
Dans le vaste panorama littéraire, l’épistolaire a toujours représenté un espace privilégié de dialogue et de découverte réciproque. Mais que se passe-t-il lorsque cette forme se transforme en un hybride capable de naviguer entre le privé et le public, entre le personnel et le politique ? Partant de la réflexion développée dans mon article précédent, inspirée par la traduction italienne de L’Écriture comme un couteau, ce livre-entretien né du long échange épistolaire entre Frédéric-Yves Jeannet et Annie Ernaux, j’ai eu l’opportunité de dialoguer virtuellement avec Jeannet lui-même.
Dans cet entretien, l’écrivain et professeur se livre avec une grande profondeur, explorant les thèmes centraux de son écriture et de sa vie intellectuelle, offrant ainsi un regard unique sur sa relation avec l’œuvre d’Annie Ernaux. Celle-ci a exercé une influence significative sur sa réflexion autour du pouvoir de l’écriture en tant que moyen de recherche de la vérité. Jeannet explore également le lien entre écriture, mémoire et politique, s’attardant sur la connexion entre les expériences individuelles et les contextes collectifs dans lesquels elles s’inscrivent. À travers sa confrontation avec Ernaux et d’autres figures de la littérature contemporaine, il réfléchit à l’art de l’autobiographie et au rôle émancipateur de la lecture et de l’écriture, qui se révèlent être non seulement des instruments de connaissance, mais aussi de puissants actes de résistance et de transformation.
En ouverture du livre L'écriture comme un couteau, vous avez écrit qu’on apprend « plus en effet sur l’appréhension d’un monde commun en observant la quête menée par d’autres qu’en poursuivant avec difficulté, toujours à deux doigts d’y renoncer et sur le bord d’une falaise, notre recherche propre. C’est en cela que la lecture nous alimente, peut nous sauver du processus tortueux, torturant, de l’écriture, et nous donner la force de poursuivre ». La lecture d’Annie Ernaux vous a-t-elle sauvé? Si oui, de quoi et comment ?
Je n’irais pas jusqu’à dire que cette œuvre m’a sauvé, car je l’ai lue à une époque, les années 1980, où je m’étais déjà sauvé la vie, j’avais commencé d’écrire depuis longtemps : mes premiers textes publiés dans la revue Minuit des éditions de Minuit et dans la Nouvelle Revue française l’ont été dans les années 1976-78. J’ai rencontré et interrogé Annie Ernaux à partir de 1997, après la parution de mon livre Cyclone que je lui avais envoyé, et alors que j’avais déjà publié plusieurs autres livres, mais elle m’a montré qu’un certain cheminement vers le dévoilement de la vérité était possible, et que je devais mener à bien la recherche de cette vérité dans ma propre histoire, que l’on pouvait s’atteler à la réalité pour essayer d’en transformer les conséquences en nous. Mon écriture est très différente de la sienne, mais c’est au contact de son entreprise que quelques clés (tel l’usage de la photographie) me sont apparues, que j’ai utilisées dans mon propre travail. Disons donc, en résumé, que l’écriture d’Annie Ernaux m’a accompagné à distance depuis 1984, que je n’ai jamais cessé de la lire et de trouver dans sa démarche des éléments qui m’ont permis et me permettent encore de mener à bien ma propre quête.
Quand avez-vous découvert Annie Ernaux, par quel livre, et qu’est-ce que son écriture a suscité en vous ?
J’ai découvert La Place avant que ce livre n’obtienne le Prix Renaudot, en 1984. Je ne sais plus comment j’avais abouti à ce livre, mais il avait été remarqué et chroniqué dès le début de l’année 84, bien avant de recevoir le prix, dans la presse que je lisais. Je n’ai lu qu’ensuite ses trois premiers livres, quand ils sont parus en Folio. Après La Place, j’ai lu Une femme, puis tous les suivants à mesure qu’ils paraissaient. Quand j’ai découvert cette entreprise, je me suis dit qu’il y avait là une démarche particulièrement intéressante pour parvenir au dévoilement de la vérité, au moyen de photos, par exemple, ou de phrases et d’expressions citées. Ce qui domine c’est le sentiment d’une certaine coïncidence entre nos entreprises respectives, en particulier en ce qui concerne la réflexion sur le travail en cours, qui était présente dans mes textes avant même la lecture d’Ernaux.
