julien Suaudeau a accepté le temps d’un grand entretien de revenir sur cet essai majeur d’une intelligence postcoloniale de notre contemporain.


Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre remarquable et décisif essai, Universalisme paru chez Anamosa, que vous avez co-écrit avec Mame-Fatou Niang. Quel a été le déclencheur sinon le catalyseur de votre réflexion sur, comme vous l’écrivez d’emblée, « l’universalisme, ce cher universalisme, indissociable de l’esprit français, pilier de la République » ? Est-ce que ce sont les attaques médiatiques et éditorialistes répétées contre l’antiracisme désormais suspecté d’être un « racisme à l’envers » qui ont depuis culminé dans le pseudo-colloque sur le « wokisme » organisé en Sorbonne ? Enfin, pourquoi avez-vous choisi de rédiger à deux cet essai qui développe le projet d’un universalisme post-colonial : est-ce, en tant qu’homme et femme, noire et blanc, afin de précisément initier en pratique cette fluidité et ce devenir mosaïqué dont vous voulez faire le fondement de votre démarche ?

 

JS : Le point de départ de notre réflexion à deux, c’est la série d’articles que nous avons publiés au printemps 2019 sur la fresque qui « commémore » la première abolition de l’esclavage à l’Assemblée Nationale – une œuvre particulièrement symptomatique des mécanismes de refoulement du racisme made in France et de leurs traductions politiques et médiatiques. Un an plus tard, à l’époque des manifestations antiracistes de juin 2020, la statue de Colbert devant le Palais Bourbon est taguée et symboliquement ensanglantée par une association – la brigade anti-négrophobie – qui souhaite mettre fin au déni nimbant l’histoire du colonialisme français et les crimes contre l’humanité qu’ont été la traite des Noirs et leur mise en esclavage dans nos colonies aux Antilles. Colbert, gardien inamovible du silence et de l’histoire officielle, trônant devant le lieu républicain par excellence : cette situation nous a paru emblématique des paradoxes et petits arrangements français en matière d’universalisme et d’antiracisme. C’est à ce moment-là que notre réflexion sur ces sujets prend corps, à travers une deuxième série d’articles publiés à l’été 2020. L’essai développe les éléments identifiés alors et se propose de déconstruire ce que nous appelons le pseudo-universalisme, une idéologie et une rhétorique en effet très puissantes dans la France d’aujourd’hui, avant d’envisager comment l’universalisme peut être réinventé comme langage antiraciste et postcolonial. Je ne dirais pas que nous l’avons écrit comme un tandem, femme noire/homme blanc : cette binarité n’est pas un cadre pertinent à nos yeux. Ce qui nous importe, c’est de dessiner par la pensée et le texte les contours d’un « nous » qui ne serait limité par aucune origine ni assigné à aucune case, aucune catégorie, aucune communauté, sinon celle d’une République appartenant, pour de vrai, à tout le monde. Notre démarche, me semble-t-il, peut se définir comme une pensée amicale et citoyenne – tout le contraire d’un discours entre « allié.es », cette triste répartition des rôles qui est par nature provisoire, réversible, et donc superficielle.

 


 

Ce qui, d’emblée, apparaît comme remarquable dans votre réflexion est la forte et juste distinction que vous posez entre d’une part le pseudo-universalisme médiatico-politique et d’autre part un universalisme qui reste encore à construire. « Pseudo-universalisme », dites-vous, tant, à la vérité l’universalisme dont les uns et les autres, Macron en tête, se réclament n’est que l’un des visages de la colonialité, c’est-à-dire la poursuite, après la décolonisation, des logiques colonialistes d’oppression et de domination. Vous dénoncez ainsi dans ce pseudo-universalisme une falsification qui,  au nom de la République, poursuit en vérité des intérêts coloniaux.

Ma question ici sera double : en quoi ce pseudo-universalisme se fait-il, notamment avec Macron, le représentant d’une histoire dominée par « l’ordre blanc » ? En quoi peut-on concrètement dire qu’il s’agit de la poursuite de la supériorité européenne ? Enfin, est-ce que ce pseudo-universalisme est un faux universel qui n’aurait pour synonyme que l’occidentalisme ?

