Platonov x Yuming Hey : Une série théâtrale incandescente : l’absence et le vide, à rebours de la tradition (Les Déshérités)
- Delphine Edy
- il y a 42 minutes
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Les samedis 31 mai et 7 juin, le public du Théâtre 14 a eu le privilège de découvrir Les Déshérités. L’ère des enfants sans père (Platonov), d’après la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan (1), dans une mise en scène de Yuming Hey. La liste d’attente s’étirait le 7 juin et, à en croire la très longue standing ovation, les spectateur.ices avaient visiblement très à cœur de saluer les 9h de cette odyssée théâtrale enlevée et puissante.
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Platonov, on s’en souvient, c’est l’histoire de jeunes gens à la dérive, une bande d’ivrognes cupides qui n’ont que les roubles à la bouche et cherchent à profiter, à la fin du xixe siècle, du domaine d’Anna Pétrovna (la veuve d’un général endetté), situé dans un petit bourg du sud de la Russie. Au sein de ce microcosme, Platonov, promis à un avenir brillant et pourtant devenu simple maître d’école, fait le show : il se gausse, jabote quand il ne discourt pas, se saoule avec les autres… Inlassable coureur de jupons, il se perd dans des histoires sans lendemain, tangue entre besoin de consolation et remords, s’interroge – tel un Hamlet un peu fake – sur le sens de sa propre vie, tout en faisant de la nécessité de travailler et de la recherche de vérité des valeurs qui lui valent l’admiration de tou.tes (celle de Grékova et Sofia, mais aussi d’Issak, de Nicolaï et de Sergueï) : Platonov n’est pas à un paradoxe près et s’avèrera incapable de suivre le bon conseil de Triletski et d’ « accorder [ses] actes et [ses] paroles ».
Mais Platonov, c’est surtout le premier texte connu d’un jeune homme de 18 ans, Anton Tchekhov, qui se lance en 1878 dans l’écriture (qui durera des années) d’un drame assez sombre, dont le cœur, « l‘absence de pères » (bezotsovchtchina, le titre perdu de la pièce d’après une lettre du frère aîné de l’auteur), fait apparaître des forces antagonistes entre ruptures et tensions. Cette œuvre se révèlera matrice de toutes les pièces en devenir : elle contient déjà tout, parfois sous la forme d’esquisses maladroites, mais pleinement opératrices de sens lorsqu’il s’agit de dire la violence d’un monde pré-révolutionnaire, un monde qu’il faut quitter pour que le nécessaire changement social puisse advenir : « enterrer les morts et réparer les vivants » sera la seule issue.
Lorsqu’André Markowicz et Françoise Morvan, les traducteur.ices de la pièce, ont lu pour la première fois ce « long mélodrame, vaguement cauchemardesque, dans lequel, même en pataugeant laborieusement, on avait peine à se retrouver », une question s’est imposée à eux : « pourquoi un grand metteur en scène [Georges Lavaudant] allait-il s’enfoncer dans un pareil bourbier ? » Cette interrogation nourrit alors leur crainte que « Platonov provoque la même réaction de la majorité des jeunes lecteurs, découvrant l’œuvre de Tchekhov avec cette pièce inachevée » … Il leur aura fallu se livrer à cette expérience étonnante qu’est la traduction pour enfin lire la pièce et mesurer que tout est une question de rythme « pour que le lourd mélo se change en une succession de scènes virevoltantes, enchaînées avec drôlerie ».

C’est à ce type d’expérience de (re)lecture que nous invite Yuming Hey pour sa toute première mise en scène à laquelle il réfléchit depuis plus de dix ans. Dans Les Déshérités, Yuming Hey a sorti sa faux et trace son propre parcours dans le texte pour en révéler le sens et donner vie au processus de dédoublement, véritable centre de la pièce. Il a réuni autour de lui des comédien.nes d’une grande vivacité (mention spéciale à Gilles Nicolas, Glagoliev dans la pièce, qui incarne l’un des pères avec une énergie au plateau qui n’a rien à envier à celle de la brochette de jeunes comédien.nes, dont nombreux.ses sont issu.es du Lab14) et inventé, sous la forme d’une série de sept épisodes (entre 40 minutes et une heure) entrecoupés d’entractes, un dispositif esthétique immersif capable de faire vivre syncopes, images burlesques et réflexions existentielles ; capable surtout de faire entendre la langue légère, rapide, intuitive de Tchekhov, celle d’une partition textuelle à même de jouer « sur les plus fines distorsions » du russe et sur « ce qui peut passer pour la banalité absolue » (2).
