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Pauline Hillier : De « Free Amina » à Bolona (Les Contemplées)

  • Photo du rédacteur: Christiane Chaulet Achour
    Christiane Chaulet Achour
  • 21 juil.
  • 16 min de lecture
Pauline Hillier (c) Vincent Loison / La Manufacture des Livres
Pauline Hillier (c) Vincent Loison / La Manufacture des Livres

Pauline Hillier est née en Vendée en 1986. Elle a écrit son premier roman en 2014, A vivre couché. Elle a été membre des Femen de 2012 à 2018 : « J’ai arrêté parce que la forme d’engagement demandée était exigeante moralement et physiquement, mais aussi parce qu’il me semblait que le mouvement ≠Metoo venait prendre la relève des alertes lancées par les Femen  Aujourd’hui, au quotidien, je continue mon métier de libraire dans le deuxième arrondissement de Paris », a-t-elle déclarée dans un entretien. Emprisonnée en juin 2013 en Tunisie, à la prison de la Manouba, avec deux autres membres de son groupe après avoir participé à une action pour Amina Sboui, activiste tunisienne menacée de deux ans de prison, elle écrit dans le dernier chapitre de son roman :


« Bolona c’est mon histoire. L’histoire d’une jeune féministe française à la poursuite de ses rêves de justice et d’égalité pour toutes, partout, tout le temps. Émue par le sort d’une Tunisienne emprisonnée pour avoir défendu la liberté des femmes, j’ai été à mon tour enfermée pour avoir défendu la sienne. J’appartenais à l’époque à un célèbre groupe féministe d’origine ukrainienne dont l’impertinence et les actions coup de poing agitaient l’opinion publique et les médias du monde entier. C’est donc seins nus, le poing levé et les cheveux sertis de fleurs que j’ai manifesté mon soutien à la jeune prisonnière, en pleine heure de pointe devant le palais de justice de Tunis. Je connaissais les risques, je les ai acceptés, et j’en ai payé le prix, en passant un mois derrière les grilles de la Manouba. »



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Son roman Les contemplées (2023) lui a donc été inspiré par son séjour en prison. En 2024, l’édition de poche « J’ai Lu » l’a réédité. Auparavant, le Département des côtes d’Armor lui avait décerné le prix Louis Guilloux 2023. Elle a été reçue à La Grande Librairie, en février 2023, et son livre a été présenté par Augustin Trapenard comme « une révélation » ! Elle a eu aussi de nombreux articles dans Ouest-France, des entretiens dont le podcast « Signes des temps » avec  Marc Weitzmann. 


Pauline Hillier, autrice et libraire en région parisienne par Vincent Loison
Pauline Hillier, autrice et libraire en région parisienne par Vincent Loison

Pour qui ne connaît pas l’événement du 29 mai 2013 à Tunis, rien ne le laisse supposer dans la fiction jusqu’à ce chapitre final. On comprend que la narratrice est à Tunis, dans une voiture de police, qu’elle ne sait pas où on l’emmène car elle n’a entendu parler qu’en arabe toute la journée et personne ne l’a éclairée. Le flic la met en garde ou veut lui faire peur : « il y a des tueuses. Il faut faire attention. Il ne faut pas leur faire confiance. Elles te dépouilleront, elles te frapperont, ou même pire. Il y a des folles là-bas ». Dans un dépôt pour une nuit, en attente au tribunal et son retour vers la prison dans un fourgon, c’est avec une précision extrême que ces premiers contacts avec un univers sordide, d’une saleté repoussante et sans aucune commodité d’hygiène ni respect pour la femme arrêtée, que la narratrice campe avec réalisme ce monde qu’elle découvre. Elle raconte les gestes et actions qui ont pour but de priver l’incarcérée de son identité. Elle est jetée brutalement ensuite dans son lieu de détention, la Manouba. Elle se sent impuissante, prise au piège : « Quand on m’extrait du fourgon je suis déjà dans le ventre de la bête. Je sens son pouls, sa respiration et la moiteur de ses entrailles sur ma peau ».


