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Philippe Forest : « En racontant on donne une autre dimension à une histoire » (Et personne ne sait)

Photo du rédacteur: Cécile ValléeCécile Vallée

Philippe Forest (c) Francesca Mantovani/Gallimard
Philippe Forest (c) Francesca Mantovani/Gallimard


C’est le principe de ce court mais dense récit : raconter l’histoire d’un roman et de son adaptation au cinéma. Les chapitres consacrés au texte de lecteur alternent avec ceux composés des ekphrasis de tableaux exposés dans la section « flok art » du Metropolitan Museum of Art de New York. Le narrateur joue ainsi à troubler les lignes entre les arts, entre réalité et fiction pour esquisser une sorte d’art poétique personnel du récit. 



« Ce qui a été rêvé par un autre, chacun le rêve à son tour et c’est ce second rêve qui rend sa réalité au premier. » 

Le récit commence par quelques lignes qui développent une métaphore de l’hiver. Le narrateur intervient au paragraphe suivant pour annonce qu’il cite « littéralement ou presque » l’incipit d’un roman sans en indiquer le titre. Il poursuit en présentant le personnage, Eben Adams, un peintre new yorkais dont les tableaux ne correspondent pas aux attentes du marché et qui se rend au Met. Le narrateur transforme cette reformulation d’un récit en un autre récit puisqu’il crée une tension narrative et interprétative en parallèle de l’histoire du peintre : le roman et son adaptation cinématographique existent-ils vraiment ou ne sont-ils que le fruit de l’imagination ou de souvenirs confus du narrateur ? Quel sera le sens de cette alternance entre le texte de lecteur et les descriptions des tableaux vus lors de sa visite au Met ? Enfin, comme il s’agit de Philippe Forest, quelle sera la portée autofictionnelle de ce récit ? 

Le lecteur est pourtant prévenu, dès le titre, que « personne ne sait », et le narrateur lui rappelle par les titres du troisième et de l’avant-dernier chapitres qui insistent sur l’impossibilité d’accéder à une signification : « ce qu’est le monde, personne ne le sait. Chacun toujours se tient devant la même énigme ». Il en va de même pour les histoires. Le mystère du portrait de Jennie n’est résolu ni dans le roman ni dans le film. Le dernier chapitre propose une autre fin mais pour introduire une autre énigme : « on croirait qu’elles ont vécu la même histoire et qu’elles partagent le même secret, un secret dont personne ne sait. » Si nul ne sait, chacun peut y voir ce qu’il y veut : l’histoire terminée « recommencera toujours pour chacun de ceux auxquels elle fut racontée par quelqu’un, pour chacun de ceux qui à sa suite la raconteront à quelqu’un d’autre. » C’est ce que fait le narrateur en comblant les blancs du texte – il situe l’intrigue à Noël et imagine que le peintre est en deuil – et en faisant le lien entre son expérience et celle du peintre qui voit New York « qu’au miroir de ce que d’autres lui en ont montré », tout comme lui voit la ville à travers les représentations cinématographiques qui l’ont nourri : « On croit que les images imitent la réalité qu’elles reproduisent. Alors que c’est l’inverse. La réalité imite l’image que l’on en tire. » Il en va de même pour l’écriture de soi :

« j’ai toujours raconté la même histoire. Comme tout le monde, je n’en connais qu’une. Je dis que je raconte ma propre histoire et c’est toujours celle d’un autre. Et quand je dis que je raconte l’histoire d’un autre, c’est encore la mienne. »

  Le peintre raconte donc l’histoire du narrateur et vice-versa. Tous les deux font un portrait pour redonner vie à une personne même si on sait que ce n’est pas possible et que raconter des histoires c’est plutôt « peindre le portrait de son absence », celle de Jennie et celle de la fille du narrateur qui est au cœur de son œuvre et de sa vie : « parce qu’elle projette son ombre en arrière, [elle] me semble parfois avoir constitué le premier des événements de mon existence et avoir ainsi eu lieu avant tout ce qui l’avait pourtant précédé. »

Ainsi, « on croit créer tandis que l’on copie ou que l’on cite » : on écrit toujours à partir d’autres écrits, on écrit toujours la même chose. Il ne s’agit donc pas d’être original mais d’offrir une version plus acceptable du monde :

  « le même en un peu mieux afin qu’il soit loisible à chacun de croire qu’il n’est pas aussi mauvais, aussi misérable qu’on le dit et qu’il n’est pas impossible après tout d’y trouver un peu de bonheur – ou, en tout cas, en passant, d’y prendre un peu de plaisir. »

Ce récit ressemblerait à celui d’un rêve de l’enfance qui deviendrait réalité ou révélerait que la réalité est un rêve.



« Sur la toile, le peintre dispose des formes qui ressemblent à la réalité. Mais il le fait afin que se manifeste cette autre réalité qui manque au monde. »


Le choix du roman qui est raconté n’est pas anodin. Le narrateur y voit un conte de Noël, genre qu’il affirme avoir toujours eu envie d’écrire : « en un sens, j’ai toujours essayé. Même si je n’y suis jamais arrivé. » C’est « l’histoire parfaite », celle qui garde l’énigme de « l’irrémédiable lointain », qui contient le rêve, l’enfance, et, comme une chanson d’enfant, on n’en comprendrait pas trop le sens :

« Nul ne sait qui l’a inventée et chacun s’imagine en être l’auteur. Elle parle de tout et de rien, de personne ou bien de chacun. Quiconque la lit y retrouve la sienne. Mais sous une forme telle qu’elle ne lui appartient plus, qu’elle n’appartient plus à personne. Et nul ne sait ce qu’elle signifie. » 

Puisqu’on ne sait rien, seule cette faille entre la réalité et le rêve doit être visée :

  « cette vérité à laquelle il faut les ombres, les fantômes et les fables que l’on fabrique en plein jour afin d’y faire briller un peu de cette nuit qui dit le peu que nous saurons jamais de la vie. »

Le narrateur oppose clairement cet art poétique du récit à celui des histoires contemporaines qui se caractérisent par « leur bêtise, leur bêtise et leur brutalité ». Il oppose également les peintres de la section « folk art » du Met, – étonnamment qualifiés de « primitifs », alors que ce sont des colons européens du 19e siècle –, dont Adams est le représentant tardif fictif, à des Goya ou des Picasso. Par ces remarques, le narrateur insiste sur le fait que l’histoire parfaite est pour lui totalement décontextualisée. 

Et personne ne sait est un récit musical construit sur des motifs récurrents comme un opéra wagnérien, qui créent de multiples échos entre le roman, le film, les tableaux, le « je » du narrateur. C’est un récit complexe, peut-être un peu doctoral, mais qui offre une mise en abyme passionnante de la lecture. 





Philippe Forest, Et personne ne sait, Gallimard, janvier 2025, 128 pages, 17 euros

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