Militer. Verbe sale de l’époque (éd. Autrement, 2024) de Johan Faerber est un livre important, dont l’indignation mais surtout les observations, les critiques, les idées devraient être au centre de nombreux débats. Mais la force l’argumentation, qui scrute et déplace le rejet, d’abord verbal puis politique, du militantisme comme acte et actions supposés à la fois socialement déplacés et juridiquement illégitimes, ne doit pas faire oublier que Militer est également un livre d’écrivain.
Le discours mis en jeu comme une arme, tant par ceux qui disqualifient l’acte de militer comme finalement « sale » (le registre scatologique est omniprésent dans les discours des adversaires) que par ceux qui dénoncent pareil abus de langage en essayant de clarifier la manière dont on traite le militantisme comme quelque chose d’inacceptable, est en effet une dimension capitale de tout débat démocratique et républicain, où l’analyse des effets de discours joue un rôle essentiel.
C’est sur cette analyse que porte l’élucidation de Faerber. Son effort va dans deux directions. Il est d’abord négatif, visant à dévoiler les mécanismes qui servent aux adversaires du militantisme à détourner le sens des mots de tous les jours en vue de masquer le réel par des formules stéréotypées. Celles-ci doivent leur force au fait de leur répétition systématique (l’usurpation des lieux qui prétendent distiller le vrai est cependant un autre pilier de cette stratégie). Sur ce point, la parole militante de Faerber prolonge logiquement ses prises de position en faveur de la littérature contemporaine (non celle, banalement, d’aujourd’hui, mais celle qui milite), travaillée qu’elle est par le double désir de casser les mystifications des clichés verbaux, ceux des médias, ceux du bon sens, ceux de littérature mainstream, d’une part, et de faire entendre quelque chose du réel un nouveau langage qui s’interdit le beau, le joli, le divertissement, d’autre part.
Toutefois cet effort critique, que dans un livre précédent (Après la littérature, PUF, 2019) l’auteur rattachait à la figure rhétorique de l'aposiopèse, soit la figure de style qui interrompt une phrase sans la terminer, ne suffit pas. Encore et surtout faut-il, et c’est le versant positif de l’effort de Faerber, que puisse s’articuler un langage différent, du côté de la littérature comme de celui de l’essai et de la philosophie. Telle démarche, qui est celle des « approximations successives » en rhétorique et que Militer rapproche utilement de la figure de l'épanorthose, soit la figure qui consiste à corriger une affirmation jugée trop faible en y ajoutant une expression plus frappante et énergique, prend ici des formes extrêmes, où il n’est pas interdit de retrouver quelques échos du style argumentatif de Jean Ricardou, auteur pour lequel Johan Faerber n’a jamais caché son admiration.
Sur le plan lexical, que soulignent parfois des mécanismes de construction syntaxique de même orientation, le parcours argumentatif de Militer combine quatre procédés : 1) le néologisme, qui signifie moins l’invention de nouveaux vocables que l’attribution de nouveaux sens à des vocables connus, 2) le parallélisme, vu que les concepts se présentent souvent par couples (et l’on imagine assez à quel point la reprise de certaines tournures syntaxiques peut en renforcer l’articulation), 3) l’antithèse, car tout couple conceptuel est travaillé par une tension dialectique qui invite le lecteur à trouver, sinon une synthèse, du moins un prolongement, fût-il ouvert), et 4) la paronomase, c’est-à-dire la proximité graphique ou sonore des termes mis en relation, afin bien sûr de mieux en faire ressortir les différences. Un exemple stratégique en est le terme de « militant », qui se reconstruit en rapport mais surtout en opposition à celui « militaire », lequel en vient à prendre la place de celui, désormais irrecevable, de « militant de droite ».
La puissance argumentative d’un livre comme Militer est grande, mais vu l’importance de la littérature dans la trajectoire de Johan Faerber, que ce soit comme objet d’analyse (son travail consiste entre autres à montrer à quel point la soi-disant « mort de la littérature » dissimule à peine une tentative de rendre invisible la parole critique qui écrivent différemment aujourd’hui) ou comme outil de travail (la réflexion de Faerber n’est pas seulement conceptuelle, les concepts étant inséparables d’un travail sur et à partir de la langue), il est capital d’en voir aussi les possibles extensions dans le champ proprement littéraire, qui est bien sûr aussi un champ critique et philosophique, et cela d’une manière qui invente un nouvel équilibre entre aposiopèse et épanorthose.
On peut songer à certains types de reportage littéraire ou, si l’on préfère, de littérature documentaire. On peut songer aussi à des exemples d’écriture expérimentale –de nouveau expérimentale après le long intermède de l’ironie postmoderne. Mais ces formes contemporaines, pour nécessaires qu’elles soient, ne prêchent sans doute que les convertis, ce qui en diminue inévitablement l’impact, pourtant non négligeable, comme on le note par exemple dans le cas d’une autrice comme Nathalie Quintane. Peut-être le grand enjeu d’une certaine littérature à venir, en synergie avec d’autres approches plus radicales, est-elle de retrouver une sorte de complicité avec la fiction et l’imaginaire, au sens même très convenu de ces termes. Ce serait l’occasion de faire sentir la possibilité d’une métamorphose, celle par exemple d’un « militaire » en « militant » --ou l’inverse, dont les leçons seraient tout aussi instructives. Pour éviter tout malentendu : il ne s’agit nullement de reprendre le scénario du « repenti », car dans ce cas les jeux sont faits et fixés d’avance. On devrait songer plutôt à des récits qui prennent leur élan, mais pourquoi pas aussi leur immobilité, dans la mise en scène du doute, des hésitations successives, des empressements brisés –comme par exemple dans La Journée d’un scrutateur de Calvino ou Ronde de nuit de Modiano, pour prendre deux exemples de facture classique et tout sauf comparables sur l’échiquier politique, même si le déploiement du doute y témoigne d’une affinité profonde. De tels textes peuvent sembler modestes, certains diraient futiles eu égard aux urgences et nécessités du moment, mais ils explorent les limites de l’empathie pour faire vivre au lecteur un changement de place, dont l’idée me paraît au cœur de la réflexion de Johan Faerber.
Johan Faerber, Militer : verbe sale de l’époque, Editions Autrement, coll « Haut et fort », septembre 2024, 259 p., 20 €