Pour la première fois de sa vie, elle affronte l’arbitraire, la privation de liberté et la réduction au point zéro de ses décisions. Il faut lire ces deux premiers chapitres à la langue sûre et suggestive qui installe le lecteur dans l’univers carcéral dont il va lui falloir découvrir les règles et les lois. Un exemple peut en être donné lorsque, malgré la chaleur torride, elle n’ose pas enlever la chemise à fleurs dont on l’a affublée, « la police des mœurs de la cellule me tomberait aussitôt dessus. De la même manière qu’il y a ici des grilles derrière les grilles, il y a des règles derrière les règles. (…) Je découvre au fil des jours des nombreuses et parfois absurdes lois. (…) Il faut être équilibriste pour évoluer entre tous ces faisceaux d’interdits sans les toucher ».


Bien que ne se heurtant à aucune malveillance de la part de ses co-détenues, il lui faut un peu de temps pour trouver une façon de se faire accepter. Elle doit comprendre qui est la Cabrane, pour quelle raison les autres détenues lui obéissent ou la servent avec servilité, comment elle s’est créé son royaume. Elle y est aidée par Hafida, Fuite et les autres. Le récit qu’elle construit est passionnant à lire et son idée de lire dans les lignes de la main de celles qui veulent bien lui tendre leur paume lui ouvre des récits de vie qu’elle n’aurait pu soupçonner toute « magicienne » qu’elle est.

Au lieu de se replier sur elle-même, elle s’ouvre aux autres : « Les filles me racontent leurs vies, me montrent des photos de leurs enfants, m’informent sur l’avancement de leur procès. Elles poursuivent mon éducation aussi, sur les mœurs de la prison, ses codes, son vocabulaire, ses lignes rouges et ses zones grises. Elles me racontent les couleurs de leurs campagnes, les odeurs de leurs jardins, le goût de leur cuisine, me vantent les beautés de leurs régions, des tapis de Kairouan aux poteries de Nabeul. Elles m’imprègnent de leur culture, me parlent leur langue et me l’apprennent. En immersion dans cet univers, je fais rapidement des progrès et parviens de mieux en mieux à communiquer. Je glisse d’un bout à l’autre de la cellule, me faufile entre les lits, et devient peu à peu louve parmi les louves, membre adoptée du pack ».


Convoquée par la directrice de la prison, elle donne une évocation de la scène au plus près de son déroulement, de la tentative faite pour l’amadouer et la neutraliser à la menace quand la jeune femme reste hermétique à ses raisonnements : « je comprends que la directrice me raconte elle aussi une histoire, celle trop connue, de la misogynie intégrée. Ou comment une femme décide d’en tyranniser d’autres et de rabaisser son propre sexe pour être adoubée, et donc acceptée, par le cercle très privé du pouvoir masculin ».


Certaines scènes restent durablement à l’esprit, une fois le livre refermé, comme celle du malaise d’Hafida – qui jusque là était le bout d’entrain de la cellule, comme la réplique contraire de la Cabrane –, et de l’intervention de la doyenne, Boutheina, qui parvient à la soulager comme elle le fera plus tard pour soulager de sa fièvre inexplicable, Pauline alias Bolona. Intégrant les confidences des unes et des autres, les déviations commises ou, plus grave, les meurtres dont elles sont autrices, ces femmes chamboulent tout l’univers mental et  moral de la narratrice : « Toutes mes visions du bien, du mal, de la justice, de la morale, sont remises en question.(…) Quand je promène mes yeux dans la pièce, je ne suis plus capable de distinguer les bonnes des mauvaises, les innocentes des coupables, les gentilles des méchantes. Ça ne marche plus comme ça. Et je comprends que la vie non plus ne marchera plus jamais comme ça ».