Pour ce faire, le Théâtre 14 a fait peau neuve. Nous débarquons littéralement chez Anna Pétrovna (pétillant et voluptueux Yuming Hey) qui nous accueille avec ses invité.es pour leur Pool Party en son domaine de Voinitsevka. Couleurs fluo, maillots de bain, bobs à fleurs, ballons et piscine gonflables, transats, cocktails acidulés, jeux d’extérieur, champagne…, tous les ingrédients sont réunis pour la fête. Très vite, il devient clair que tout l’espace du théâtre a été investi : le hall d’entrée, le salon à côté du bar et, surtout, le jardin, dont les portes resteront grande ouverte lors des premiers épisodes. Pris à parti, arrosés à coup de pistolet à eau, difficile de ne pas plonger avec eux dans cette ambiance festive. Et de sentir, en même temps, qu’avec ce déploiement de plusieurs espace-temps simultanés, nous ne pourrons pas tout saisir, il va falloir accepter que certaines choses nous échappent… Peut-être faut-il vivre soi-même l’éclatement, l’ellipse, l’absence de contrôle pour mesurer la modernité qui s’ouvre au moment de l’écriture de la pièce ? C’est le pari de ce spectacle. Et il est gagné haut la main !
Dès les premiers mots échangés au plateau, les personnages tchekhoviens apparaissent tels des pop-ups : malgré le décor dérussifié, les situations nous sautent aux yeux et n’ont rien perdu de leur qualité ; l’entrée de Platonov finit de nous ancrer chez Tchekhov. Des arrêts sur image (lorsque l’ensemble se fige comme s’il jouait à « chat glacé ») permettent de plonger dans l’épaisseur du texte et de sentir la tension dramatique s’installer. Puis, petit à petit, les changements de décor s’enchaînent. Les déplacements sont assurés à vue, tout comme les changements de costumes : les tenues de bain colorées cèdent la place à des vêtements aux teintes beiges écru, suivant ainsi un processus inversé de russification. Ces différents processus de distanciation sont prolongés par des intermèdes musicaux qui viendront rythmer tout le spectacle : placées en ouverture ou insérées au sein d’un épisode, ces performances prises en charge par l’ensemble des comédien.nes (qui se révèlent donc aussi choristes !) donnent à entendre une playlist particulièrement pop – de Bruno Mars à Britney Spears, en passant par Rihanna ou Madonna – qui ne cherchent nullement l’illustration, bien au contraire. Il s’agit davantage d’éclairer les silences et les tensions du texte et d’interagir avec le public. À l’évidence, si l’on en croit les commentaires entendus pendant les entractes, cela fonctionne : en prenant le contre-pied de la tradition théâtrale qui voit dans Platonov une pièce injouable en raison de sa longueur (a minima six heures dans sa version la plus brève (3)), Yuming Hey allonge encore et offre un accès plus immédiat et jouissif au texte.