                                                                                                

JS : C’est l’historienne Aurélia Michel, dans l’histoire des mondes atlantiques qu’elle déploie dans « Un monde en nègre et blanc », qui parle d’ordre blanc. Aux oreilles pseudo-universalistes, pour qui la race n’existe pas comme construction sociopolitique, l’expression a quelque chose de sacrilège, dont la radicalité met en évidence les parjures des promesses républicaines. Elle sent le soufre, comme si elle mettait en danger la cohésion nationale. C’est une illusion et un réflexe de panique : il ne s’agit pas de saper les bases de la République, mais au contraire de la renforcer par une double exigence de connaissance de l’Histoire et d’application sans réserve du contrat républicain. La République, toute la République, rien que la République. Si on se dit républicain, on doit savoir que celle-ci, de la Ière à la Vème, a poursuivi l’entreprise colonialiste et les systèmes de domination mis en place par l’Ancien Régime et l’Empire. Et on doit l’expliquer, l’enseigner, tout en faisant émerger des contre-récits qui éclairent les pages manquantes du roman national. Macron, en cultivant le mythe d’une République exemplaire dont il serait le garant devant l’Histoire, me semble être plus un complice ou un témoin passif qu’un représentant de l’ordre blanc. Son silence à la cérémonie de commémoration des abolitions, en mai 2021, est un exemple parmi d’autres de son embarras en la matière. Candidat à la présidence de la République, il avait dénoncé la colonisation comme un crime contre l’humanité. Cette prise de position forte ne s’est pas traduite par un véritable agenda présidentiel, exception faite de quelques gesticulations mémorielles. Plutôt qu’un pragmatisme politique, la doctrine du « en même temps » indique une absence de colonne vertébrale : il s’agit de dire toujours ce qu’un interlocuteur particulier désire entendre, quitte à se renier le lendemain en parlant à un autre. Ce souci de plaire est extraordinairement puéril, dans la mesure où la médiatisation permanente de la parole présidentielle est sans merci avec les grands écarts. Exemple le plus éloquent : le contrepied, en juin 2020, entre la dénonciation du racisme comme trahison de l’universel républicain et la condamnation des déboulonnages comme réécriture haineuse de l’Histoire. Un autre aspect du problème est que l’antiracisme est, dans l’imaginaire politico-médiatique, à la fois suspect de repentance, de concurrence victimaire et, en effet, de racisme inversé. Je m’explique ce rejet par le traumatisme du précédent nazi en ce qui concerne la contestation de l’universalisme classique : critiquer celui-ci après Auschwitz, c’est nécessairement chercher à réintroduire l’idée de race, non comme régime de pouvoir mais comme vérité biologique. Or c’est tout le contraire : dénoncer l’ordre blanc, les formes discrètes sous lesquelles il se perpétue dans les sociétés postcoloniales, c’est œuvrer à une société post-raciste. Pour y parvenir, nous sommes dans l’obligation de faire l’archéologie des théories de la supériorité européenne, que les non-dits et les angles morts historiques de nos élites contribuent plutôt à flouter. N’en parlons plus, c’est de l’histoire ancienne, maintenant il faut avancer, les choses sont infiniment moins graves chez nous qu’aux États-Unis. Là-bas, nous explique-t-on, il y a de quoi se plaindre du racisme et des violences policières contre les minorités. Mais James Baldwin nous le rappelle : l’idée de la suprématie blanche n’est pas née aux Amériques. Elle est un produit de la pensée européenne, elle a une histoire anglaise, espagnole, hollandaise, portugaise – française. Je ne qualifierais pas le pseudo-universalisme qui occulte cette histoire comme un occidentalisme, mais comme un eurocentrisme pour qui le crime n’existe que si l’homme blanc en est victime. Césaire l’a écrit avec des phrases d’une splendeur sans appel dans le Discours. Le pseudo-universalisme français est à la fois un manque de perspective et d’esprit critique – ne pas savoir regarder le monde à travers d’autres yeux que les nôtres – et une rente de monopole sur la production du discours républicain.