C’est aussi l’évocation de son procès au cours duquel elle est complètement larguée puisque l’essentiel se passe en arabe et parce qu’elle comprend, malgré la barrière de la langue, qu’elle ne compte pas : « la parole circule, de juge en avocat, d’avocat en procureur, sans passer par moi. Des hommes assis confortablement sur leurs pleins pouvoirs se livrent une bataille idéologique sur fond de Coran et de valeurs islamiques, pour décider entre eux du sort de l’une de leurs pettes femelles ». Malgré une avocate qui fait tout pou la soutenir, elle n’a pas l’occasion d’expliquer sa version des faits. Elle est réduite au silence comme elle l’est dans le Pavillon D sur ce qu’elle pense de la religion, sur son homosexualité dont elle ne parle pas, percevant la limite à ne pas franchir. 


C’est une action militante qui l’a menée dans le pire et le meilleur… Elle se retrouve dans une prison de femmes tristement célèbre avec 29 co-détenues qui ont de 17 ans à 87 ans. Si il est une expérience du choc de l’altérité, c’est bien celle-ci et une fois remise de la peur et de la colère d’avoir été arrêtée, Pauline Hillier adopte une attitude tout à fait singulière – que n’auront pas les deux autres membres arrêtées, comme elle le raconte dans un entretien à France Culture. Subissant ce qu’on nomme « le syndrome de la libérée », elle enfouit cet épisode de sa vie. Car, comme elle l’écrit magnifiquement dans son chapitre final :


« D’une bande de tueuses, de voleuses et de petites délinquantes, j’ai reçu la plus magistrale des leçons d’humanité. Moi qui venais en féministe expérimentée (je le croyais), j’ai découvert là-bas ce que la violence patriarcale pouvait produire de plus abject, de plus sournois et de plus sombre. Mais j’ai compris aussi que de ces douleurs sourdes naîtra un beau jour la révolte flamboyante qui renversera le monde. Moi qui pensais savoir quoi du bien quoi du mal, qui a tort qui a raison, qui de bon qui de mauvais, j’ai été déboulonnée de toutes mes certitudes. Moi qui me croyais forte, je suis devenue humble. Moi qui venais parler, j’ai appris à écouter ».


Durant cinq années, elle a enfoui cette expérience à la fois traumatisante et enrichissante : la rencontre de Nour, une journaliste activiste tunisienne, un soir  de rencontre parisienne, fait tomber ses résistances et lui fait prendre conscience que cette expérience n’a pas été un épiphénomène de sa vie mais partie même de son être, Pauline accepte Bolona. Ce n’est qu’avec le recul de dix années qu’elle écrit son roman. Elle le conçoit comme un hommage à ces femmes qui lui ont beaucoup appris. Ce sont elles qui sont au cœur de la fiction et découvrir leurs histoires dont l’enchaînement est construit et « traduit » – la question des langues est constante dans le texte – est aussi une entrée dans une Tunisie loin de la carte postale touristique. Un des objectifs que se fixe la narratrice est aussi de sortir la représentation de la femme détenue de l’image du monstre.


A juste titre, Pauline Hillier insiste sur le fait que son livre est une fiction. Cela ne signifie pas qu’elle invente mais cela signifie qu’il y a une construction qui lui est personnelle de tout ce matériau vécu et observé et qu’elle ne retranscrit pas le réel en temps et en espace mais qu’elle compose une scénographie pour rendre l’expérience palpable et les portraits de femmes complexes et réparateurs du mal que fait la prison après les impasses sociétales.


Pourquoi Les Contemplées ? J’avoue que j’aurais aimé un autre titre. Mais peut-être est-il en lien avec le seul livre qu’on lui a laissé en prison, « mes notes de la Manouba sont restées dans les pages du livre de Victor Hugo, Les Contemplations, que j’avais avec moi en prison ». La sororité recherchée en adhérant au mouvement des Femen mais vécue dans sa singularité dans la prison avec des co-détenues tunisiennes est l’apport lumineux de ce roman. Il illustre ce mot et son contenu à mettre en bonne place dans l’approche toujours à enrichir du matrimoine. 


