Paloma Hermina Hidalgo : A l’épreuve du désir (Féerie, ma perte)
- Simona Crippa
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« P + M = LOVE ». Nous sommes prises dans le courant d’une histoire archaïque. Le poème se déploie, et, en alternance, des mots-épigraphe comme : « L’Une avec l’Une / Et l’Une de l’Une / et l’Une dans l’Une », et en langue italienne : « E cinquecento catenelle d’oro / Hanno legato lo tuo cuore al moi ». On comprend que tout ici chante la liaison éternelle, un amour ancien devenu souterrain, celui qui pourtant bat toujours dans le ventre du monde, malgré la séparation mythologique.
Pupa + sa mère ou Coré + Demeter. Pupa – sa mère ou Coré – Demeter.
En effet, depuis l’enlèvement-viol du mythe, il fait très froid en hiver. Vivement l’été, le parfum de miel et de ses nuits chaudes qui exaltent cet amour débordant. Avec et au-delà de toute sensualité, avec et au-delà du trouble érotique, Féérie, ma perte célèbre l’infini amour-vie de la relation mère-fille. Un vaste paysage intime surgit dans ces fragments poétiques de Paloma Hermine Hidalgo où le corps féminin explore et s’explore à travers ses mille éclats, réponse éblouissante au continent noir du vieux psychanalyste. Désirs interdits et joies excessives s’esquissent, faisant naître un nouveau langage, une nouvelle voix de chair qui refuse les structures patriarcales et appelle la jouissance-écriture. Méduse, disait Cixous, et elle laissait jaillir le rire. Illa, ajoutait-t-elle, pour que mère et fille rejoignent l’espace où fleurissent la rose et le bouton d’or, là où la poésie s’écoule, où la mémoire brille avec ses « griffes de sphinge ».
On lisait déjà la fusion de la tendresse et de la douleur dans Cristina (2023) : « A Cristina, ma mère, mon amour », une dédicace totalisante au lien irremplaçable, puis le texte laisse éclore la figure d’Eden : « Maman, tapisserie ou vitrail, enluminée de rouge, dans l’ombre des pommiers, arrose les verveines. ». On ressentait déjà ce débordement d’affect : telle une enluminure médiévale, maman sainte ou martyre, rayonne dans sa lumière étincelante, présence essentielle qui disparaitra, arrachée, engloutie par l’ombre. C’est toujours elle, la mère sacrée qui revient dans Matériau Maman (2024), morte, pour être interminablement pleurée : « ces baisers défunts – qui, pour toujours, m’attachent à toi ». Cixous toujours en arrière fond. Lorsqu’elle écrit dans Illa : « Une mère moins une fille, qu’est-ce qui reste ? — une moins-mère ». Chez Paloma Hermina Hidalgo, la fille est inconsolable de la disparition de la mère. C’est une moins-fille qui se cherche, et qui cherche à se multiplier par les mots : « Mes entrailles s’ouvrent. Joie fugace, comme importune ». De la béance naît Gaïa, et grâce à elle, l’univers prend forme. De la mère à la fille, de la fille à la mère, c’est l’éternel commencement des origines qui se joue. Même la perte porte en elle le recommencement car de ses cendres, la féérie s’élève. La terre mère est un espace immense, aux confins sans mesure, matrice première où se tisse sans cesse le fil des filiations filles. Et l’on se met dès lors à rêver d’une civilisation matriarcale. Exit Zeus pater, violeur sériel. La poésie est femme.
Femme de vertige, femme de création, elle chante un monstre d’amour-mère, puissante, insoumise. Les moissons s’ouvrent aux forêts sauvages : « Maman, que ton art ait renouvelé la légende des dieux sylvestres ». Demeter donne la main à Artémis. Et elles inventent des voluptés : la mère regarde, incite « Vire ta robe, Pupa ». Comme dans une langue traversière, semble se creuser ici un chemin qui mène de Cixous à Duras via Hidalgo. L’enfant regardée, l’enfant exposée, l’enfant érotisé. Dans L’Amant, la narratrice donne à voir la petite de quinze ans, et la petite de quinze ans, caresse du regard le corps d’Hélène Lagonelle tout en faisant l’amour avec l’homme de la limousine. Ambiguïté et côté obscur du désir, fantasme, scandale et interdit de la littérature durassienne rejoignent la poésie hidalgienne, où cependant les aimantes mère-fille volent la scène au regard masculin. Rien qu’elles pour s’offrir au textuel de la littérature. L’émerveillement de la chair-femme est ainsi l’unique torrent érotique et impétueux. La « mère toscane » de Pupa se reflète dans la mère des barrages et épouse sa force hyperbolique d’une « sève femelle » jamais tarie. Amour et douleur, tout est lié à cette force de vie. Matériau Maman. A « la saleté, ma mère » de Duras répond « [l]a dureté de ton cœur, Maman, infecte ma chair. » Maladie Maman. La blessure intime est comme une plaie qui corrompt tout élan et qui dévore l’innocence. Créature mythologique aux allures saphiques, constamment ambivalente : fleur, reine, prostituée, douce, féroce : Maladie Maman. Focale Maman.
Le texte creuse au plus profond de l’être, cherche à atteindre un monde pré-alphabétique où les émotions ont la forme des éléments : glace, gadoue, sel, sang… Il réinvente la mémoire de la matière, reconfigure invariablement les origines. Féérie-Cosmos est à lire comme espace d’échos, lieu de tension où se disent sans cesse perte et retrouvailles de la matrice. Palimpseste de sensations, ces fragments poétiques ne cherchent pas à fixer, mais à exhumer par couches ce qui ne peut être dit autrement qu’en le murmurant. Et dans les contours de chaque mot, là où la morsure est double, entre la blessure du souvenir et la trace du plaisir, se dit la séparation enchantée, l’émerveillement d’un amour trop plein.
A travers ce souffle discontinu de la mémoire et de l’émotion, s’écrit dans ce poème une âme d’écriture qui retient la mort et la vie, « [c]omme les cordes d’une lyre ». Dans cette zone ardente de tendresse et violence à l’épreuve du désir, s’écrit ici une mère d’écriture, « Maman. Puis rien. »

Paloma Hermina Hidalgo, Féerie, ma perte, Éditions de Corlevour, juin 2025, 62 pages, 15 euros.