 

 

Dans votre entreprise de déconstruction, vous posez immédiatement le pseudo-universalisme comme un concept figé qui sert, dites-vous, d’« arme doctrinale » à la fonction triple. La première d’entre elles consiste à escamoter la responsabilité française et plus largement européenne dans le commerce triangulaire et l’esclavage. Il s’agit pour ceux qui en parlent d’user de la notion d’universalisme afin de se dédouaner de ses responsabilités : le pseudo-universalisme assigne à l’Ancien Régime l’esclavage tandis que la Révolution et la République en seraient l’abolition. S’agit-il pour vous, à travers cette mythologie et cet oubli concertés par le pseudo-universalisme, de brosser l’histoire occultée d’un racisme à la française ? Le pseudo-universalisme est-il l’autre nom du négationnisme du racisme en France ?

 

JS : Nous ne sommes ni l’un ni l’autre historiens : ce n’est pas à nous de raconter l’histoire dans un essai. Notre intention – et le cœur de notre recherche – est de pointer les pages manquantes, les zones d’ombres, les angles morts de ce qu’on appelle étrangement le roman national. Il est tout de même assez paradoxal qu’on insiste, jusqu’au sommet de l’État, sur l’importance cruciale d’une part de mythologie dans la cohésion nationale, tout en instruisant un procès en révisionnisme ou en fake news dès que cette mythologie est mise en cause ! Si nous questionnons le récit français, la version officielle de l’histoire de France, ce n’est pas dans une logique accusatrice ou culpabilisatrice, mais pour inviter à une prise de conscience individuelle et collective sur les impasses de la République au sujet de ses propres forfaits. Les manuels et les programmes scolaires ont fait des efforts considérables, ces dernières années, pour mettre fin au déni sur les crimes de la colonisation. Mais ces progrès ne nous dispensent pas de nous interroger sur la mise en scène de la geste colonialiste, autour de figures héroïques comme Brazza, dans les livres qui ont moulé la vision historique des générations précédentes. Cette décolonisation du regard est aussi un décentrage : il s’agit, en explorant les marges du récit dominant, de découvrir les voix de celles et ceux qui se sont dressés contre l’ordre blanc dans les colonies françaises. En passant sous silence et en tenant anonymes les figures de la résistance aux outremers, le pseudo-universalisme entérine l’idée d’une abolition – deux, en réalité – institutionnelle, décrétée par l’État. C’est la République qui se donne ainsi le beau rôle, falsifiant l’événement et biaisant la manière dont il est raconté. Qui sait, en France, que le gouverneur de Saint-Domingue décide d’affranchir les esclaves pour qu’ils l’aident à combattre l’envahisseur espagnol ? Historiquement, l’abolition de février 1794 n’est que la conséquence de cet opportunisme militaire. Et pourquoi, sur la stèle qui commente le mini-mémorial au jardin du Luxembourg, est-il question de la contribution des esclaves à l’universalité des droits humains et aux idéaux qui fondent la République ? Cette syntaxe alambiquée n’a qu’un seul but : occulter la continuation du projet colonialiste par la République. On est là face à une véritable pathologie de l’effacement.

 

 

La deuxième fonction de cette arme doctrinale consiste à invisibiliser le racisme systémique en France. Car afin d’ancrer l’idée selon laquelle le racisme n’a pas d’histoire française, se déploie une tendance de la politique publique qui va chercher l’histoire du racisme du côté des Etats-Unis, notamment dans le choix des noms de rues, de parcs ou encore de lycées : Rosa Parks, Martin Luther King ou Angela Davis. Vous constatez ainsi que des figures historiques de la lutte antiraciste en France ne sont ainsi délibérément pas choisies. Est-ce une manière de dire que le racisme n’existe pas en France ? Enfin, est-ce que cette absence de noms français ne renvoie pas là encore à cette politique de l’oubli que dénonçait Christiane Taubira : l’histoire de la lutte antiraciste qui n’aurait pas ses héros nationaux ?