***


C’est une expérience singulière que Pauline Hillier a mise en fiction. Il peut être intéressant de la compléter par l’événement lui-même qui a provoqué l’incarcération en s’intéressant à d’autres textes de Tunisiennes ou de féministes. En gommant pratiquement de la fiction, non pas ses convictions féministes mais son engagement de femen, la romancière fait un choix qui est de ne pas voler la vedette à ses co-détenues car, on l’aura compris, c’est de sortir ces femmes de l’invisibilité qui lui importe. Et c’est le prix inestimable de cette fiction.

Pourtant le cadre de son action peut interroger.


Ne quittant les Femen qu’en 2018, Pauline Hillier n’a pas arrêté son militantisme à son retour de Tunisie. Outre des actions qu’elle a poursuivies, elle a été co-autrice avec Inna Shevchenko d’Anatomie de l’oppression (2017) et contributrice du Manifeste Femen (2015) et de Rébellion (2017). Son roman évoque peu son militantisme et la méconnaissance de la Tunisie qui était la sienne ne semble pas avoir été réduite dans les années qui ont suivi sa libération.

Le choix qu’elle fait de donner l’avant-scène du roman aux Tunisiennes emprisonnées comme « Droit Commun » est un choix qui déplace le regard de la sphère publique à la sphère invisibilisée. Or, l’affaire « Amina Tyler » a été très médiatisée et des Tunisiennes se sont engagées pour la défendre. En regard donc de ce roman, quelques rappels ne sont pas inutiles.


En mars 2013, les Femen veulent avoir une action dans le pays musulman qui leur semble le plus ouvert et choisissent la Tunisie. Cela correspond à la page facebook d’Amina Tyler qui diffuse des photos d’elle, seins nus, sur lesquels on peu lire en arabe : « Mon corps m'appartient et n'est source d'honneur pour personne ». Commence alors la riposte des islamistes et des réactions nombreuses dans le pays. Des informations contradictoires circulent sur le sort d’Amina Tyler qui est arrêtée le 19 mai 2013 à Kairouan, après avoir tagué le mot « Femen » sur le mur du cimetière avoisinant la mosquée Oqba-Ibn-Nafaâ. Trois Femen européennes venues en Tunisie manifestent en sa faveur et sont arrêtées le 29 mai et condamnées, le 12 juin 2013. Lors du procès en appel le 26 juin, les trois jeunes femmes ont leur peine réduite à du sursis et sont libérées. Le 20 août, Amina quitte les Femen, les accusant d’être une organisation « islamophobe » et s'interroge sur les sources de financement du mouvement. En réaction, Inna Chevtchenko la condamne sans appel : « Amina n'a pas trahi les Femen, elle a trahi les milliers de femmes qui se sont mobilisées pour elle durant sa campagne de soutien et grâce à qui elle est libre aujourd'hui ». Il est aisé de trouver des informations plus complètes sur cette affaire dont je ne donne que quelques éléments. Des Tunisiennes justement se sont mobilisées.


Le 1er août 2013, Lina Ben Mhenni lance un des premiers tweets pour annoncer la libération d’Amina Sboui. Présidente du comité de soutien de la Femen tunisienne, elle a été, en bonne blogueuse, très active : « Nous avons décidé de mobiliser large pour sortir Amina de sa prison», (conférence de presse par le comité de soutien d’Amina Sboui, 18 juillet, local du Syndicat National des Journalistes Tunisiens). Elle précise qu’« après avoir usé de tous les moyens pacifiques, les mouvements de protestation pour soutenir Amina pourraient connaître une escalade dans les prochains jours, ajoutant que les fausses accusations portées contre Amina pourraient prolonger le délai de sa détention à 14 mois ou plus et constituent une atteinte à la liberté d’expression. » Notons l’article de la philosophe tunisienne Hélé Béji, « Amina, l’histoire en marche » : « Comme tous les gestes de rébellion solitaire, inquiétants pour la société parce qu’ils touchent à la puissance tacite des bienséances, et dont la souffrance intime brille d’un sens qui n’est visible que pour son auteur, quand il pense obéir à une voix impérieuse pour le salut de tous, le cas d’Amina a plongé les Tunisiens, des plus conservateurs aux plus libéraux, dans les contradictions confuses de leur Révolution. » (Le Monde, 16-17juin 2013). 