Si Platonov semble être le personnage central de la pièce, en réalité, c’est surtout son absence qui frappe : tous voudraient lui ressembler, l’aimer, l’attirer à eux (magnifique scène chorale sur Bad romance de Lady Gaga où s’exprime, mains tendues vers lui, le désir pour Platonov), mais, en même temps, ne font qu’être repoussés et déçus par son absence de caractère, son absence de vérité, son absence d’éthique. Comme La Mouette et La Cerisaie plus tard, Platonov est une pièce sans centre, une pièce polyphonique, et l’on mesure le défi pour un acteur d’endosser le rôle de Platonov puisqu’il s’agit de « décevoir en séduisant », d’incarner la dualité pour ne pas plonger dans la tragédie. Léo Gardy propose ici une partition de jeu tout en finesse, explorant les différentes facettes du personnage tout en imprimant sa propre marque grâce à une énergie débordante et communicative. Platonov est celui qu’on attend et que l’on dépeint avant qu’il n’entre en scène, nous rappelant un certain Tartuffe. Comme le souligne le portrait, resté célèbre, qu’en brosse le banquier Glagoliev au début de la pièce :
Je crois que Platonov est la meilleure expression de l’incertitude de notre époque…. Il est le héros du meilleur des romans contemporains, mais un roman, hélas, que personne n’aurait encore écrit… parlant d’incertitude, je veux dire l’état de notre société… Les romans sont mauvais au possible, ils sont mesquins, artificiels…. C’est bien normal : nous n’avons plus la moindre certitude nous ne comprenons plus… Tout s’embrouille à l’infini, tout se mélange…. Et c’est, à mon avis, cette incertitude-là qu’exprime ce bel esprit qu’est notre Platonov. (p. 73-74)

Platonov court après un savon mouillé qui lui glisse sans cesse des mains, tout comme Tchekhov court après la forme à donner à cette pièce sans y parvenir complètement. À moins que ce ne soit l’inverse et que ce soit le personnage qui incarne le processus complexe et l’incertitude de l’écriture, une tension duale qui transparaît magnifiquement dans l’épisode 6 où rêves et fantasmes peuplent le plateau. Comme dans Richard III, les fantômes reviennent pour se venger. Platonov doit affronter ses pires cauchemars qu’il faut matérialiser : on salue la création lumière de Stéphane Fritsch qui use de cadres lumineux, d’effets stroboscopiques et de fumée pour créer de très belles images au plateau, doublées d’une musique plus rock qui modifie l’énergie.
Ce spectacle est à la fois un enchaînement de tableaux à l’identité singulière (grâce au très beau travail de costumes et de scénographie), que l’on apprécie pour ce qu’ils sont, mais il trouve également sa force dans sa forme hybride et son entrelacs de fils rouges qui tissent un paysage visuel et sonore permettant de redonner vie à la pièce de Tchekhov. Katia, la servante d’Anna (initialement incarnée par un Thomas Dutay très drôle et subtile) se démultiplie en une armée de Katias, comme si la soubrette pop aux cheveux roses s’emparait du plateau pour mieux reprendre le pouvoir sur ces hommes totalement dépassés.
Il faut dire que le dédoublement est inscrit dans la structure initiale de la pièce. Le domaine d’Anna Pétrovna délimite un espace intérieur qui s’oppose à l’extérieur : soit les personnages appartiennent au domaine (Anna, son beau-fils Sergueï, Sofia son épouse, les domestiques…), soit ils sont des figures du dehors (propriétaires fonciers, étudiants, le bandit Ossip…). Et l’opposition binaire se retrouve également dans la symétrie père – fils, qui est celle de deux générations qui ne se comprennent plus. Plus encore, elles se détestent, comme en atteste cette déclaration de Platonov au sujet du général Voïnitsev que Tchekhov a coupée dans la version la plus courte de la pièce :
Sa maladie, sa mort, les créanciers, la vente du domaine… et ajoutez notre haine à tout ça… C’est affreux ! […] Cet homme mourait comme seul peut mourir un homme débauché jusqu’à sa moelle, richard de son vivant, mendiant à sa mort, une cervelle éventée, un caractère épouvantable… […] De ses yeux coulait le champagne qu’il avait bu autrefois avec ses pique-assiettes, à la sueur de ceux qui n’avaient que des haillons sur le dos et des épluchures à manger… (p. 85)