 

JS : Il s’agit à la fois d’exfiltrer l’histoire du racisme made in France et de présenter ses formes contemporaines comme des « importations ». Dans cette réécriture-là, les États-Unis tiennent à la fois le rôle de repoussoir – le pays arriéré où les discriminations et les violences contre les minorités perdurent – et de bouc-émissaire – le pays d’où nous viendraient toutes sortes d’idées et de « théories » plus dangereuses les unes que les autres sur la race et le genre. La France, elle, se donne à voir comme le pays-refuge, le sanctuaire de l’Homme sans étiquette. Voyez Joséphine Baker, les émigrés du Harlem Renaissance, James Baldwin : tous ces gens n’ont-ils pas trouvé asile chez nous, à la fois pour leur personne et l’épanouissement de leur œuvre créatrice ? La mythologie pseudo-universaliste fonctionne si l’on s’en tient à la surface de ce chassé-croisé transatlantique. En approfondissant, c’est-à-dire en lisant et en écoutant quelqu’un comme Baldwin, on se rend compte qu’il a été enrôlé dans un récit politique. Dans Notes From a Native Son, par exemple, il écrit avoir compris dans une salle d’audience parisienne – on l’accuse d’avoir volé un drap à l’hôtel où il réside – l’universalité du regard porté sur lui. Il n’est pas le seul auteur afro-américain à faire cette découverte : The Stone Face, de William Gardner Smith, raconte un désenchantement similaire sur la bienveillance française à l’égard des personnes qui ne sont pas blanches. Pourquoi a-t-il fallu attendre près de soixante ans pour que ce livre-clé sur les réalités parisiennes de la guerre d’indépendance algérienne soit traduit en français ? Stratégiquement, il s’agit de rendre évanescentes l’origine de l’ordre blanc et la continuité transatlantique entre les racismes européens et américains – ce qui permet, en retour, de légitimer l’antiracisme uniquement quand il n’a pas de dimension hexagonale. Dans ces conditions, au nom de quoi aurions-nous besoin d’un « panthéon marron » ? Pourquoi faudrait-il dire « Noir » ou « Afro-français » quand nous avons « Black » ? L’absence des figures antiracistes dans l’histoire de France et des mots attestant du racisme dans la langue française disculpe la République. La canonisation républicaine de Joséphine Baker est le dernier avatar de ce tour de passe-passe.

 



 

La troisième et dernière fonction de l’arme doctrinale du pseudo-universalisme consiste, dites-vous, à tenir le racisme à distance notamment par l’occultation de monuments ou de lieux de mémoire dans l’espace public. Les rares lieux de commémoration se trouvent en région, jamais à Paris comme s’il s’agissait de suggérer que Paris, là où, de manière jacobine tout se décide, n’avait pas à assumer la responsabilité du racisme. Au propre comme au figuré, le problème serait périphérique. C’est aussi une manière oblique d’affirmer que le racisme, s’il n’a pas d’histoire, n’a donc aucune actualité possible dans notre temps. Diriez-vous ainsi que le but du pseudo-universalisme est de construire une immunité historique mais aussi de rendre pour ceux qui n’en sont pas victimes le racisme asymptomatique tout du moins dans la sphère médiatique ?

 