Kmar Bendana réagit, quant à elle, sur son blog, le 18 juin 2013, en précisant que son  texte est inspiré « par la position et les mots d’Hélé Béji  dont l’écriture et la vision font écho à ce qu’elle pense « d’une « affaire » très importante pour la signification et les suites de la « Révolution tunisienne » ». Elle réfléchit à cette mise en avant du corps, avec une appréciation légèrement différente : « Nous n’avons pas le droit de laisser tomber Amina » car sa « colère pacifique devrait nous amener à réfléchir aux façons dont on peut apaiser une jeunesse impatiente de récolter les fruits d’une révolution qui mérite d’être poursuivie. Ne coupons pas les ailes à ceux qui, comme elle, ne font que se mettre en danger. Ils nous alertent sur le souffle à garder pour que la Tunisie continue à avancer vers la liberté de chacun et la dignité de tous. » Il faut soutenir Amina pour « minimiser » les risques qu’elle encourt, même si le message qu’elle lance est ambigü.


Lina Ben Mhenni est née le 22 mai 1983 (décédée le 27 janvier 2020). Elle avait  reçu, à Bonn, le Prix du Meilleur Blog 2011 lors de la septième édition du grand concours international des blogs, les BOB’s, organisé par la radio-télévision allemande Deutsche Weil. Issue d’une famille de militants de gauche, elle a précédé le grand mouvement de 2011 en défendant, en 2008, le mouvement social du bassin minier de Gafsa. Elle fut l’une des premières blogueuses à se rendre à Sidi Bouzid après l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi. Elle enseignait à l’université de Tunis. Dans Le Monde Afrique, on peut lire : « Lina était une voix libre, une militante infatigable et défenseuse des libertés et de la démocratie avant et après la révolution. Elle a lutté avec courage et détermination pour une société libre et juste » : c’est par ces mots que l’ONG tunisienne Al Bawsala a rendu hommage à la Tunisienne Lina Ben Mhenni, autrice du célèbre blog, A Tunisian Girl, morte lundi à l’âge de 36 ans des suites d’une longue maladie ».



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En 2012, Kmar Bendana (1952), historienne, publie une sélection de ses « blogs » de l’année. Pour Lina Ben Mhenni, le blog est son canal choisi et revendiqué d’expression, pour l’autre, plus âgée, c’est une voie inédite. Tunisian Girl revendique un usage militant, sans adhésion à un parti, si ce n’est à la communauté des blogueurs. Dans cette bataille, si parfois et comme en passant, est posée la question du devenir des femmes, elle n’est pas du tout une question centrale et décisive pour Tunisian girl qui prône une lutte commune pour les Droits de l’Homme. Kmar Bendana, dans ses « Lectures de transition » apprécie ce blog comme « une expérience civique ». Dans « Faire le pas », elle explique le cheminement rapide qui a déclenché, dès les premiers événements qui la surprennent et la laissent désemparée, le besoin d’écrire et la sortie publique de cette écriture de l’immédiat. Écrire dans l’instantanéité de l’événement – ou presque – est le but nouveau qu’elle se fixe. 


