Nathacha Appanah : « Il y a l’impossibilité de la vérité entière à chaque page mais la quête désespérée d’une justesse au plus près de la vie » (La nuit au cœur)
- Cécile Vallée
- il y a 3 jours
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Cet ouvrage hybride où le récit prend la forme de celui du roman mais aussi de l’autobiographie, de l’enquête voire de l’essai, sans que les frontières ne soient délimitées, raconte trois histoires de féminicide. En nous immergeant dans son processus créatif, l’autrice met en lumière le rôle de la littérature dans le procès du réel, et, comme le dit Chloé Delaume dans Ils appellent ça l’amour, dans la bataille culturelle de la transformation du récit de la violence faite aux femmes.
« Tout nous lie, rien ne nous unit. Tout est logique, rien n’a de sens. »
Bien qu’appartenant à des milieux socio-culturels différents, des pays différents, les trois femmes vivent la même nuit à cause d’hommes qui ne sont pourtant « pas entièrement mauvais ». L’un est journaliste et poète à l’île Maurice, le deuxième est un chauffeur de ministre, sur la même île, et le dernier est un immigré algérien en France. En mai 1998, le premier rattrape en voiture une jeune femme de 25 ans qui cherche à lui échapper et la force à monter. Elle parvient in extremis à fuir. En décembre 2008, une femme d’une trentaine d’années est percutée par la voiture de fonction de son mari alors qu’elle faisait son footing hebdomadaire. En mai 2021, une femme de 31 ans court pour échapper à son mari qui vient de sortir de prison et qui a l’interdiction de s’approcher d’elle. Il lui tire deux balles dans les cuisses puis l’immole en plein milieu de la rue. C’est la seule rescapée qui fait le récit, l’autrice elle-même.
Elle commence par sa propre histoire. Issue de la classe moyenne des Indo-Mauriciens, elle est à la fois encouragée dans sa scolarité pour s’émanciper économiquement et élevée dans les traditions de sa communauté. À 17 ans, elle rencontre un journaliste poète, d’une cinquantaine d’années. Il la ferre progressivement. Il l’encourage dans ses lectures et l’écriture et le jour même de sa majorité, lui annonce qu’il lui a écrit un poème pour l’occasion mais ne lui donne qu’après avoir obtenu ce qu’il attendait : « ce n’est pas violent mais ce n’est pas doux. C’est autoritaire et sournois. Il est un maître, c’est lui qui sait, c’est lui qui dit ». Son emprise ne sera pas uniquement sexuelle. Il la coupe de ses proches, commence à la soupçonner, à la surveiller et à la menacer. Ce sont six années d’« effacement », de « mort lente » si bien qu’elle ne pèse plus que 38 kg quand elle revient chez ses parents : « HC m’a retournée comme un gant », « il m’a lavée de moi-même ».
Elle part en France et devient journaliste à Lyon. Elle tombe, par hasard, sur un fait divers dans un journal de son île natale qui relate un féminicide. Les quelques informations qui sont données lui font penser à la cousine de son père, Emma. Sa mère lui confirme qu’il s’agit bien d’elle mais ne lui donne pas plus de détails. C’est au moment de l’écriture, vingt ans plus tard, que la narratrice se replonge dans cette histoire et se heurte au silence et à la dissimulation de la famille pour éviter l’opprobre des proches et de leur communauté. Emma est morte trois fois : sous les roues de la voiture de son mari, par l’absence de vérité sur ce qui s’est passé qui permet à son mari d’être présent à ses funérailles, dans la mémoire de ses proches qui ne peuvent même pas donner son âge exact.
C’est le féminicide de la troisième femme qui déclenche le projet d’écriture en 2021. Chahinez Daoud est algérienne. Après son divorce, elle accepte d’épouser un compatriote immigré en France qu’elle suit avec sa fille mais elle n’obtient pas le visa pour son fils aîné. L’enfer commence dès son arrivée en France en 2016 : maltraitance, viols, chantage avec le dossier pour le regroupement familial puisqu’elle maîtrise mal le français et ne travaille pas. Son mari tente de l’étrangler en 2019. Il est condamné mais dès sa sortie de prison, au bout de neuf mois, il la traque et tente une deuxième de la tuer dans une voiture sur le parking d’un supermarché. Elle porte plainte mais des négligences à plusieurs niveaux laissent l’agresseur libre de ses mouvements. Il revient et réussit ce qu’il a toujours voulu faire.
Chacune des cinq parties qui mêlent ces trois histoires, se clôt par un chapitre qui met en lumière ce qui les relie. Le premier, « toutes les fois, la mort », décrit ce que c’est qu’être menacée de mort. Le deuxième, « les mères », raconte la souffrance des trois mères démunies mais aussi leurs connexions troublantes avec leur fille. Le suivant est un article sur la technique de prédation d’un requin qui a un écho flagrant avec les trois histoires. Dans le chapitre « incassables », la romancière aborde un sujet essentiel. Elle explique pourquoi il est si difficile aux femmes de quitter leur agresseur : « il faut dire ces choses-là parce que si parfois il nous arrive de retourner vers nos bourreaux, c’est aussi vers nous-mêmes que nous retournons, vers ce seul nous que nous connaissons, vers ce seul corps que nous sachions faire exister désormais ». Le dernier chapitre, « la peine », rappelle que la honte ne change pas de camp, que les agresseurs ne reconnaissent jamais vraiment leur culpabilité. En revanche, la justice reconnaît maintenant le PAMI, « préjudice d’angoisse de mort imminente ».