L’écriture fait advenir quelque chose : en ce sens, elle peut être politique, devenir une arme comme nous l’enseigne Ernaux, et elle peut même gouverner celui qui la pratique. Dans votre livre Charité, vous écrivez que vous ne pouvez pas vous empêcher d’aimer votre mère et ajoutez : «et je voudrais à présent savoir l’écrire, non pour qu’elle le sache parce qu’elle le sait, mais parce que j’aime découvrir que c’est l’écriture, comme l’inconscient, qui me gouverne ». Selon vous, l’écriture non seulement fait advenir, mais gouverne celui qui écrit. Comment s’entrelacent, à votre avis, cette dimension personnelle et la dimension politique de l’écriture ? Et de quelle manière l’acte d’écrire peut-il se révéler un instrument de connaissance, une forme d’émancipation ou, au contraire, une expression de subordination face à des forces intérieures ou sociales qui nous échappent ?
Comment s’entrelacent la dimension personnelle et la dimension politique de l’écriture, je crois que les deux résultent de la même démarche de dévoilement. Ce qui est personnel, autobiographique, est aussi politique, ainsi que l’a expliqué Annie Ernaux dans nos entretiens. Lorsque je parle de ma mère, je mets aussi en scène un archétype bien défini, une étudiante de philosophie, militante communiste dans les années 1940-50, qui m’a élevé sous le joug de certains dogmes, etc. Une vie, quelle qu’elle soit, est un cas particulier qui s’intègre dans un contexte politique. L’acte d’écrire est un instrument de connaissance, en effet, car l’enquête que l’on mène sur soi- même et sur les autres met au jour des traits qui, une fois nommés, analysés, nous ouvrent les yeux sur notre entreprise de recherche du salut. Je parle ici d’un certain type d’écriture, celle qui creuse dans l’expérience propre. Car il est évident que certains romans qui mettent à distance le scripteur, que j’appelle le scribe, en se projetant et en inventant des personnages éloignés de l’auteur, ne permettent pas cette connaissance et ne font souvent que reproduire des clichés romanesques.
On peut dire que vous avez commencé jeune à pratiquer le genre littéraire de l’épistolaire, que vous avez transformé avec Michel Butor. Quelle signification ce genre littéraire a-t-il pour vous ?
La nécessité d’en recourir à l’épistolaire m’est apparue lorsque j’étais très jeune, parce que dès l’âge de 16 ans je vivais loin, en Angleterre, de mes racines françaises. Puis je suis venu au Mexique en 1977. La seule façon pour moi de rester en contact avec mes amis qui écrivaient était la correspondance, qui a commencé dès cette époque d’avoir un rôle primordial pour moi. Lorsque j’ai rencontré Michel Butor, en 1975, j’avais d’abord commencé par lui écrire pour lui demander une interview, et nous avions échangé quelques lettres avant notre rencontre. C’est à cette époque que j’ai pris l’habitude de réaliser des entretiens, un genre qui rejoint pour moi l’épistolaire, puisque la plupart de mes entretiens sont réalisés par écrit. Les lettres sont en effet comme les pièces d’un jeu dialogique entre les correspondants, et il est aisé de les cimenter dans un dialogue comme celui que j’ai établi dans L’écriture comme un couteau. C’est pourquoi j’ai dit que l’entretien et la correspondance, genres souvent considérés comme mineurs, sont en réalité fondamentaux dans ma démarche.
Dans votre parcours, la relation entre écriture, vérité et trahison semble émerger comme un nœud central, en particulier dans le dialogue avec Annie Ernaux. Ces trois mots reviennent à plusieurs reprises dans vos œuvres, élargissant, comme des cercles concentriques, la perspective sur ces thèmes. L’écriture est-elle pour vous un moyen de vous rapprocher de la vérité de votre expérience, ou représente-t-elle un processus qui construit inévitablement une nouvelle interprétation, une nouvelle réalité ? Comment votre relation personnelle avec ces trois éléments a-t- elle changé, si elle a changé, au fil du temps ? Et dans le cas d’Annie Ernaux, comment résumeriez- vous le lien entre écriture, vérité et trahison ? Y a-t-il quelque chose dans son approche qui a influencé votre réflexion ou votre manière d’écrire ?