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Amina Sboui (alias Tyler) fait paraître début mars 2014 son témoignage Mon corps m’appartient… Il est relayé par les médias qui "comptent" dans le paysage français pour le grand public : entretien à France Info, passage à l’émission de Laurent Ruquier, « L’Emission pour tous », le jeudi 13 mars : une belle jeune femme, Amina Sboui en tee-shirt soigneusement choisi pour camper l’icône, puisqu’y étaient dessinés deux seins avec un effet de relief et deux croix rouges sur les tétons ; en short avec un collant noir. Celles et ceux que Ruquier nomme ses « pensionnaires » lui posent des questions comme si elle était une femme politique. Le public la connaît peu et quand il est question d’avoir envie ou non de lire son livre, il se partage entre 69 oui et 55 non. Manifestement, comme c’était le cas déjà dans l’entretien de France Info, Amina Sboui a du mal à répondre aux questions posées si ce n’est aux questions attendues auxquelles elle a sans doute été préparée : la réaction de ses parents, qui l’a aidée à venir en France, son retour possible en Tunisie, etc.

Celle qui a contribué à l’écriture, Caroline Glorion, est réduite à une simple mention. Comment le livre a-t-il été fabriqué ? Amina Sboui a-t-elle été enregistrée et la rédactrice a-t-elle remis de l’ordre dans ses propos et proposé un « ordre » qui est justement celui que nous lisons ? L’histoire des écritures regorge de ces « collaborations » peu commentées, attribuant au sujet témoin le résultat de son témoignage. Il est patent qu’Amina Sboui n’est pas très à l’aise en français : ainsi, lorsqu’elle ne répond pas aux questions, ce n’est pas par manque de réparties – on voit ou entend une fille plein de vie et d’idées – mais par manque de "langue". On se demande, lorsqu’elle est interrogée, pourquoi elle ne parle pas en arabe en étant traduite car elle aurait alors, semble-t-il, toute latitude pour exprimer ce qu’elle a à dire. 

Son témoignage est composé de sept chapitres aux titres simples et suggestifs : « Par où commencer – L’ouragan – Toute petite déjà… – Ma révolution tunisienne – La gueule de bois – La Tunisie est un pays laïque. Ses femmes sont libres – "Liberté, dignité, justice sociale" ». Il n’est pas chronologique et attaque d’emblée par ce qui doit accrocher le lecteur en France : les photos aux seins nus. On a alors un récit daté et explicatif des décisions prises par la jeune fille : comment à partir de photos d’Indiennes manifestant nues contre le viol, vues sur internet, elle a engagé une recherche sur google et trouvé plus d’informations, en particulier sur les Femen : « Ça m’a plu. Cette action était radicale  et mettait en avant la fierté, la dignité des femmes. Les mots sonnaient justes. Et puis c’était moderne ; des femmes se servaient de leur corps comme des livres ouverts sur le monde des hommes. Le corps de la femme, si souvent bafoué, utilisé, manipulé, violenté, devenait un étendard. »

 

Elle entre en contact et « Inna, la chef » lui a tout de suite répondu : « C’était drôle qu’elle réagisse si vite, j’étais contente ! » Amina se rend compte qu’Inna ne connaît presque rien sur la Tunisie : « En revanche, je crois qu’elle a bien compris que j’étais une fille déterminée, une activiste. » Elle lui propose de « commencer » par faire une photo et Amina est d’accord, tout en refusant les slogans proposés. Elle est un peu freinée en pensant à sa famille : « Mais juste après, il y a le côté anarchiste de ma personnalité et, comme souvent dans ma vie, c’est elle qui domine, alors j’ai pensé : « Fuck your moral ! » Voilà, c’était le slogan que je voulais écrire ! »

Amina raconte ensuite la mise en œuvre de la première photo et cette impression de « bouger » après les mois de marasme de la post-révolution tunisienne. Peu après, un ami, photographe lui propose de faire une photo plus « professionnelle » : « Zied a pris la photo. Je l’ai posté. Les Femen l’ont mise en ligne sur leur site ». Amina raconte la suite : comment tout s’est emballé, comment elle a été invitée pour une émission de télé à Tunis, la séquestration de ses parents. Il est frappant, au cours des 77 pages que constituent ce témoignage, que la question des langues est rarement évoquée. 