« Abolir le temps et le réel, partir à la quête des mortes, comme si elles étaient vivantes, écrire depuis le noir, écrire dans le noir et que ce geste rassemble tous ces morceaux éparpillés de ces deux femmes et de moi-même et que tout ça prenne la forme qui ressemble le plus à la chair humaine pour moi, un livre. »
Pour qu’elles soient bien protégées dans ce livre, l’écrivaine place, dans le prologue, les trois hommes, qu’elle désigne par leurs initiales, dans « la pièce imaginaire », celle de son esprit, pour les empêcher de « prétendre à la folie, à l’amnésie », de « parler de responsabilité partagée », de recourir à des « explications psychologisantes qui ne servent qu’à disculper les coupables, à susciter l’empathie et à effacer leurs victimes », pour qu’ils écoutent, « bouches fermées, à la merci de cette histoire ».
L’histoire sera celle vécue par les femmes, de l’intérieur de leur nuit, comme l’indique le titre, ces nuits de terreur où le temps se dilate sous les accusations, les insultes, les menaces et les coups : « longues nuits élastiques et dégoulinantes où la frontière entre réel et fantasmes est mainte fois franchie, où les visages deviennent des masques monstrueux et les corps des armes ». C’est aussi leur histoire en tant qu’individu afin qu’elles ne soient pas réduites, en tant que victimes, à « un être vulnérable et fragile », « figée[s] dans ce récit particulier qu’est un fait divers ». Emma y est en effet assignée à une « femme qui avait des amants », quant à Chahinez Daoud, elle est vite stigmatisée comme une femme voilée qui « voulait porter des leggings », « vivre comme une Française ». C’est la raison pour laquelle la narratrice cherche à connaître ces deux femmes. Elle s’immerge complétement en elles : « dire le nom de ces femmes des dizaines de fois jusqu’à croire en leur présence, leur poser des questions et entendre leur voix dans l’écho de ce qui n’est plus ». Elle parvient ainsi à faire le portrait de Chahinez, une femme active qui ne voulait pas être « une cassos ». Elle offre une belle description de son rire qu’elle a entendu dans une vidéo : « c’est un son rond, un son de joie pure qui fait ensuite plein de bulles en cascade et ces bulles sont également rondes et pures ».
« Je balbutie. Je doute. J’avance à tâtons. Je tire des fils. J’étudie des documents pendant des heures jusqu’à en avoir mal aux yeux, je fouille sans savoir ce que je cherche, j’écris pour combler un trou, j’écris comme on crée un lien. »
Dans tout le récit, l’écrivaine raconte aussi comment il s’est construit au fil du temps. Elle a mené un travail de journaliste en accumulant une documentation précise sur le féminicide à un niveau international. Pour l’histoire de Chahinez Daoud, elle s’est entretenue avec l’avocat de la partie civile, ses parents, ses voisins. Elle était même présente lors de la reconstitution et lorsque les enfants sont revenus une dernière fois dans la maison avec leurs grands-parents. Pour l’histoire d’Emma, elle va à l’île Maurice pour s’entretenir avec la mère et les enfants de sa cousine. Elle demande même son dossier par l’intermédiaire d’une cousine avocate et comble les trous de l’enquête. Même pour sa propre histoire, elle sollicite les personnes qu’elle fréquentait à cette époque pour comprendre comment elle était perçue, comment était perçue sa relation avec HC.
Cependant, pour sortir du trou – ce monde parallèle où l’agresseur est le « détenteur du grand récit » – et en faire sortir les deux autres femmes, elle a recours à la littérature, cette manière particulière de regarder, « une manière par en dedans, par en dessous ». Même si elle doute parfois – « putain de métaphore littéraire comme si les livres et leurs formes étaient devenues ma béquille permanente, comme si je ne pouvais pas penser sans eux, comme si je ne pouvais raconter qu’à travers eux » – elle cherche, pour raconter, par exemple, le féminicide de Chahinez Daoud , « un point de vue intéressant, inédit, littéraire », « en ponçant la langue, les mots, l’orthographe, la grammaire » pour que l’acte existe sur la page alors qu’il est « un geste inqualifiable, innommable, sans langue, sans mots, sans orthographe, sans grammaire ». À plusieurs reprises, elle utilise la métaphore de la spirale pour évoquer l’écriture. Elle la sent tourner en permanence sans parvenir à en atteindre le centre. Elle finit par y parvenir en racontant ce qu’elle avait toujours refoulé.
La nuit au cœur n’est pas seulement poignant parce que l’autrice révèle sa propre expérience et raconte des histoires authentiques, parce qu’elle construit une sororité avec les deux autres femmes, mais parce qu’elle démontre avec brio que la littérature permet de voir ce qu’on ne voit – le « bras de fer permanent », la peur, le masque du jour, la difficulté à échapper à l’emprise – sans proposer de recette magique, mais en modifiant le « grand récit » pour mettre fin à l’inversion de la culpabilité.

Nathacha Appanah, La nuit au cœur, Gallimard, 2025, 288 pages, 21€.