JS : En étant très méchant, on pourrait dire que le seul domaine des politiques publiques dans lequel la décentralisation a été réellement efficace est cette immunisation mémorielle : le centre – l’État, Paris – refoule l’histoire de la sauvagerie colonialiste et esclavagiste. Celle-ci est prise en charge par les pouvoirs locaux, souvent en fonction des majorités municipales, comme à Bordeaux et à Nantes, mais aussi par des acteurs associatifs, comme Mémoires et Partages. Karfa Sira Diallo, sans faire de bruit, fait un travail faramineux avec ses circuits mémoriels. Bien sûr, l’image la plus parlante de cette mise à distance loin de l’Hexagone est le Mémorial ACTe à Pointe-à-Pitre. À Washington D.C, le Musée National sur la Culture et l’Histoire Afro-Américaine fait face à l’obélisque du Washington Monument. Où trouve-t-on un lieu de mémoire semblable à Paris à proximité de nos lieux de pouvoir ? Qu’est-il arrivé au projet de mémorial au Jardin des Tuileries ? La création récente de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage, sous la présidence de Jean-Marc Ayrault, est un pas dans la bonne direction, mais c’est notre imaginaire collectif qui demeure asymptomatique – en témoigne les réactions outragées au moment du débat sur la fresque du Palais Bourbon. Les mécanismes de refoulement verrouillent et dissimulent la maladie : quand on n’est pas raciste, le cas d’une immense majorité de Français, on ne réalise pas qu’on a du racisme, qu’on le porte en soi par une quantité de biais implicites dont la somme constitue le privilège blanc, ce droit de ne pas se rendre compte, jamais. Se focaliser sur les racistes n’a qu’un intérêt limité dans le débat public. C’est aussi aux porteurs asymptomatiques que s’adresse notre livre. Plus généralement, il y a un immense travail de recherche à effectuer pour personnaliser la mémoire de la traite et de l’esclavage : il devient beaucoup plus difficile d’ignorer des noms et des visages dont l’humanité accuse votre déni. Voyez le travail prodigieux qui a été accompli au mémorial de la Shoah sur le point de l’incarnation.

 

 

A rebours de votre déconstruction du pseudo-universalisme, votre essai offre une alternative en avançant, en manière de réponse, des propositions nécessaires à la mise en place de ce que vous nommez un universalisme post-colonial. Cet universalisme enfin découvert doit avant tout repartir d’un constat pour l’instant repoussé selon lequel, en France, « Nous sommes un peuple postcolonial. » Comment concrètement peut se mettre en place cet universalisme post-colonial que vous désignez comme une non-assignation, un mouvement constant, un devenir qui évite précisément le piège de l’identitaire ? Plus largement envisagez-vous votre essai aussi comme un programme politique, un programme d’action, vous qui dites vouloir faire entendre « votre voix citoyenne » ?

 

JS : Un programme politique ou d’une autre nature, en ce qui me concerne, certainement pas ! Il ne s’agit même pas de donner des clés d’interprétation, mais plutôt d’inviter à ouvrir les yeux et à s’écouter, à se comprendre, en vue de mettre à jour la République. Comment dire nous ? Césaire, en parlant d’humanisme à la mesure du monde, nous montre le chemin. La fin de l’eurocentrisme rend l’universel possible, non comme code ou système de valeurs, mais comme processus sociopolitique, manière d’envisager l’autre et ce que nous partageons. Être un peuple  postcolonial, qu’est-ce que ça signifie ? Par quelle histoire commune en est-on arrivé là ? Devant les faits historiques, il n’y a plus de place pour les chimères démagogiques et électoralistes : on ne peut plus parler d’immigration, d’intégration, de grand remplacement pour désigner des Français qui le sont du fait du contact colonial. En un sens, la France est devenue postcoloniale le jour où elle a mis le pied sur les territoires qu’elle a colonisés. Le mythe d’un retour en arrière, cette idée que c’était mieux avant, que la France doit rester la France, que ses racines chrétiennes doivent être exaltées et préservées, est à la fois d’une grande naïveté et d’une profonde inconséquence. C’est trop tard : la mélancolie postcoloniale est un refus de la réalité, une fuite dans l’opium d’un monde alternatif, dans lequel les empires coloniaux européens n’auraient pas fait ce qu’ils ont fait. Cette rêverie est un piège fatal, tout comme la focalisation sur l’identité ou la radicalité des discours. Les réseaux sociaux et les chaînes info dramatisent, théâtralisent les divergences. Ils entérinent l’idée absolument désespérante qu’il y a deux camps irréconciliables – lesquels prennent un malin plaisir à se partager la rente médiatique. Tout ça ne va nulle part. Nous avons écrit cet essai non pour provoquer, mais pour réparer. C’est dans le calme de l’atelier, pas dans le brouhaha de l’empoignade, que le céramiste recolle les morceaux de la porcelaine brisée et sublime ses fractures.