Ces simples et courts rappels montrent les réflexions qui viennent à l’esprit lorsqu’on s’intéresse à cette action coup de poing de trois femens européennes dans un pays arabo-musulman et, de façon plus générale, la question d’actions dans l’ignorance quasi-totale de la complexité d’une société et de ses luttes en cours sur la question des femmes. 


En optant pour invisibiliser le combat qui a été le sien et l’a conduite dans la prison de la Manouba, Pauline Hillier choisit une stratégie fictionnelle intelligente et qui lui permet de ne pas se mettre en porte-à-faux avec son engagement antérieur, sans l’analyser ou le mettre à distance. Mais sa fiction elle-même souligne combien elle a été « formée » par le choc de l’altérité « documentée sur le vif » par ses co-détenues que par ses certitudes militantes. A chaque lectrice-lecteur d’apprécier la fiction et le rapport qu’elle entretient avec les mouvements féministes et la cas particulier de la Tunisie. 

Pour nourrir encore le débat, il n’est pas inutile de lire l’article publié par Mona Chollet dans Le Monde diplomatique (blog) du 12 mars 2013, trois mois avant l’action coup de poing devant le Palais de justice de Tunis, « Femen partout, féminisme nulle part » dont je cite l’introduction : 


«Les musulmans semblent éprouver un sentiment de puissance virile à voiler leurs femmes, et les Occidentaux à les dévoiler », écrivait l’essayiste marocaine Fatema Mernissi dans Le Harem et l’Occident (2001). L’engouement des médias français pour des figures comme les Femen ou Aliaa El-Mahdy, l’étudiante égyptienne qui, en 2011, avait posé nue sur son blog, offre une nouvelle confirmation de la justesse de cette observation. On a pu voir sur France 2, le 5 mars, un documentaire consacré au collectif d’origine ukrainienne implanté en France depuis un peu plus d’un an, et un autre intitulé Aliaa, la révolutionnaire nue sur La Chaîne parlementaire (LCP) pour le 8 mars, Journée internationale des femmes.

Tant pis pour les milliers de femmes qui ont le mauvais goût de lutter pour leurs droits tout habillées, et/ou d’offrir un spectacle moins conforme aux critères dominants de jeunesse, de minceur, de beauté et de fermeté. « Le féminisme, c’est ces femmes qui ont défilé dans les rues du Caire, pas les Femen ! Et sur ces femmes-là, je vois peu de documentaires TV », s’insurgeait sur Twitter, le 6 février dernier, la correspondante de France Inter en Egypte, Vanessa Descouraux. En France, les organisations féministes « se voient désormais plus souvent interpellées sur ce qu’elles pensent du mouvement d’origine ukrainienne que sur leurs propres actions ».


Ainsi que sa conclusion :

« En mars 2012, sous le slogan " Plutôt à poil qu’en burqa", Femen France a organisé une "opération anti-burqa" devant la Tour Eiffel. Ses membres clament aussi que " La nudité, c’est la liberté", ou scandent : "France, déshabille-toi !" Elles perpétuent ainsi un postulat très ancré dans la culture occidentale selon lequel le salut ne peut venir que d’une exposition maximale, en niant la violence que celle-ci peut parfois impliquer.

De nombreuses féministes leur ont objecté que, plutôt que d’affirmer la supériorité de la nudité, il vaudrait mieux défendre la liberté des femmes à s’habiller comme elles le souhaitent. Mais les Femen sont certaines de détenir la vérité. « On ne va pas adapter notre discours aux dix pays où s’est implanté le groupe. Notre message est universel », assure Chevchenko à 20minutes. Ce mélange de paresse intellectuelle et d’arrogance, cette prétention à dicter la bonne attitude aux femmes du monde entier, sont accueillis plutôt fraîchement ». 


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Pauline Hillier, Les Contemplées, J’ai Lu, 2024,  253 p. (La Manufacture de livres, 2023)

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