Je reprendrais vos termes. La tripartition dont vous parlez, écriture-vérité-trahison, est présente dans tout mon travail, et dans mon écriture personnelle avant mes entretiens. Oui, l’écriture est un moyen, une interface avec la réalité, l’expérience. Et ce processus engendre comme vous l’écrivez de nouvelles interprétations, une approche de plus en plus précise de la réalité, la réalité d’un souvenir qu’on n’est jamais sûr d’avoir touché. Ces trois éléments ont été conducteurs de toute mon entreprise : dévoiler la vérité à travers le mensonge, la trahison, etc. Elle n’a donc pas changé au fil du temps, mais elle est devenue plus précise, plus aiguë, comme un couteau… Dans le cas d’Annie Ernaux, il me semble que la trahison occupe une autre place, c’est l’impression d’avoir trahi sa classe d’origine, d’être une transfuge. Pour ma part, je suis resté dans la même classe sociale, j’ai été professeur comme mes parents, comme mon frère. J’ai toutefois l’impression d’appartenir moi aussi au monde des dominés, car la petite bourgeoisie n’exerce pas une position dominante dans la société. Des forces autrement plus puissantes nous dominent, que l’on soit maçon, chauffeur de taxi, médecin ou professeur.
Écriture, musique, chant : y a-t-il trois noms, figures ou références dans ces domaines dont vous ne pouvez vous passer ? Et selon vous, quelles sont les qualités qui les rendent si importantes dans votre métier ?
Mon métier n’est pas l’écriture, j’étais professeur pendant 38 ans et je n’ai pu écrire que dans les marges, les interstices de temps qui m’étaient accordés par ce métier-là. Aujourd’hui je suis à la retraite, et j’ai donc plus de temps pour me consacrer à cette activité autre, l’écriture. Mais justement, comme l’enseignement de la littérature était mon métier, je me suis beaucoup servi des œuvres des autres pour affiner mon propre travail, d’abord dans l’enseignement, puis par voie de conséquence dans l’écriture. J’ai fait des cours sur Annie Ernaux, et sur beaucoup d’autres auteurs, qui m’ont permis d’y voir plus clair dans ce que je recherchais moi-même dans ma propre quête autobiographique sur le suicide de mon père, la vie de ma mère, mon enfance, etc. Musique et écriture, auxquelles j’ajouterais la peinture, sont pour moi indissociables, je m’alimente de ces trois arts majeurs. Il ne me serait pas possible de n’en citer que trois, car c’est un ensemble particulièrement fourmillant d’œuvres qui m’a soutenu dans ma démarche et a constitué le terreau de mes livres. En musique, cela va de Hildegarde von Bingen à David Bowie ou Pascal Dusapin, en littérature j’ai exploré tous les siècles depuis Homère et Héraclite. La musique ne me sert pas seulement d’accompagnement dans mon travail, elle constitue la trame sur laquelle j’ai édifié la plupart de mes livres, je me sers de ses structures pour donner forme et consistance à l’objet de l’écriture.
Existe-t-il un livre d’Annie Ernaux auquel vous ne pourriez jamais renoncer ? Et pour quelle raison ?
Je dirais sans doute Les Années qui rassemble le spectre le plus large de sa recherche, et si par malheur je ne devais emporter qu’un seul de ses livres sur une île déserte, c’est sans doute celui que je prendrais. Mais comme tous ses livres ont pour moi leur importance, je tricherais sans doute et emporterais Ecrire la vie, puisque ce volume regroupe onze de ses livres !
Au début de l’entretien, je vous demandais si et comment la parole écrite d’Annie Ernaux vous avait sauvé. Pour conclure, je voudrais vous demander si vous avez atteint cette vérité dont vous écriviez toujours en ouverture du livre L'écriture comme un couteau, cette vérité qu’on atteint à travers les sentiments de malaise et d’incompréhension, pour dépasser ce qui a été transmis, pour s’engager dans la transition. Vingt ans après, avez-vous atteint cette vérité ?
J’ai le sentiment d’avoir progressé dans ma recherche de la vérité, à travers mes propres livres, et aussi de ceux que j’ai écrits en collaboration, en français, depuis trente-cinq ans, avec Michel Butor, Annie Ernaux et Hélène Cixous (j’ai fait de nombreux autres entretiens qui ne sont parus qu’en espagnol, notamment avec Duras, Claude Simon, Juan Goytisolo, Vicente Gandia, Nathalie Sarraute, etc.). Je n’ai donc pas atteint la vérité car elle me semble inatteignable, on n’en découvre jamais qu’une partie, mais c’est justement ça qui fait que l’on continue à chercher, à écrire, peindre ou composer.

Annie Ernaux, Frédéric-Yves Jeannet, L'écriture comme un couteau. Entretien, Gallimard, "Folio", 2011, 160 pages, 7,60 euros