Avec L’Âge de détruire, son premier roman paru l’an passé chez Minuit, Pauline Peyrade a immédiatement su imposer une voix singulière, que son travail théâtral d’envergure avait déjà su déployer. Quoi de plus logique que de partir à la rencontre de la lauréate du prix Goncourt du premier roman pour évoquer, à la croisée de son travail romanesque et théâtral, le souvenir de Duras qui hante son écriture.
Comment avez-vous découvert Marguerite Duras ? Un livre ? Un film ? Une pièce de théâtre ? Ses entretiens ? Quel a été votre réaction après la « rencontre » avec cette écrivaine ?
J’ai lu Les petits chevaux de Tarquinia quand j’étais au lycée. Les sensations de cette lecture sont encore vivaces. Celle qui domine est la sidération. Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre en ouvrant le livre. Je me rappelle avoir été saisie, « ravie » par la langue. Cette première rencontre a été physique. Une langue à ce point puissante qu’elle ébranle le corps entier, modifie son souffle, son rythme cardiaque. Quand je pense à ce livre, je ressens encore le poids de l’air étourdi de chaleur, le temps qui suffoque, les minutes qui s’écoulent au ralenti, le brûlant des pierres.
Pourriez-vous me citer : le livre, le personnage, la phrase de Duras qui vous ont le plus marqué.e ? Pourquoi ces choix ?
Ce qui me marque le plus chez Marguerite Duras, ce sont ses lieux. Le front de mer du Ravissement de Lol. V. Stein, la maison en bord de jungle d’un Un barrage contre le Pacifique, sa maison de Neauphle-le-Château, qui apparaît dans Nathalie Granger et le cycle d’entretiens Les lieux de Marguerite Duras. J’ai été également très marquée par le personnage de Lol. V. Stein. Sans doute parce que, à sa manière, elle est aussi un lieu. Une maison vide, pillée. J’aime ses lieux parce qu’ils ne font qu’un avec l’écriture et qu’on peut les occuper, y habiter mentalement pour écrire. Ils parlent des femmes, aussi. À propos d’Isabelle Granger, elle a cette phrase superbe : « quand elle déambule dans la maison, c’est comme si elle faisait le tour d’elle-même, comme si elle contournait son propre corps. » Elle dit aussi que les femmes seules occupent les maisons parce qu’elles les regardent. Que ce qui fait une maison, son atmosphère, son caractère, c’est le regard que la femme qui l’occupe passe quotidiennement sur elle. On n’est pas très loin des chambres chargées des rêves et des projets que les femmes n’ont pas eu les moyens d’accomplir de Virginia Woolf. Chez Duras, la maison est un corps, un refuge. Elle est aussi une menace : « Dans la maison, il y a aussi l’horreur de la famille qui est inscrite, le besoin de fuite, toutes les humeurs suicidaires. »
Qu’est-ce qui vous fascine le plus chez elle ? Sa langue hyperbolique, anaphorique, ses silences ? Ses sujets atemporels qui reflètent, comme la parole du mythe, la mémoire à la fois collective et individuelle du XXe siècle ?
Ce qui me fascine le plus chez elle, c’est le fait qu’elle transforme tout en écriture. Un peu comme Midas transforme en or tout ce qu’il touche. Elle dit, « quand on écrit, tout écrit ». Rien de plus vrai. Me fascine aussi son rapport à son propre personnage, qui n’est pas sans lien avec son rapport à la violence. C’est particulièrement frappant dans ses entretiens filmés, comme ceux avec Michelle Porte ou Bernard Pivot. On la croirait devenue écriture elle-même, comme si « être écrivaine » était de même nature que « être humaine ». La langue de l’écriture est devenue la langue de la parole – ou bien est-ce l’inverse ? Ou bien cette langue occupe-t-elle la croisée de l’écrit et du quotidien ? Cette langue lui permet à la fois d’être masquée et de se montrer au monde sans fard. « Je suis une alcoolique qui ne boit pas », dit-elle à Pivot. Implacable.
La « modernité » de son écriture, celle qu’elle a nommée dans les années 1980 « écriture courante », impatiente de s’exprimer, au plus près de l’intention orale et de l’inspiration créatrice a-t-elle inspirée votre œuvre ?
Dans l’entretien qu’elle accorde à Bernard Pivot, elle dit qu’écrire revient à « courir sur les crêtes », que les mots lui apparaissent, rapidement, qu’ils couvrent ainsi la distance du livre, que l’écrivaine, et l’écriture, à leurs trousses, doivent parcourir. J’aime beaucoup cette image parce qu’elle va à l’encontre du rythme qu’impose, pour moi, la lecture de ses livres. Ainsi, son écriture reste puissamment vivante, parce qu’elle continue de nous échapper. L’écriture de Duras est aussi inspirante que tout ce qu’elle dit de l’écriture. Chez elle, l’écriture est elle-même un motif d’écriture. En cela, elle se pense sans cesse, ne se fige jamais, et peut constituer une source d’inspiration, de réflexion, de patience, de courage, pour les écrivain.es. Mais sa langue dangereuse car elle est contagieuse. À trop la fréquenter, on a tôt fait de se mettre à l’imiter, malgré soi.
Duras encore ou on la confie à l’histoire littéraire ?
Les deux ! Duras est absolument vivante. Parce qu’elle est ambivalente, complexe, et que son œuvre est radicale. C’est une écrivaine qu’on aime passionnément ou qu’on tient loin de soi. L’intensité des réactions que ses livres génère encore prouve qu’elle est notre contemporaine. Pour autant, il ne faudrait pas qu’elle soit, comme de nombreuses femmes avant elle, oubliée par l’histoire littéraire. La postérité d’une œuvre n’est pas le fruit de l’ouvrage magique des années, elle se décide du vivant de celle-ci. Une époque, ses pouvoirs en place, ses institutions, décident, ou non, de la laisser mourir.
(Questionnaire par Simona Crippa/Propos recueillis par Johan Faerber)
Pauline Peyrade, L'Âge de détruire, Minuit, janvier 2023, 160 pages, 16 euros