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Quand le théâtre investit l’institution judiciaire au cri de « Tournez manège ! » : À la barre, Ronan Chéneau & Steeve Brunet

  • Photo du rédacteur: Delphine Edy
    Delphine Edy
  • 10 juil.
  • 5 min de lecture
A la barre, Ronan Chéneau / Steeve Brunet © Arnaud Bertereau
A la barre, Ronan Chéneau / Steeve Brunet © Arnaud Bertereau

L’an passé dans le Festival In, Léviathan (Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan) interrogeait le fonctionnement du système judiciaire, notamment celui des procédures de comparution immédiate, en faisant du théâtre un contre-espace susceptible d’imaginer d’autres rituels symboliques. Cette année, dans le Off, Ronan Chéneau et Steeve Brunet (avec la compagnie du P’tit Ballon), nous placent À la barre, ou plus exactement derrière la barre, dans la salle d’audience Voltaire du Palais de justice d’Avignon (lequel a accueilli le très médiatisé procès Pélicot). Les affaires d’agressions sexuelles et viols défilent à un rythme effréné. 


*****


Rendez-vous était pris devant la Manufacture à 11h. Là, un cortège s’est formé pour se rendre à pied jusqu’au palais de justice d’Avignon, à quelques centaines de mètres de là. Au préalable, une boîte avait circulé pour déposer objets contondants et autres armes à feu : seuls des couteaux suisses y furent déposés. Passer des portiques de sécurité pour entrer au théâtre est une première ; s’asseoir dans une salle s’audience pour assister à un spectacle en est une autre. Les comédien.nes nous attendent, ils nous indiquent les places vacantes. Nous sommes trop nombreux.ses. Certain.es resteront debout au fond de la salle. 


Pas de noir. Pas de rideau. Juste un homme, en civil, qui s’avance à la barre. Dos à nous, regardant en direction de la place du président restée vacante, il commence : « Tous les jours en France, il y a un raz de marée. […] Au moment où ces lignes s’écrivent, et donc ces mots que je vous dis, en tant que comédien, un certain 22 février 2024, ce jour-là, déjà vingt-huit femmes sont mortes tuées par leurs conjoints ou ex-conjoints depuis le 1er janvier ». Adrien Vada Djerbetian donne le ton. Le théâtre s’invite au tribunal, mais sans ses artifices : pas d’effets de lumière, pas de scénographie, tout réside visiblement entre les mains des acteur.ices. Si ce n’est qu’il y a des écrans de télévision dans la salle. Seuls deux d’entre eux sont allumés, mais ils nous donnent accès aux points qui, sinon, resteraient aveugles, notamment « à la barre ». L’institution judiciaire s’est dotée de moyens techniques permettant un pas de côté, un autre point de vue sur le réel, lequel se trouve regardé sous toutes ses coutures.


Steeve Brunet s’avance à son tour, donne la réplique à son partenaire de jeu. Leurs analyses font suite aux faits et statistiques d’agressions sexuelles accumulées. Il existe selon eux un biais de genre : jamais les femmes ne réagiraient comme les hommes, si le raz de marée était provoqué par des femmes. Tout en continuant à parler, Adrien Vada Djerbetian entre dans l’espace de la cour, il en fait le tour et s’installe à jardin. Il actionne une sonnerie, celle, « classique », qui marque le début et la fin d’une audience. 


Les comédiennes font alors leur entrée, l’accusée se place à la barre, l’autre, face à nous, présente le métier d’avocate générale (c’est ainsi qu’on la nomme aux Assises, sinon on dit procureure). Puis, elle expose factuellement sa fonction et le fonctionnement de cette salle d’audience. Enfin, d’un geste très théâtral, elle enfile la longue robe noire aux simarres et revers de manches noirs, dotée d’un rabat blanc, et prend place. Ce sera ensuite l’entrée de Madame la Présidente, de l’avocate de la défense, sonnerie : la première affaire commence. 


S’enchaînent alors différentes affaires : des cas historiques (on reconnaît des noms : l’avocat général Luc Frémiot, l’accusée Alexandra Guillemin…), des affaires emblématiques, permettant de prendre la mesure du système de domination des hommes sur les femmes, des différentes formes d’emprise, de la fragilité de la notion de consentement. Aucune affaire n’est traitée dans son ensemble, ce sont toujours des fragments, des éclats de réel – allant du harcèlement sur le lieu de travail, et des agressions dans le couple ou la famille, aux violences sexuelles et aux viols. Des moments plus didactiques permettent d’éclairer rôles, codes et histoire du complexe travail des magistrat.es et avocat.es. Pour celles et ceux qui ont eu l’occasion d’assister à des audiences sur des thématiques similaires, force est de constater qu’il n’y a rien de fictionnel dans l’écriture de Ronan Chéneau, la langue est précise et acérée, les situations claires et efficaces : on s’y croirait ! Il faut dire que comédien.nes et metteur en scène ont regardé des documentaires, réalisé des entretiens, assisté à des audiences…, ils ont mené un vrai travail de terrain.