 

 

De manière surprenante, cet universalisme post-colonial que vous entendez mettre en place désire se situer sur le même terrain que le pseudo-universalisme : celui de la République que l’universalisme ne trahirait pas mais consacrerait enfin. Pourquoi ne pas avoir évoqué un universalisme démocratique ? Est-ce que choisir de faire advenir une véritable république, non pas uniquement jusqu’ici de manière incantatoire comme vous le dites n’est pas le corollaire d’une démarche qui cherche finalement à dessiner une nouvelle image de la France, à en changer d’une certaine manière les symboles ?

 

JS : La démocratie fait en France l’objet d’une méfiance ancienne, au moins depuis Tocqueville – comme si elle ne pouvait être qu’une vision appauvrie ou pervertie de la république. Debray a cette formule qu’adorent les pseudo-universalistes : « La démocratie, c’est ce qui reste de la république quand on a éteint les Lumières ». Problème : la république, en France, n’a jamais été pleine et entière. Elle s’est reniée dès son origine en transformant la lutte émancipatrice à Saint-Domingue en abolition accordée par la Métropole. Elle s’est reniée en 1848, au moment de la deuxième abolition, en décrétant l’oubli. Elle s’est reniée maintes et maintes fois, dans sa troisième et quatrième versions, en poursuivant l’œuvre colonialiste de l’Ancien Régime et de l’Empire. Elle continue à se renier aujourd’hui, parce que les politiques mémorielles qui sont mises en œuvre visent à perpétuer l’amnésie et le déni. La République, contrairement à ce qu’affirment les personnes frappées du syndrome de la mélancolie postcoloniale, n’a jamais existé pleinement dans les faits en France. Elle demeure un idéal que l’ethnocentrisme et l’ignorance historique ont dévoyé. Est-ce que la réponse se trouve dans une sixième République ? Je n’en suis pas convaincu : si les institutions ont du travail pour apprendre à regarder l’Histoire en face, c’est d’abord la société qui doit apprendre à se regarder dans le miroir, sans faux-semblants.

 

 

Enfin, ma dernière question voudrait porter sur la place de choix que vous laissez à la littérature dans votre réflexion : elle occupe le cœur même de vos propositions. Des figures oubliées de la littérature comme Roberte Horth ou encore Paulette Nardal jusqu’aux propositions de Césaire et de Sartre en passant par Montaigne et Diderot ou Ronsard, vous posez combien la littérature s’offre comme un lieu de propositions critiques pour repenser l’universalisme. En quoi selon vous la littérature offre une manière de contre-récit qui interroge les systèmes de domination ?

 

JS : Il y a d’abord la volonté de mettre tout le monde sur le même plan, celui des lettres françaises : Horth, Nardal, Césaire, Fanon, ce n’est pas de la littérature francophone, c’est français-français. Ce qu’on appelle de façon assez vague la décolonisation des savoirs et des programmes commence par cette affirmation simple, qui touche un grand nombre d’auteurs. Il faut en finir avec les frontières artificielles qui traversent encore nos librairies et nos bibliothèques. Pour ce qui est de la puissance de la littérature, je dirais qu’il réside dans le fait qu’elle raconte et met en scène sans juger. Dans une œuvre de fiction, l’enjeu ne peut pas être de dénoncer, de formuler une proposition intellectuelle ou idéologique. Si le livre se limite à cette dimension, il me tombe des mains. Ce qui m’intéresse, ce sont les romans qui questionnent l’Histoire ou la société à travers la trajectoire, la psychologie, les affects de leurs personnages. Par la magie de l’identification, y compris à des personnages littéralement infréquentables, j’approfondis ma compréhension du monde. Celui-ci, en un sens, se régénère sous mon regard. Ce qui me semblait familier ne l’est plus. Les formes du quotidien acquièrent une profondeur et une étrangeté qui remettent en cause mes préjugés. La littérature est un lieu de suspension de l’incrédulité, mais aussi du jugement. En ce sens, elle a une vocation universaliste.




Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang, Universalisme, Anamosa, "Le Mot est faible", février 2022, 104 pages, 9€

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