Et pourtant, cette déclaration de haine vis-à-vis des pères est une clé de la pièce, en tant qu’elle brosse un portrait en miroir de l’anti-héros qu’est Platonov. Il faut aussi souligner l’opposition de genre mise en scène dans la pièce : « la femme est le meilleur de l’homme » nous dit Glagoliev. Grékova, l’étudiante que Platonov harcèle et abuse sexuellement, trouvera la force de se révolter ; Sacha, que son époux qualifie systématiquement d’idiote, prouvera sa noblesse d’esprit. Sofia, trahie, lui ôtera la vie. Quant à Anna Pétrovna, elle a un statut à part : elle est cette « femme qui écrit bien, c’est rare », et apparaît dès lors comme l’égale de Platonov, mais elle appartient à la génération des pères, ce qui la rend inaccessible : comment pourrait-il devenir lui un père ? Alors même qu’il se montre incapable d’élever son propre enfant, autre figure de l’absence dont seuls les mots tendres de Sacha, sa mère, révèlent l’existence. De toutes ces interrogations, Platonov n’est pas dupe, ce que confirment ses quasi derniers mots : « Je comprends le roi Œdipe qui s’est crevé les yeux ». Platonov ne meurt pas en aveugle, crédule et insouciant. Il fait face à sa vérité propre : sa vie ne fut rien d’autre qu’une coquille vide. En convoquant de multiples références théâtrales – les allusions à Hamlet sont nombreuses, tout comme celles à Dom Juan, Richard III se voit également convoqué et Œdipe explicitement nommé – Tchekhov joue avec la tradition pour mieux s’en distancier : Platonov ne rêve pas comme Hamlet, il boit et se comporte comme un lâche Dom Juan, il meurt assassiné par sa maîtresse comme dans une comédie de boulevard… Toute sa vie est une course effrénée vers le néant et la pièce de Tchekhov s’impose comme une véritable figuration de l’absence et de l’impossible fin, et donc, telle une ouverture décisive vers la modernité. À moins que Tchekhov n'en revienne à la première modernité ?
C’est le parti pris que semble avoir adopté Yuming Hey en faisant des Déshérités une pièce queer comme l’est La Nuit des Rois de Shakespeare, où le travestissement est la clé dramaturgique : les rôles de femmes étaient tous joués par des hommes. Chez Yuming Hey, tout est possible, les femmes jouent aussi les hommes (Marion De Schrooder est un Abram Venguerovitch absolument étonnant, alternant robe à paillette et posture patriarcale affirmée), comme si, au fond, la question du genre n’en était plus une, ce qui est une autre manière d’affirmer la bascule vers la modernité de la pièce de Tchekhov. Le spectacle se termine dans une boîte noire. Le dernier épisode s’ouvre sur une performance chantée de Chloé Angevin (Isaak) absolument étourdissante au rythme de Murder on the dancefloor (Sophie Ellis Bextor). Léo Gardy semble se glisser dans la peau du grand comédien allemand de la Schaubühne, Lars Eidinger – dont la nudité articulée au côté punk déchaîné a fait la marque de fabrique - et incarne en l’absence de tout costume, un Platonov dépossédé de lui-même, se heurtant à son propre vide intérieur.
Pour une pièce qualifiée d’injouable, d’interminable et d’incohérente, on ne peut que saluer la performance collective, la témérité et le désir de théâtre manifeste qui font de cette traversée de 9h une épiphanie joyeuse, participative et inclusive. Je gage que cette épopée spectaculaire sera considérée, dans quelques années, comme le spectacle fondateur de ces jeunes comédien.nes : preuve que Yuming Hey a du nez et, surtout, beaucoup de talent. Quand le compte à rebours s’est déclenché, dix secondes avant le début du dernier épisode, tout le public s’y est mis : on ne savait plus très bien où l’on se trouvait, mais une chose était évidente : la magie du théâtre avait encore frappé !

Notes
(1) Anton Tchekhov, Platonov, trad. F. Morvan & A. Markowicz, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005.
(2) Ibid., cf. Introduction « D’un échec l’autre », p. 13-49.
(3) Françoise Morvan rappelle qu’il n’existe pas, à proprement parler, de pièce intitulée Platonov, mais un manuscrit (une liasse de onze cahiers) auquel l’auteur apportera au fil des années de multiples corrections, de sorte qu’il est très difficile d’établir une version stable du texte.