A la barre, Ronan Chéneau / Steeve Brunet © Arnaud Bertereau
A la barre, Ronan Chéneau / Steeve Brunet © Arnaud Bertereau

Mais à ces moments documentaires, où les présent.es retiennent leur souffle, s’articulent de vrais moments de théâtre. Lorsque la présidente se lance dans l’énumération des violences subies par l’épouse d’un accusé, une autre voix vient s’intercaler :


Présidente [Anne] – Un traumatisme de la mandibule.


Greffier [Adrien] – Pascale…


Présidente [Anne] – Traumatisme au niveau de la pommette.


Greffier [Adrien] – Samira, 38 ans…


Présidente [Anne] – De la face postérieure de l’épaule droite.


Greffier [Adrien] – Sacha, 27 ans…


Présidente [Anne] – De la région thoraco-abdominale


Greffier [Adrien] – Patricia, 49 ans, infirmière…



Cette voix – celle d’Adrien qui n’est alors plus greffier – arrive d’ailleurs ; elle s’évertue à nommer, pour ne pas oublier les victimes, laisser une trace, et rompt ainsi l’illusion théâtrale, en créant une polyphonie donnant accès à la dimension universelle de ce projet. Cette parole quasi mythique se fait l’écho de l’oralité des débats dont il sera question juste après : la justice se rend oralement, même s’il y a des dossiers papier, des preuves, des archives. La parole judiciaire est performative, comme celle du théâtre. 


Par ailleurs, les cinq comédien.nes incarnent toutes les fonctions. Comme sur un carrousel, à chaque sonnerie, ils entrent dans un autre rôle, comme s’ils changeaient de cheval en bois ; le rythme accélère encore. Par moment, les acteur.ices judiciaires débordent de leur rôle : l’envie d’en découdre avec un accusé est plus forte, tout comme le désir de citer des femmes engagées, Virginie Despentes, Mona Chollet… Il est visiblement difficile de rester à sa place, une manière de rappeler que les magistrat.es sont aussi des êtres humains et donc faillibles. Et, au théâtre, il est possible de faire dérailler le système. À un moment, la machine judiciaire s’emballe, la sonnerie retentit à un rythme frénétique. Les magistrat.es n’ont plus le temps de rien : ça court, les numéros de dossiers s’enchaînent, les boîtes à archives s’empilent sur le bureau de la présidente jusqu’à dégringoler, l’avocate générale n’a plus que le temps de jeter les pochettes colorées de chaque dossier par-dessus son épaule et finira même par tenter de les avaler. Nous voilà plongés chez Beckett, au cœur d’une farce dérisoire où la justice n’a plus le temps de rien, bousculée par la société qui s’invite bien trop fréquemment en son sein. Tournez manège ! Le cycle de la justice semble inarrêtable, en pleine accélération, ça se répète à l’infini…


La pièce se termine sur une note d’espoir. Peut-être pourra-t-on un jour imaginer une société plus égalitaire entre hommes et femmes et donc plus juste.  Peut-être même qu’il sera possible de se « raconter des histoires pour notre plaisir ». Mais pour le moment, il s’agit de raconter pour interroger nos représentations, pour investir un terrain laissé bien trop souvent à l’extérieur, alors que la justice est l’affaire de toutes et tous. Comme le théâtre, la justice devrait être populaire, un forum démocratique, comme dans l’Antiquité. Bien sûr, se confronter au réel – notamment au prisme de ces affaires judiciaires en lien avec les violences sexistes et sexuelles – est insupportable, mais c’est aussi absolument nécessaire pour le regarder en face et décider individuellement et collectivement de le changer. Faire le procès du patriarcat pour transformer cette énergie collective en engagement citoyen. Voilà le programme de cette équipe artistique exceptionnelle ! 


La présence de Jean-Philippe Lejeune, président du tribunal d'Avignon, a donné à cette première un caractère éminemment singulier. À l’issue du spectacle, il a notamment rappelé que « l’institution judiciaire doit faire mieux » et remercié les associations féministes qui favorisent les nécessaires évolutions de la justice, en œuvrant à l’avancée de la société. Merci Monsieur le Président ! 



C’est à voir tous les jours à la Manufacture à 11h et à 15h, du 8 au 18 juillet (relâche les 12, 23 et 14). 


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